Les temps de la lecture et les nouveaux instruments de la mémoire

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LES TEMPS DE LA LECTURE
 
et les nouveaux instruments de la mémoire
 
 
Par Bernard Stiegler
 
 
 
Ce texte de 1990 est paru initialement dans un numéro de la revue Autrement consacré aux bibliothèques.
 
 
 
 
 
Le processus de la composition littéraire une fois démonté et remonté, le moment décisif de la littérature deviendra la lecture. L'oeuvre ne cessera pas de naître, d'être jugée, d'être détruite ou sans cesse renouvelée au contact de l'oeil qui la lit; ce qui disparaîtra, ce sera la figure de l'auteur, ce personnage à qui l'on continue d'attribuer des fonctions qui ne sont pas de sa compétence.
 
                                                                                                                                                            Italo Calvino
 
 
 
 
 
 
Célébrant la machine littérature projetée dans son horizon cybernétique, Calvino voit venir le véritable temps du lecteur. N'est-ce pas aussi l'annonce de temps nouveaux pour la Bibliothèque ?
 
Avec l'apparition des technologies analogiques [1] puis numériques [2], les conditions de l'élaboration et de la conservation de la mémoire collective ont connu un processus d'intense évolution, qui se traduit dès à présent par l'introduction de supports de mémoire non-livresques dans des bibliothèques de plus en plus nombreuses, et qui semble avoir aujourd'hui suffisament mûri pour que deviennent imaginables de nouvelles pratiques d'écriture et de lecture. La situation actuelle de certaines bibliothèques, qui seront à l'avenir relayées par la Bibliothèque de France, porte en germe les principales tendances qui caractériseront l'avenir.
Ces tendances germinales sont en rupture par rapport à la figure traditionnelle de la bibliothèque publique qui se dessine après la Révolution Française en relation étroite avec l'institution d'une instruction publique. Deux traits la caractérisent :
. L'accès à la bibliothèque est rendu possible par la mise en place d'un système étatique de qualification à cette technologie de conservation de la mémoire qu'est l'écriture - qualification générale reposant sur l'obligation de scolarité, sur laquelle repose à son tour la forme politique spécifique qu'est la démocratie moderne.
. L'écriture supporte un patrimoine caractérisé comme savoir : ce sont essentiellement des oeuvres (scientifiques, littéraires, philosophiques), et accessoirement des documents, qui constituent les fonds des bibliothèques.
Aujourd'hui et à l'inverse, les bibliothèques
. conservent des supports de mémoire issus des technologies analogiques et numériques d'enregistrement , et non seulement les supports livresques de ce que j'appellerai la technologie littérale - supports qui déterminent de nouvelles conditions d'accès à la mémoire;
. reçoivent de l'information, et non seulement des oeuvres.
 
