Du jugement prothétique a priori

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Du jugement prothétique a priori
 
Conférence au séminaire « Les supports de la mémoire »
 
Laboratoire COSTECH, équipe PHITECO
(philosophie, technologie, cognition)
 
1994
 
Bernard Stiegler
 
 
 
Ce séminaire vient en quelque sorte conclure une série entamée il y a trois ans, au cours de laquelle nous avons systématiquement tenté
1. de poser des questions cognitives du point de vue de la mémoire extériorisée, artificielle, technique, Bruno Bachimont dirait artéfactuelle, et
2. d'ébranler, depuis cette perspective, l'opposition entre individuel et collectif. Les réflexions de Charles Lenay sur les SMA, nos collaborations avec Jacques Ferber et Jean-Pierre Poitou, les travaux de Véronique Havelange sur Dilthey et l'herméneutique, nos échanges avec Jean-Michel Salanskis, le point de vue autopoïétique du couplage et l'attention au vivant étant toujours étroitement tenus par John Stewart, tout cela contribuait à cette tentative en véritable coopération.
Autrement dit, c'est en interrogeant la mémoire que Hegel disait déjà objective (cf l'Encyclopédie ) que nous tentions aussi de dépasser les points de vue méthodologiques individualistes, qui dominent aujourd'hui encore la scène scientifique, ou holistes, qui dominaient les années 60 et 70 - deux hégémonies surcodées par des idéologies politiques.
 
*
 
Le séminaire de cette année forme avec les trois qui l'ont précédé une série
. en récapitulant réflexivement le parcours effectué
. et en y ajoutant la question de l'action .
Nous tentons en quelque sorte de "capitaliser" nos réflexions sur ce que veut dire "capitaliser", car interroger la mémoire individuelle et collective, c'est aussi penser la capitalisation - et il y aurait beaucoup à faire aussi du côté de l'économie politique sur ce sujet. Mais nous tentons de le faire en ouvrant une nouvelle question, et c'est en fait un pivot vers de nouveaux objets de pensée que nous tentons ainsi de constituer. Charles Lenay, avec son projet de recherche sur les couplages sensori-moteurs d'après les travaux de Paul Bach y Rita est l'architecte et l'accélérateur de ce passage et de cette ouverture. Bien sûr, la question de l'action était déjà dans les séminaires précédents, mais nous ne l'avions pas encore thématisée pour elle-même.
Nous voulions donc faire le point, marquer un temps fort, revenir sur des questions déjà abordées, affiner nos hypothèses, et ouvrir notre débat à de grands partenaires avec qui jusqu'alors nous entrions en relation principalement par l'intermédiaire de cette interobjectivité que l'on trouve dans les bibliothèques, les revues, etc.
Nous venons de passer au stade d'une interaction cadrée - ce qu'est un séminaire. Une interaction cadrée par le programme, cadrée aussi par le travail antérieur, que tout le monde ici ne partage pas également, et cadrée finalement par divers artefacts que je n'ai pas le temps de détailler - dont cet agenda qui est dans vos sacs et pour lequel j'avais proposé une petite phénoménologie voici trois ans.
Mais c'est surtout dans cette situation d'interaction cadrée en présence d'interlocteurs qui jusqu'alors contribuaient à cadrer, peut-être sans le savoir, les interactions précédentes, sans être physiquement présents en personnes, c'est surtout dans cette nouvelle situation que ce séminaire, qui concerne ce que l'on appelle les cognitions ou actions situées, est pour nous un grand moment : pour la première fois, nous avons la joie d'y accueillir quelques personnalités bien connues pour leurs talents et leurs audaces, dont nous nous disions depuis des années qu'il fallait que nous entrions avec elles en discussion directe, et en particulier, Michel Callon, Sylvain Auroux et Bruno Latour.
J'espère que par ce séminaire au moins, auquel ils assisteront plus tard, par objets éditoriaux interposés, nous les avons déjà convaincus que nous sommes avec eux en proximité, que nous partageons des points de vue souvent proches, précisément sur ces questions de mémoire objective, d'interobjectivité, de cognition et d'action situées, tout en ayant les uns et les autres nos singularités, nos différences et même nos franches oppositions. C'est que l'affaire est complexe.
Je voudrais vous donner mon point de vue sur cette complexité.
 