La bibliothèque est un lieu technologique dans son essence.
L'écriture alphabétique est déjà une technologie de la mémoire. Nous sommes enclins à l'oublier : nous avons fait de cette technique , en tant qu'occidentaux, notre seconde nature , tandis que nous avons par ailleurs tendance à ne voir de la technologie que là où sont visibles des appareils matériels.
La technologie littérale a des caractéristiques bien différentes des technologies analogiques et numériques. En particulier, elle suppose que le destinataire d'un énoncé littéral dispose d'une compétence de lecture et d'écriture. De ce point de vue, il est lui-même un appareil, il est "appareillé" : il accède de lui-même au contenu d'un enregistrement littéral à condition d'avoir passé de nombreuses années à instrumentaliser et en quelque sorte à machiniser le fonctionnement de sa mémoire, s'étant lui-même et pour lui-même tranformé en une sorte d'instrument de lecture. Au contraire, avec les technologies analogiques et numériques, les fonctions d'encodage et de décodage sont déléguées à des machines. Autrement dit, dans la technologie littérale, le destinateur d'un énoncé est aussi l'encodeur de cet énoncé, et le destinataire en est le décodeur.
Avec les technologies analogiques et numériques, destinateur et destinataire ne coïncident pas avec encodeur et décodeur. Qu'est-ce que cela implique, dès lors, quant à la lecture (et à l'écriture) de la mémoire analogique et numérique ? Dans quelle mesure est-elle comparable et incomparable avec la lecture (et avec l'écriture) de la mémoire littérale ? De fait, lorsque la mémoire collective devient analogique ou numérique, les relations entre les énoncés, les destinateurs et les destinataires de cette mémoire se transforment sensiblement. En premier lieu, le public de la "médiathèque" que tend à devenir la bibliothèque paraît pouvoir se dispenser de toute formation spécifique à ces formes de mémoire (et peut-être, au-delà, de ce que l'on appellait une Bildung ), à l'inverse de ce qui caractérise la bibliothèque qui accueille les énoncés de la technologie littérale de la mémoire.
Pourtant, cette situation ne nous paraît pas pleinement rendre compte de ce que peut signifier une lecture de la mémoire analogique et numérique. Autrement dit, décodage et encodage ne recouvrent pas ce que signifient lecture et écriture, non seulement dans le domaine de la technologie littérale, mais aussi dans ceux des technologies analogiques et numériques - même si ces dernières en donnent l'illusion, ce qui rend possible un accès à la mémoire analogico-numérique sans savoir, c'est à dire que de fait, le public actuel d'une médiathèque peut accéder à de tels fonds pourvu que soient mis à sa disposition des appareils de "lecture" (de décodage) sans qu'il dispose nécessairement et du même coup d'une capacité d'écriture analogique et numérique - ce qui n'est pas possible avec la technologie littérale où savoir lire, c'est aussi savoir écrire. On peut alors se demander : une véritable lecture de la mémoire analogique et numérique ne serait-elle pas fondée dans la possibilité ouverte de son écriture, ouverture qui en constituerait le seul horizon authentique ?  
Quoi qu'il en soit, le public des fonds analogiques et numériques de la bibliothèque peut de fait rester un simple consommateur d'énoncés de mémoire collective. Imaginons un lecteur qui se rend à la Bibliothèque Publique d'Information du Centre Georges Pompidou : il parcourt les fonds livresques, y sélectionne divers textes; il s'installe sur une table de travail, sort de son sac un cahier et un stylo, copie et commente les phrases qui l'intéressent, annote , bref : il lit en écrivant. On peut certes objecter que toutes sortes de lecteurs se contentent de lire sans écrire. Mais d'une part cette écriture peut se faire plus tard (et dans ce cas la lecture s'achève ou plutôt se marque, se réalise effectivement, dans ce retard); et surtout le seul fait qu'existe la possibilité de l'écriture à partir de la lecture détermine la forme même de la lecture, quoi qu'il en soit de l'actualisation effective de cette possibilité; enfin, une lecture qui ne donne jamais lieu à une écriture (ce qui reste à mon sens fort improbable et en tout cas invérifiable) est une lecture fantasmatique (quoique possible), de même que pour Cézanne, une vision de la montagne Sainte Victoire qui ne peut être montrée (peinte) n'est pas une vision de la montagne, mais l'illusion d'une vision [3]. Imaginons maintenant le même lecteur allant consulter le fonds de vidéographique de la même bibliothèque. Il emprunte une bande, ainsi qu'un appareil de lecture; il regarde le film. Et il en reste là. Il n'a en aucun cas la possibilité de dupliquer une séquence, d'y insérer ses propres annotations vidéographiques, bref, d'écrire (vidéo-graphiquement) sa lecture. Il ne lit donc pas, du moins au sens suggéré plus haut.
 
L'information est une notion récente qui apparaît au XIXe siècle avec le télégraphe. Trace plus ou moins éphémère, sa valeur est essentiellement déterminée par le temps, et c'est ainsi qu'elle se distingue radicalement du savoir et des oeuvres : il serait absurde de dire que le théorème de Pythagore, un dialogue de Platon, un traité de Newton, un poème de Goethe ou un roman de Flaubert ont perdu ou gagné de la valeur avec le temps. Corrélant temps et valeur, étant par là essentiellement une marchandise, elle ouvre une nouvelle forme de temporalité. Produit industriel diffusé par des réseaux de communication, elle appartient au vaste secteur des industries de la mémoire . Par mémoire, je ne désigne pas seulement les traces conservées : tout ce qui, industriellement produit, vient s'inscrire de façon plus ou moins durable dans une mémoire quelconque, machinique ou vivante, relève des industries de la mémoire : une information diffusée massivement sur un réseau public est un produit des industries de la mémoire dans la mesure où elle vient impressionner (les mémoires de) ses destinataires et en constitue un "référent" commun [4].
Les réseaux de l'actualité [5] sont des éléments essentiels du vaste dispositif par lequel la production de la mémoire est devenue marchande, quotidienne et mondiale. Utilisant massivement les technologies électroniques de communication, ils travaillent à la vitesse de la lumière parce que l'actualité et l'information sont des marchandises dont la valeur est fonction dutemps. L'accès à ces réseaux est rendu possible par des interfaces de toutes sortes. Les produits qu'ils transportent doivent être diffusés massivement. Une telle diffusion massive implique la concentration industrielle des moyens de production : le coût d'une image de télévision est tel qu'il faut pour l'amortir en assurer la diffusion vers des millions de destinataires. La multiplication des chaînes donne l'illusion d'une diversification de l'information, mais c'est au stade du très petit nombre des producteurs de matière première de la mémoire collective (les agences) que se fait la sélection de l'événementialisable.
Quant à cette "événementialisation", une véritable fabrication industrielle du présent résulte de la dimension planétaire de la diffusion conjuguée à la transmission à une vitesse proche de celle de la lumière (on dit "en direct" dans le domaine analogique et "en temps réel" dans le domaine informatique) : un événement n'a effectivement lieu, n'accède au rang d'événement, que s'il est "couvert"; même s'il ne peut jamais être totalement réduit à ce pur artifice, le temps est toujours au moins co-produit par les media. La "couverture" obéit évidemment à des critères de sélection des événements articulés par la finalité de la production d'une plus-value.
Cette mémoire, en tant que flot permanent, s'efface nécessairement à mesure qu'elle se produit : "une information chasse l'autre". Elle a pour principe son propre oubli massif et immédiat. Cela tient à la périssabilité essentielle de l'information. Une information est ce dont la valeur est liée au temps de diffusion - ce que l'on peut encore formuler ainsi : l'information est ce qui n'a de la valeur que parce qu'elle la perd . Moins elle est connue, plus une information est une information. Les agences de presse, qui sélectionnent ce qui mérite le statut d'information, qui se sont créées en même temps que les réseaux de diffusion rapide, consacrent tous leurs efforts à diminuer les temps de transmission et de traitement. L'information transmissible qui a d'abord été textuelle (télégraphe et aujourd'hui téléscripteur) est devenue sonore (téléphone et radiodiffusion) puis photographique (bélinographe et chambre noire électronique), audiovisuelle (images télédiffusées par satellites), et enfin numérique (télématique)[6].
 