*
 
Je voudrais le faire d'abord en évoquant dans le temps dont je dispose les plus grandes lignes de notre parcours, puis en focalisant sur quelques points qui m'occupent plus particulièrement.
 
L'épistémogenèse est sociogénétique, et la sociogenèse est technogénétique.
 
Tels étaient le point de départ et le titre du premier projet qui a constitué la division de recherche PHITECO (Sociogenèse et technogenèse des connaissances ), que j'ai rédigé en 1991. Il reste actuellement l'intitulé global de notre projet commun.
Et il pose que la connaissance est partage, c'est à dire mémoire, héritage et transmission. Il suppose que l'étude de la connaissance est nécessairement aussi, et peut-être même d'abord, l'étude des techniques de transmission des savoirs; qui sont aussi les conditions de leur élaboration . Techniques qui mettent en oeuvre des supports dont les spécificités doivent être très attentivement étudiées, et qui opérent au sein d'un complexe de mémoires qui sont à la fois "mortes", c'est à dire artificielles, techniques, et vivantes, individuelles et collectives.
Aucune des instances du complexe de mémoires au sein duquel les connaissances et les savoirs s'élaborent ne peut être appréhendée isolément.
Et ce sont les supports de mémoire morte qui constituent et métastablisent la relation entre le psychique et le collectif.
Ce qui nous intéresse, c'est la relation du mort, de l'inerte, de l'inorganique organisé qu'est un support technique, et du vif, c'est à dire de l'organique organisateur de l'inerte qu'est l'artefact technique.
Et nous posons que les prothèses, mnémotechniques, comme un livre, ou seulement techniques, comme un silex taillé, un chemin, un objet du monde en général, ces prothèses devant être pensées au sein d'un processus d'évolution globale d'un système technique lui-même inséparable de ce que Gille nommait les "autres systèmes", ces prothèses constituent un processus.
Ce processus n'est pas seulement un complexe : il est compliqué, j'entends par là en relations de co-implications, de complicité [1] aussi bien, avec tout ce qu'il y a de connotations affectives dans ce mot - un processus qui engendre des phénomènes de subjectivation, ou, pour parler comme Simondon, d'individuation psychique et collective.
Les techniques appartiennent à un complexe dont elles sont des éléments originairement constitutifs et où aucun terme (mort, vif, individuel ou collectif) ne peut réduire l'autre, la relation dans son ensemble étant transductive , là encore au sens de Simondon : une relation qui constitue ses termes.
Et nous ajoutons : cette subjectivation est interprétation , et en tant que telle, anticipation et temporalité . Elle est toujours en effet interprétation du passé, c'est à dire de la mémoire de "ce qui s'est passé" - ce qui vient tout juste de se passer aussi bien que ce qui s'est passé depuis "l'origine".
Ce qui s'est passé, c'est au sens le plus général ce qui n'est plus présent. C'est par exemple quelqu'un que l'on a rencontré hier et qui, aujoud'hui, n'est plus présent. Or, cela, ce qui n'est pas présent, c'est ce qui manque aux babouins, qui vivent dans le présent-immédiat-de-tous, dans le présent au sens de ce qui n'est pas absent :
 
La sociologie des singes se présente comme l'exemple extrême de l'interactionisme, puisque tous les acteurs sont co-présents et s'engagent, face à face, dans des actions dont la dynamique dépend, en continu, de la réaction des autres. Paradis de l'interactionisme, elle l'est en un autre sens, puisque la question de l'ordre social ne semble pas pouvoir être posée, chez les singes, autrement que comme la composition progressive des interactions dyadiques, sans effet de totalisation, ni de structuration. Bien qu'il s'y déroule des interactions complexes, il ne paraît pas que l'on puisse dire qu'ils vivent "dans" une société, ou qu'ils élaborent une structure sociale. [2]
Alors que l'interaction, chez les singes, construit de proche en proche toute la vie sociale, on ne peut jamais la considérer, chez les humains, que comme une catégorie résiduelle. … Il faut bien réduire … la relation afin qu'elle ne mobilise pas, de proche en proche, toute la vie sociale à laquelle elle finirait, sans cela, par devenir co-extensive. C'est seulement en l'isolant par un cadre que l'agent peut interagir avec un autre agent, face à face, en laissant au dehors de ce cadre le reste de leur histoire ainsi que leurs autres partenaires.
 