L'introduction de l'information dans la bibliothèque est et sera celle des réseaux de communication fonctionnant en temps réel ou en direct, et donc de traces éphémères régies par la loi de la non-durabilité, pour reprendre un thème d'Hannah Arendt. C'est aussi bien l'introduction d'une modalité de la temporalisation qui semble en contradiction formelle avec ce dont relèvent traditionnellement les fonds de la bibliothèque : le temps du savoir - qui est aussi celui de la lecture. L'information est à consommer. Or la bibliothèque est un lieu pour le temps de la réflexion. Lieu de lecture : où l'on prend son temps . De ce point de vue, on ne "lit" pas le journal. Ou si on lit un journal, ce n'est pas en tant que journal, c'est en tant que document : la lecture est une attitude incompatible avec ce à quoi le journal en tant que journal nous destine.
La vérité de l'information, c'est à dire de la production industrielle de la mémoire, est le temps-lumière [7]. Cette expression désigne d'abord la transmission de l'information quasiment à la vitesse de la lumière : sans délai sensible pour nous. C'est à dire une sorte de détemporalisation . Ce sont les technologies analogiques et numériques qui le permettent. La technologie littérale, au contraire, implique un retard essentiel entre ce que l'on peut appeler l'événement ou sa saisie d'une part, sa réception ou sa lecture d'autre part. Mais le temps-lumière ne désigne pas seulement la transmission sans délai : c'est dès la saisie, et au sein même de son "traitement", que l'événement analogiquement ou numériquement in-formé est soumis à la logique du temps-lumière.
 
Si le réseau du temps lumière supprime le retard entre la saisie d'un événement et sa réception en réduisant infinitésimalement le temps de la transmission, l'instrument de saisie analogique ou numérique supprime également tout retard entre l'événement et sa saisie. Ainsi, il n'est pas possible de photographier Lewis Payne vivant après sa pendaison, ni aucun événement après qu'il ait eu lieu. Cette apparente lapalissade est lourde de conséquences : il en résulte ce que Barthes a appelé le "pouvoir d'authentification de la photographie" [8], ou ce que Bazin appelait l'"objectivité de l'objectif" [9], qui est un effet de réel propre à toutes les technologies analogiques et qui inaugure un rapport au passé totalement neuf [10]. Conjuguant ces deux effets, d'une part l'effet de réel de la saisie, où événement et saisie de l'événement coïncident dans le temps, d'autre part le temps réel ou le direct de la transmission, où événement saisi et réception de cet événément saisi coïncident également et dans le même temps, les technologies analogiques et numériques inaugurent une toute nouvelle expérience du temps par rapport à l'écriture. Cette inauguration est une sortie du temps historique s'il est vrai que celui-ci repose sur un temps essentiellement différé [11].
Cette coïncidence se retrouve, dans d'autres conditions et avec d'autres conséquences, dans le domaine des technologies numériques. Un clavier informatique est un terminal de saisie où l'introduction d'une donnée coïncide pratiquement avec son traitement lorsque l'appareil fonctionne "en temps réel". Ici, ce ne sont plus seulement la transmission et la saisie qui s'accomplissent "en temps-lumière" : le traitement de l'information est réalisé sous la forme d'un calcul en temps réel.
En 1934, le groupe industriel allemand BASF lance sur le marché le premier support magnétique. La portée de cette innovation est immense. Elle permet tout d'abord la conservation du flot des informations saisies en direct et s'effaçant à mesure de leur diffusion sur les réseaux : avec l'enregistrement magnétique, la constitution d'archives analogiques devient concevable. D'autre part, la technologie électro-magnétique qui se développe dès lors est à l'origine des machines numériques de traitement de l'information appelées ordinateurs.
Aujourd'hui, la plupart des appareils de traitement analogiques et numériques utilisent la technologie électromagnétique et sont des dispositifs de duplication. L'écrivain est lui-même un "appareil" d'écriture et de duplication littérales, qui se copie et se cite à la lettre ): l'écriture de la mémoire est toujours la mise en oeuvre d'un montage où l'on "coupe" et où l'on "colle". Lire n'est pas seulement déchiffrer les traces, mais les dupliquer  et produire avec elles de nouveaux énoncés : un acte de lecture accompli donne une écriture, et toute écriture est aussi une duplication, une citation ou un réagencement de matériau pré-constitué (l'apprentissage même du langage est de cet ordre). "De même que nous ne pouvons écrire aucun mot" remarque Descartes, "dans lequel ne se trouvent d'autres lettres que celles de l'alphabet, ni remplir aucune phrase, sinon par des termes qui sont dans le dictionnaire: de même un livre, sinon par des phrases qui se trouvent chez d'autres. Mais si les choses que je dirai ont une telle cohérence entre elles, et se trouvent si étroitement liées (connexa), que les unes s'ensuivent des autres, ce sera la preuve que je n'ai pas plus emprunté ces phrases à d'autres, que je n'ai puisé les termes eux-mêmes dans le dictionnaire"[12]. Aujourd'hui, les instruments analogiques et numériques de duplication, s'ils étaient utilisés largement pour la mobilisation, la citation et l'agencement des éléments fournis par toutes les sources patrimoniales et informationnelles disponibles, pourraient faire franchir à la lecture du temps-lumière et donc à son écriture un véritable seuil qualitatif. Depuis la photocopieuse jusqu'au micro-ordinateur, en passant par le magnétoscope connecté aux consoles de montage et le scanner complété d'un logiciel de reconnaissance de caractères, ces appareils se multiplient et, venant à la portée de l'homme ordinaire, permettent déjà que le flot du temps réel soit mis en réserve, en-registré, qu'il puisse être revu et réentendu comme un livre doit pouvoir être relu, confronté. Généralisation du musée imaginaire, né de la photographie comme imprimerie des arts plastiques, à présent porté au rang d'imprimerie de toutes les sensations, ils devront un jour permettre que ces lectures donnent lieu à d'autres écritures, par exemple dans des médiathèques publiques conçues selon cette idée.
 
Les supports magnétiques se sont multipliés après la seconde guerre mondiale et ont permis non seulement le développement de l'informatique, mais l'ouverture d'un nouveau marché dans le grand public : à mesure que se diffusaient des appareils de reproduction (magnétophones, lecteurs de cassettes, magnétoscopes, micro-ordinateurs), les reproductibles magnétiques ont envahi les vitrines des magasins. Ces supports, auxquels il faut maintenant ajouter ceux issus des technologies photoniques (disques compacts), sont désormais présents dans les bibliothèques où ils constituent, avec le disque phonographique, la photographie, et dans une moindre mesure, le film, de nouveaux fonds.
La technologie photonique autorisant la conservation simultanée d'images, de sons et de textes sous forme binaire sur un même support, les technologies littérales et analogiques sont entièrement réintégrées par la technologie numérique - et cela permet d'introduire le traitement en temps réel des textes, des images et des sons. Les capacités de stockage des supports photoniques sont incomparables avec les performances de leurs prédécesseurs. Un CD-ROM peut contenir 270 000 pages de texte. Si l'enregistrement magnétique ne garantit pas une stabilité absolue du signal [13], un support photonique ("lu" par rayon laser) est quasiment inaltérable.
Les réseaux d'information transmettent des traces de la mémoire à la vitesse de la lumière. Cette performance-limite est également devenue l'horizon de la saisie  et du traitement de la mémoire. Mobilité des énoncés pour leur traitement ou leur diffusion, mais aussi duplicabilité en masse, approchent ainsi la véritable limite physique qu'est la vitesse absolue. C'est un seuil qualitatif de la mémoire qui est franchi, celui où événement, saisie, traitement et transmission coïncident, avec tous les effets que cela induit, et en premier lieu la "performativité généralisée" - seuil qui se situe au terme d'une lente évolution de la mémoire humaine et des caractéristiques et performances de ses "supports", de la paroi rupestre au papier journal. L'histoire des techniques de mémorisation montre qu'elles se développent de manière à augmenter la mobilité combinatoire des composants des messages, la mobilité des messages sur les supports, la mobilité des supports eux-mêmes, et enfin leur reproductibilité : la circulation et la duplication des énoncés de mémoire ne cesse s'accélèrer et de s'intensifier à travers le temps.
 