Il y a donc une membrane, qui cadre l'interaction. Elle est matérielle et objective.
 
On dit, sans y regarder de trop près, que nous interagissons face à face. Certes, mais l'habit que nous portons vient d'ailleurs et fut fabriqué il y a longtemps; les mots que nous employons n'ont pas été formés pour la situation; les murs sur lesquels nous nous appuyons furent dessinés par un architecte pour un client et construits par des ouvriers, toutes personnes aujourd'hui absentes bien que leur action continue à se faire sentir. La personne même à laquelle nous nous adressons provient d'une histoire qui déborde de beaucoup le cadre de notre relation. De plus, elle n'est pas forcément présente dans l'interaction, non seulement parce qu'elle peut avoir "l'air absent", mais parce qu'il peut s'agir du masque d'une fonction définie ailleurs et par d'autres. [3]
 
On voit ici que les objets constituent une histoire ou plutôt un réseau d'histoires, "échevelé, multipliant des dates, des lieux et des personnes fort divers".
L'absent est toujours, en quelque manière, en fin de compte, le passé. Il est notamment ce passé par lequel - en tant que "ce qui s'est passé", comme événement, - le représentant de cet événément est justement devenu son représentant, s'est constitué comme son représentant, et par lequel il s'inscrit et peut être rappelé, toujours déjà à la fois psychiquement, objectivement et socialement.
Par là, on peut désigner le souvenir en général. C'est à dire le souvenir psychique, subjectif, ou objectif. Le souvenir en général, en tant que ce qui intervient dans l'interaction cadrée, ne peut se constituer que s'il existe la possibilité de représentants prothétiques de ce qui s'est passé. Ces représentants peuvent être des mots, et plus généralement des signes et des symboles, ou des choses, qui font elles mêmes toujours en quelque manière office de signes ou symboles, parce qu'inscrites dans un système de renvois, et un complexe de choses nommé le monde.
L'élaboration de souvenirs, notamment les souvenirs psychiques, suppose ici, en tant qu'ils participent originairement à une interaction cadrée, des souvenirs objectifs : des choses en tant qu'elles représentent des situations passées, des événements du passé, qu'il s'agisse d'un passé que j'ai vécu, qui m'est personnellement arrivé, ou d'un passé dont j'hérite, et qui, en ce sens, est bien mon passé, sans que pour autant je l'aie vécu. Cette question du non-vécu est capitale.
Mais à cet égard, toutes les choses et toutes les techniques chosiques, mortes, ne sont pas également en mesure de représenter la vie passée, la vie devenue morte. Par exemple, l'écriture et en particulier l'écriture alphabétique permet un accés au passé non-vécu qu'aucune autre technique avant elle ne rendait possible, pas plus que les techniques de représentation picturales ne sont comparables à la technique photographique.
Lisant à haute voix un écrit, qu'il soit de Platon, mort depuis longtemps, ou de Latour, encore vivant et parmi nous, mais que j'ai lu hors de sa présence, lisant Platon ou Latour tandis que la distance dans le temps et dans l'espace est ici égale, annulée, je n'interroge pas la fiabilité de ce qui est absent et cependant représenté, cadrant ma situation. Je ne me demande pas : suis-je bien sûr d'avoir ici affaire à la pensée de Platon pourtant mort et enterré ou à celle de Latour, absent ? Je crois , et je crois d'emblée avoir affaire à ces pensées, quoi qu'il puisse en être de la possibilité effective qu'il y ait eu coquilles typographiques ou interpolations. Concernant Platon, très éloigné en effet, c'est l'affaire de la philologie que d'établir l'authenticité des sources; celles-ci étant établies, je ne doute pas d'avoir accès, comme étant-là , à la pensée ortho-graphiée de Platon, aussi bien que de Latour en son absence, l'une et l'autre s'étant constituées dans la possibilité même d'une telle re-constitution après-coup.
Une telle prothèse fait que l'absent qui contribue à cadrer du même coup de manière décisive la situation se présente ici tout à fait singulièrement, d'une façon qui seule autorise un certain type de cumulativité du savoir : celle-là même que Husserl considérait comme la condition de la communautisation propre aux savoirs rationnels, qu'il considérait être aussi des savoirs idéaux.
Une telle prothèse, je la nomme orthothétique, c'est à dire : posant exactement ce qui s'est passé, de telle manière qu'il peut être exactement re-présentifié. [4]
Et une telle prothéticité conditionne totalement le processus d'individuation qui commence avec ce que l'on appelle l'histoire.
Car dans la mesure où le processus de subjectivation, d'emblée individuel et collectif, psycho-social, est essentiellement la manière dont une identité constituée par son passé, sa mémoire, accède à ce passé et à cette mémoire de sorte que, les inteprétant, il s'ouvre un avenir comme on se fraye un chemin dans l'inconnu, les conditions techniques, objectives, chosiques dans lesquelles on accède à son passé sont au coeur même du processus d'individuaiton et de ce que Véronique Havelange nommerait l'activité herméneutique.
Le "passé" dans son ensemble, vécu et non-vécu, objectif et subjectif indissolublement, d'emblée individuel et collectif du même coup, est ce qui a constitué l'identité à laquelle ce passé est arrivé, soit directement, soit à travers des représentants hérités (par exemple un langage, un nom propre, etc., que je traite ici comme des prothèses parmi d'autres, en ce qu'ils sont extériorisés - et je vais revenir sur ce point). Or, cette identité est justement ce qui est et reste en cours de subjectivation, et la subjectivation de l'identité a lieu comme interprétation du processus de subjectivation lui-même - interprétation effectuée du point de vue local de l'identité dont il s'agit. Bref, cette "identité" s'interprète elle-même, c'est à dire qu'elle se différencie, qu'elle s'individue, qu'elle croît, ou qu'elle décroît, qu'elle est dans le devenir et le temps, qu'elle est auto-affectée comme diraient encore les philosophes. Mais elle ne s'auto-affecte qu'à travers une hétéro-affection, car elle est auto-affectée par sa finitude qui est sa temporalité et sa spatialité d'objets qui constituent un topos, un cadre de l'interaction, mais aussi un temps, temps et topique qui se conjuguent en un lieu ou l'identité a lieu, ou l'individuation s'accomplit.
Cette auto-interprétation s'accomplit toujours, quoique la plupart du temps sans que ce soit remarqué, à travers les prothèses en tant que seules celles-ci donnent accès, selon des modalités chaque fois singulières et qu'il faut étudier en propre, au passé en quoi consiste l'identité, c'est à dire à ce qui est absent pour cette idnetité mais qui la constitue, comme avoir-été-vécu ou comme avoir-été-hérité, c'est à dire non-vécu; identité qui est donc toujours inachevée, en cours de définition, parce qu'en équilibre irréductiblement métastable, c'est à dire provisoire.
Cette situation de représentation nécessairement prothétique des absents, qui cadrent la situation en constituant le passé, lui-même constituant de l'identité en cours d'individuation, résulte de ce que décrit Bruno Latour lorsqu'il demande : "Ce que les corps ne parviennent pas à stabiliser, comment le seul cerveau le pourrait-il ?" J'appelle cela la finitude rétentionnelle  constitutive de la mémoire humaine, que je caractérise en conséquence comme défaillance. La chanson de l'humanité, c'est
 
J'ai la mémoire qui flanche
Je m'souviens plus très bien
 
Situation que j'ai aussi analysée comme épimétheia , car ce Titan, Epiméthée, est précisément l'oublieux que prothétise Prométhée, et c'est le mythe d'origine de ce que les Grecs appellent les mortels, c'est à dire nous-mêmes.
Et c'est en conséquence de cette défaillance qu'il faut pouvoir
 
décaler, disloquer, déhancher, déléguer l'interaction présente afin de la faire reposer provisoirement dans autre chose, en attendant de la reprendre. … Il faut que [les symboles] soient tenus par autre chose que la mémoire, ou l'esprit, ou le cerveau nu des primates.
 