Les technologies analogiques et numériques reproduisent fidèlement la mémoire (de façon durable ou dans l'éphémère des télécommunications) en la synthétisant : on peut parler de synthèse analogique comme on parle de synthèse numérique - même si cette dernière autorise une simulation qui n'est pas possible dans le domaine analogique. De la même manière, on peut parler d'une synthèse littérale de la mémoire, laquelle n'est véritablement réalisée que par les écritures alphabétiques phonologiques.
Il y a un point commun entre les "mnémotechnologies" littérales, analogiques et numériques, et qui les distinguent de toutes celles qui les précèdent, en particulier les écritures pré-alphabétiques et non-littérales : il s'agit de l'exactitude de l'encodage. Lisant un discours de Périclès, nous pouvons dire : voici exactement ce qu'il a dit ce jour-là (comment il l'a dit est une autre question).
Il est nécessaire d'analyser le saut que fait l'écriture de la mémoire lorsqu'elle devient alphabétique. Il est tout ausi indispensable de ne pas simplement l'opposer aux dispositifs d'engrammage qui la précèdent : il faut penser cet ensemble sous la catégorie d'archi-écriture élaborée par Jacques Derrida.
Les écritures dites "pictographiques" [14] ne synthétisent pas la parole : elles enregistrent un sens sous la forme de signes dont la structure n'est pas isomorphe à la matière du discours. Il faut toujours des éléments du contexte dans lequel elles ont été écrites pour les interpréter, et il n'est jamais permis de savoir en toute certitude ce qu'elles disent [15]. Parce qu'elles sont composées d'un très grand nombre de signes, seuls des spécialistes en très petit nombre savent lire et écrire : les scribes, qui sont aussi les instruments du pouvoir.
Au contraire, l'écriture alphabétique conjugue économie du nombre de signes et exactitude de l'enregistrement. Il en résulte deux effets principaux : d'une part la mémoire devient lisible et inscriptible par le plus grand nombre, sous réserve de généraliser un processus d'alphabétisation; d'autre part la mémoire devient accessible à la lettre , et c'est une tout autre relation au passé qui s'ouvre ainsi - et une relation paradoxale : si le texte du passé est identifié sans équivoque, s'il n'est plus nécessaire de posséder le contexte d'un énoncé pour accéder à sa lettre, si donc chacun peut y accéder identiquement, la textualité littérale de la mémoire ainsi obtenue engendre néanmoins des différences dans l'infinité des interprétations possibles : plus la mémoire est identifiée, plus elle ouvre un paradoxe de la différence : la lecture d'un énoncé se fait toujours dans un contexte qui en surdétermine l'interprétation (mais qui n'est plus du tout, ici, celui de l'écriture de cet énoncé). L'identité "produit" de la différence. Cette différence entre les interprétations ne tient plus à l'incertitude quant à ce qui a été dit. C'est au contraire la certitude quant à ce qui a été dit, et la possibilité de le relire (de le "réentendre") dans d'autres contextes, qui en met le sens en crise : ce qui s'ouvre ainsi est le temps de la critique - et du savoir dit rationnel . Cela s'ouvre dans l'espace devenu politique , et c'est aussi en fin de compte le temps historique à proprement parler [16].