C'est parce que les sciences cognitives ne savent pas penser cette défaillance, et ne voient aucun problème dans le fait que le ruban de la machine de Turing soit infini, qu'elles ne peuvent pas rendre compte du phénomène complexe et compliqué de la cognition.
La technique est déjà en ce sens - mais je vais en ajouter un autre - un support de mémoire. Parce que le cerveau ne suffit pas à mémoriser et à cadrer une interaction qui doit être limitée également pour que puissent se constituer des groupes dans le cadre où se constitue l'individuation à la fois psychique et collective, il n'y a mémoire que parce qu'il y a des absents dans la situation, c'est à dire du passé. Mais comme il n'y a de passé que pour un présent et un avenir, la question est le temps : le temps comme processus d'individuation d'emblée techno-psycho-sociale.
Le support est donc la condition d'élaboration du savoir, et non seulement de transmission, le savoir ne se supporte pas tout seul, et condition doit être pris ici au sens où l'on parle aussi de la "condition humaine", voulant par là désigner ses limites et sa finitude.
C'est Kant qui ouvre à la pensée de cette finitude. Mais chez lui, la condition d'élaboration du savoir en général est transcendantale. Est dit transcendantal le jugement synthétique a priori qui est la condition du savoir. Est dite transcendantale la condition de possibilité de l'expérience, qui n'est donc pas elle-même de l'ordre de l'expérience.
En posant que les techniques de transmission sont une condition préalable à toute forme de savoir, nous demandons si celles-ci, qui sont matérielles et en ce sens semblent bien relever de l'expérience, nous demandons si ces techniques, dès lors qu'elles sont prises en compte dans le processus de l'épistémogenèse, n'affectent pas la question kantienne de la synthèse et des conditions de possibilité de l'expérience.
Si je tiens à cette question philosophique de la synthèse a priori, pour des raisons sur lesquelles je m'expliquerai tout à l'heure plus en détail, je ne me satisfais pas de la réponse kantienne - qui évacue d'ailleurs, en tentant de régler le cas de Leibniz, la question que ce même Leibniz adressait à Descartes, à savoir que, la mémoire de l'ego étant finie, elle ne peut se passer d'une prothèse (c'est ma lecture, ce n'est évidemment pas ainsi que s'exprime Leibniz lui-même) :
 
La faiblesse de l'esprit humain, née du défaut de l'attention ou de la mémoire, ne peut jamais être supprimée. Le vice radical de l'évidence est d'être une vision, et non pas une opération. Le rêve même est évident. [5]
 
Ceci est la paraphrase de Belaval.
C'est aussi dans les analyses que j'ai faites à partir de Leroi-Gourhan que j'ai tenté de montrer que le défaut est ce qui caractérise l'humain. C'est parce qu'il est essentiellement défaut de mémoire que nous l'expérimentons essentiellement comme finitude rétentionelle.
C'est en dénonçant cette carence cartésienne - oublier que l'âme est oublieuse et que cela fait problème quant au jugement d'évidence - que Leibniz en vient à dire que la pensée doit être opération, qu'elle repose sur l'opération, et non seulement sur la vision. Et c'est pourquoi, avec d'autres motifs issus des mathématiques et de la combinatoire, il traitera de la Caractéristique et de l'Encyclopédie en s'intéressant de très près à la matérialité des bibliothèques.
Chez Kant, disais-je, les conditions de possibilité de l'expérience et des savoirs qui reposent sur elle, car ils sont savoirs d'être finis, sensibles, cadrés par les formes pures de l'espace et du temps, consistent d'abord en ceci qu'il y a du synthétique a priori. Chez nous, si je puis me permettre de parler à la première personne d'un pluriel,
 
il y a de la synthèse parce qu'il y a de la prothèse a priori.
 
Car qu'est-ce qu'une prothèse, sinon une synthèse ? Une prothèse est un organe synthétique : de l'inorganique organisé.
En disant qu'il y a de la prothèse dans la synthèse, nous posons qu'il y a d'emblée de l'interobjectivité dans ce qu'il faut nommer, non pas l'intersubjectivité, laquelle suppose que des sujets qui se constituent isolément s'agrègent par après pour former une collectivité de sujets, mais le trans-individuel . En ce sens, interobjectivité rappelle peut-être un peu trop intersubjectivité, et reste dans l'opposition classique du sujet et de l'objet. De même que Simondon propose transindividuel, il faudrait parler peut-être de "trans-objectivité " dans la transindividuation, car un objet seul n'est rien, il n'est un objet que dans système technique (Gille) formant un monde d'objets (Heidegger) pour des êtres psycho-sociaux qui ne sont pas eux-mêmes simplement objectivables, parce qu'ils sont individuation, métastabilité, c'est à dire inachèvement structurel, et structurellement pris dans un processus herméneutique - vivants, organiques, tandis les objets qui relient individuel et collectif sont inertes, inorganiques, quoique, cependant, organisés.
Tout se passe entre mort et vif.
 
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Si je parle de Leibniz, de Kant, vieux ancêtres, mais aussi de Leroi-Gourhan et de Simondon, ancêtres beaucoup moins vieux, beaucoup moins étudiés aussi, bien à tort selon moi, et très présents, je crois, aussi absents qu'ils paraissent aujourd'hui, si j'en parle, c'est parce que nous parlons ici de mémoire, et que l'on parle aujourd'hui beaucoup de mémoire dans le monde, au moment même où la mémoire n'est pas son fort, à ce monde là. Ce qui est paradoxal puisqu'il multiplie les technologies de la mémoire, et a fait de la mémoire un objet d'activité industrielle de tout premier plan aussi bien numérique qu'analogique, avec les grands médias, et même biologique, car les biotechnologies sont de la mémoire vivante synthétique et industrielle.
Or, ce monde si préoccupé de mémoire fait comme si des siècles de réflexion sur la mémoire et la pensée n'avaient pas existé. Il oublie la plupart des réflexions sur la mémoire. Il y a à cela toutes sortes de raisons. Parmi elles, il y a sans doute que l'on veut rompre avec un oubli constitutif de ces travaux anciens sur la mémoire : l'oubli de la technique . Tout se passe alors comme si, pour tenter de ne pas oublier la technique, on oubliait ce qui avait été pensé de la mémoire en oubliant la technique. Il y a là quelque chose qui ne va pas, une faiblesse, un défaut de mémoire - dont Leibniz et en un autre sens Epiméthée posent qu'il est irréductible, ce défaut, mais qu'il vaut mieux, néanmoins, que nous fassions tout ce que nous pouvons pour ne pas l'oublier.
En fait, la question serait peut-être de rendre compte de la manière dont cet oubli est actif, et même, est action, et en quoi il peut nous affecter encore, nous qui voulons ou croyons lui échapper en le nommant.
Cet oubli, c'est celui du support. Le support de la mémoire s'oublie d'autant plus aisément qu'il lui est essentiel, tout comme l'eau est si élémentaire pour le poisson, c'est bien le cas de le dire, que l'eau est la seule chose que le poisson ne peut pas voir. [6]
Le support, cependant, est une très vieille question : car on peut traduire hypokeimenon proton  par "support primordial". La manière présocratique de penser le support, c'est l'élément : eau, feu, etc.
Puis l'hypokeimenon devient, dans la réflexion non plus sur la physis , mais sur le logos , le support des prédicats, c'est à dire le sujet de l'énoncé; C'est le moment platonicien.
Puis le sujet devient non plus ce qui supporte les prédicats dans la proposition logique, mais le sujet qui énonce, le sujet de l'énonciation, celui qui dit, à travers Descartes : cogito ergo sum . Qui ne peut pas encore dire : cogito ergo sumus .
Je n'entrerai pas dans l'histoire compliquée de ce cogito, qui se dialectise et énonce des propositions spéculatives avec Hegel, qui devient sujet producteur, c'est à dire pour la première fois politico-technique, avec Marx, qui s'incorpore avec Nietzsche, mais je constate qu'au 19è se met en place un processus de matérialisation du support pensant, et que même si Husserl passe pour un penseur de l'ego transcendantal qui ferait retour vers un cartésianisme rénové, il est en fait celui qui dit aussi, et sans conteste le tout premier, cogito ergo sumus , puisqu'il découvre à la fin de son parcours non seulement l'alter ego et l'intropathie, mais deux autres choses encore :