L'espace devient politique lorsqu'il est celui d'une communauté de lettrés : le citoyen est lisant et écrivant . La mémoire politique est constituée technologiquement : elle suppose une technologie littérale de la mémoire. L'isonomie des citoyens, condition de leur autonomie , est impensable sans qu'ils soient égaux devant l'accès à la mémoire, pour sa lecture comme pour son écriture. C'est pourquoi Marrou insiste fortement sur la place de l'enseignement des lettres dans la constitution de la citoyenneté grecque [17]. C'est dire aussi que la question qui se pose à nous  est de savoir si une communauté politique est encore promise par la mémoire d'aujourd'hui et de demain.
La généralisation de l'alphabétisation a demandé plus de vingt-cinq siècles. Pendant ce temps, la conservation et donc l'organisation de la mémoire écrite a connu divers stades. Dès qu'il s'agit de sélectionner et de classer les supports de la mémoire objective, c'est la constitution du savoir qui est en jeu. L'organisation de la mémoire est un élément déterminant de la force des civilisations (leur capacité d'oubli l'est aussi - mais c'est la même question). Il n'y aurait pas eu la Mésopotamie telle que nous la connaissons ni telle qu'elle s'est connue elle-même sans le classement et le catalogage systématiques des tablettes d'argile. Alexandrie, l'édit de Montpellier en 1537, la nationalisation de la mémoire sous la Révolution (création des Archives, des Musées), l'obligation de l'instruction publique au XIXe siècle, sont ces grands moments dans lesquels la communauté sait qu'elle n'est rien que sa mémoire et qu'une politique de la mémoire engage toujours et totalement l'avenir d'une communauté.
Aujourd'hui, les nouveaux supports de l'archivage sont ceux d'une époque où la mémoire est devenue le principal champ de l'activité économique. C'est dire que sa conservation et son organisation sont les objets d'enjeux et de pressions énormes : plus coûteux lorsqu'ils sont analogiques et numériques, les fonds d'archives doivent être rentabilisés [18].
 Plus les supports sont industriels, plus est grande la quantité des traces et plus les budgets consacrés à leur conservation tendent à s'élever. Or la mémoire ne se constitue que par ses oublis : mémoriser, c'est retenir, c'est à dire sélectionner. Il faut éliminer, non seulement par réalisme économique, mais pour pouvoir se souvenir - même si la délégation de la "lecture" aux machines travaillant à la vitesse de la lumière permet d'augmenter très considérablement la masse du mémorisable. Trop de mémoire équivaudrait à un trou de mémoire. S'il est vrai que le critère de l'élimination tend à devenir la stricte rentabilité commerciale du fonds conservé, peut-on concevoir que les "nouvelles archives" soient exclusivement soumises aux finalités de la rentabilité économique ? La mémoire à venir ne sera-t-elle que le résultat de son amortissement ? La question est de savoir sur quels critères on organise et sélectionne et donc sur quoi repose la "rentabilité" de la mémoire pour la communauté dans son ensemble et à long terme - long terme peu compatible avec la loi de l'amortissement rapide qui domine aujourd'hui. Cette "rentabilité" est-elle même calculable ? On peut en douter : ce que la mémoire tient en réserve, c'est l'avenir en tant que l'incalculable même, c'est l'ouverture d'un improbable - de cette chance qu'est le temps comme indéterminé [19].
 