1. que la science est partage d'un savoir constitué par un Nous transcendantal;
2. que ce Nous suppose l'existence d'abord de ce qu'il nomme des objets investis d'esprit, ensuite de l'écriture en tant que telle, lorsqu'il s'agit du Nous de la géométrie en tout cas.
J'ai tenté d'ouvrir un débat avec l'oeuvre de son successeur, Heidegger, sur ce point. Heidegger dont le propos sur la technique est plus complexe qu'il n'y paraît. Quoi qu'il en soit, c'est aussi à travers lui que le 20è siècle est sans conteste ce qui découvre l'irréductibilité du support technique, celui-là même qui faisait parler Jean Hyppolyte d'un "champ transcendantal sans sujet".
Une vieille histoire donc. Mais le moment décisif vient au 20è siècle de l'anthropologie. Où l'on voit que la question du support, c'est d'abord celle de l'extériorisation originaire décrite par Leroi-Gourhan. Processus paradoxal, puisque
1. Leroi-Gourhan ne dit en effet rien de moins que ceci: c'est l'outil, c'est-à-dire la technique  qui invente l'homme, et non l'homme qui invente la technique. Ou encore : I'homme s'invente dans la technique en inventant l'outil - en s"'extériorisant" technologiquement. Or,
2. I'homme est ici l"'intérieur". En effet, il n'y a pas d'extériorisation qui ne désigne un mouvement de l'intérieur vers l'extérieur. Cependant, I'intérieur est inventé par ce mouvement : il ne peut donc pas le précéder. L'intérieur et l'extérieur se constituent par conséquent dans un mouvement qui les inventent à la fois l'un et l'autre : dans un mouvement où ils s'inventent l'un en l'autre, comme s'il y avait une maïeutique technologique de ce que l'on appelle l'homme.
De ce point de vue, on doit dire que l'intérieur et l'extérieur sont la même chose, que le dedans est le dehors, puisque l'homme (l'intérieur) est essentiellement défini par l'outil ( l'extérieur). Mais il y a deux pôles et il s'agit d'un processus, De fait, il s'agit bien d'une relation transductive que travaille une tension, le déphasage que Simodon met au coeur de tout processus d'individuation. Ce déphasage, c'est celui qui, entre le mort et le vif, est constitué par la finitude rétentionnelle. Dont résulte l'interobjectivité des supports.
En fait, cette relation transductive est un couplage sensori-moteur, comme dirait Lenay.
Mais il faut alors rendre compte du rapport qui se noue ainsi entre le biologique et le technologique, et je conclurai sur cette question.
L'"extériorisation", c'est d'abord, quant aux nouveaux processus d'individuation qu'elle permet (nouveaux par rapport à l'animalité), celle de la mémoire. Ou plutôt, pour la raison que l'on vient de voir, c'est l'apparition d'une nouvelle couche de mémoire, puisqu'on ne peut finalement pas parler d'extériorisation. Nouvelle par rapport à quelles autres types ou couches de mémoires ? C'est ce que nous allons voir pour finir.
S'il est vrai que depuis la biologie moléculaire, le vivant sexué est défini par la mémoire somatique de l'épigénétique et la mémoire germinale du génétique, lesquelles, par principe, ne communiquent pas entre elles (ce qui consacre Darwin contre Lamarck), le processus d'extériorisation est une rupture dans l'histoire de la vie dont résulte l'apparition d'une troisième mémoire que j'ai appelée épiphylogénétique. La mémoire épiphylogénétique, essentielle au vivant humain, est technique : elle inscrite dans le mort, dans l'interte qui, en tant que travaillé et organisé, est une trace de vie passée. C'est une rupture avec la « loi de la vie » en ceci que, compte tenu de l'étanchéité entre somatique et germinal, l'expérience épigénétique d'un animal est perdue pour l'espèce lorsqu'il meurt, tandis que dans la vie qui se poursuit par d'autres moyens que la vie, l'expérience du vivant, inscrite dans l'outillage (dans l'objet en tant qu'inorganique organisé), devient transmissible et accumulable : c'est ainsi que se constitue la possibilité d'un héritage . Et que des absents, morts ou vifs, soient présents dans la situation.
Il ne faut pas parler d'extériorisation ni d'intériorisation, mais de négociation et d'ajustement. Il y a dans cette relation, parce qu'elle est transductive, deux pôles irréductibles, l'un ne peut rien sans l'autre, la variation de l'un affecte celle de l'autre, le technique est un milieu vital auquel le vif s'ajuste, et je ne dis pas simplement "s'adapte", car il se l'approprie, ce qui n'est pas à proprement parler une intériorisation, mais une double altération et une double modification relevant d'un seul processus transductif.
Et ici, je vous propose une dernière citation de Bruno Latour :
 
On ne peut faire avancer la théorie sociologique, si l'on doit choisir de commencer par l'existence substantielle soit de l'action individuelle, soit de la structure. Mais, plus curieusement, on ne peut la faire avancer non plus si, en voulant être raisonnable, l'on choisit de partir à la fois des deux pôles opposés de l'acteur et du système pour imaginer ensuite des formules intermédiaires d'arrangement. [7]
 
Et il ajoute en note :
 
C'est la limite des solutions dialectiques comme celle de Bourdieu … ou plus récemment de Erhard Friedberg (1993), Le pouvoir et la règle. Dynamiques de l'action organisée, Paris Le Seuil. La dialectique a toujours l'inconvénient d'entourer le problème à résoudre et de le rendre plus difficile à traiter, surtout lorsqu'il s'agit, comme ici, de résoudre une contradiction peut-être artificielle.
 
Ce dont il faut partir, c'est de l'interobjectivité qui permet "un travail de localisation et de globalisation".
Mais cela n'est possible que parce que cette interobjectivité constitue, comme mémoire épiphylogénétique, les nouvelles formes d'individuation, indissociables, que sont le psychique et le collectif. L'erreur serait en effet de parler d'un premier moment d'extériorisation, Hegel et Marx auraient dit d'aliénation, puis d'intériorisation qui viendrait boucler et "relever", pour parler encore en dialecticien, le premier moment. Il ne s'agit pas de dialectique, mais de co-individuation. Et il n'y a pas intériorisation, mais interprétation et action dans la tension irréductible du mort et du vif que constitue la relation transductive. Ou si l'on veut, "intérioriser", c'est "s'extérioriser". Un moment ne précède pas l'autre. Il se divise d'emblée, et relève de ce que Freud nommait la projection, qui est la structure élémentaire de l'affect.



 


[1] Et cette complicité est un medium affectif qui est à la base des sentiments d'appartenance, de la constitutions d'affects : cf aussi sur cette question Ch. Lenay.
[2] Bruno Latour, Une sociologie sans objet, (588)
[3] Ibid, (590)
[4] Pour un exposé détaillé de ce thème, cf Stiegler, La technique et le temps : tome 2, la Désorientation , Galilée, 1996
[5] Belaval, Leibniz critique de Descartes , p. (156)
[6] Aristote, Peri Psukhès
[7] Latour, op. cité, p. 595