L'investissement des industries de la mémoire du côté des archives ne se limite pas au rachat par les agences de presse des actualités cinématographiques devenues historiques. Tout le secteur des banques de données, en expansion continue depuis le développement de la télématique, témoigne de l'investissement industriel dans le domaine de l'archivation. Plus significatif par rapport à ce qui a été dit plus haut est l'exemple de la presse écrite qui emploie à présent les technologies numériques pour l'exploitation de ses sous-produits documentaires. Le Monde a ainsi développé une banque de données en texte intégral où sont stockés et indexés tous les articles du journal depuis juin 1987. Ce type d'informations textuelles numérisées est maintenant édité, parfois annuellement, sous forme de CD-ROM - pratique déjà ancienne de plusieurs quotidiens aux Etats-Unis et au Canada. La composition des journaux étant informatisée, il est logique que la presse exploite son capital de mémoire en développant les possibilités nouvellement ouvertes par la saisie numérique des textes.
Les supports photoniques par lesquels l'ensemble des enregistrements littéraux seront à terme convertis numériquement viennent ainsi compléter la "gamme des produits" de l'archivation électronico-industrielle. Les banques de données sont "en réseau" : conjuguant les avantages de la transmission à la vitesse de la lumière et du calcul en temps réel, elles peuvent être mises à jour instantanément. L'accès est commandé par un logiciel-thésaurus, c'est à dire que la lecture est soumise à des catégories a priori qui télé-guident l'utilisateur de la banque de données, qui se trouve soumis à un point de vue unilatéralement appliqué à son domaine de recherche - dispositif qui doit uniformément satisfaire à la demande de tous les publics, selon une loi comparable à celle de l'audimat régnant sur les médias audiovisuels : la réalisation du système d'accès, par l'application de syntaxes et de catégories sémantiques prédéterminées, anticipe les types d'interrogations pouvant être adressées à la base et ferme celle-ci aux questions échappant à la sémantique officialisée par le système - et, a fortiori , aux questions proprement imprévisibles. Cette anticipation des possibilités d'interrogation d'une base de données en ligne par son thésaurus et la fermeture en résultant constituent une limite importante à l'utilisation de l'informatique documentaire, en particulier pour les chercheurs, dans la mesure où une question scientifiquement pertinente , étant toujours en quelque manière imprévue , vient au moins perturber et parfois bouleverser la sémantique dominant un champ de savoir. Ces systèmes de consultation, qui fournissent plus souvent des références que du texte intégral, coûteux [20], nécessitent par ailleurs l'acquisition de langages d'interrogation parfois difficiles à maîtriser.
Diffusés sur CD-ROM, les archivages numériques s'effectuent le plus souvent en texte intégral et deviennent accessibles à un très large public dans les bibliothèques : il sera bientôt naturel que celles-ci les conservent. Ils sont vendus avec des disquettes d'accès : le logiciel par lequel on accède à une banque de données est alors implanté dans un micro-ordinateur qui pilote une platine "laser" où est lu le disque compact. Le système d'accès en est tout aussi figé que celui des banques de l'information en ligne. On verra cependant plus bas que le support optique permet un assouplissement des conditions d'accès inconcevable sur un réseau télématique.
Une partie de la littérature française est accessible depuis plusieurs années à partir du serveur Cyril du CNRS. Ce fonds littéraire électronique, de 500 000 pages, qui est enrichi chaque années, sera disponible sur CD-ROM dès 1991 : tout chercheur pourra lire de cette manière tel auteur à condition de posséder un micro-ordinateur, une platine de lecture laser, un logiciel d'accès et le disque compact où le texte aura été numériquement enregistré. Mais cela ne concerne pas seulement la littérature ou l'information professionnelle : bientôt, une partie des productions de la presse écrite, avec peut-être, un jour plus lointain, la presse radiophonique et télédiffusée, deviendront "lisibles" dans ces conditions. Or, s'il est vrai qu'aujourd'hui le temps est fabriqué de façon industrielle, s'il est vrai que toute l'actualité politique, et plus largement, toute la vie publique, ont lieu sur les supports médiatiques qui les co-produisent et même les anticipent (l'espace publique en tant que tel étant devenu, non plus l'agora, mais l'espace techno-logique - mais il a toujours été technologique si l'agora ne peut être ouverte que comme livre , c'est à dire : que dans les conditions d'une techno-logique littérale de la mémoire), alors c'est l'intégrale du passé public et des événements ayant accédé au statut événementiel qui est en train de devenir disponible à tout lecteur. Autant dire que c'est une expérience du temps encore absolument inouïe qui se prépare ainsi. Cette expérience soulève d'incommensurables difficultés : une mémoire en texte intégral reste d'une manière ou d'une autre inconcevable si la mémorisation est l'oubli [21].
 
Des logiciels apparus sur le marché en 1989 permettent de générer, à partir de données saisies "au kilomètre" et en texte intégral, des bases de données textuelles personnelles, structurées par l'utilisateur lui-même, qui définit selon ses besoins le format de l'unité documentaire, les listes de synonymes, l'antidictionnaire, etc., et consultables à partir des opérateurs booléens [22]. Des entreprises proposent également des systèmes d'annotation électronique de documents articulés sur des systèmes d'archivage personnel. Enfin, une nouvelle industrie éditoriale est en train de voir le jour, et les premiers éléments de la bibliothèque électronique personnelle, consultable sur micro-ordinateur pilotant un lecteur de disque compact, sont déjà sur le marché : encyclopédies [23], dictionnaires [24], anthologies [25], éditions d'oeuvres complètes, de documentation de presse, sont en projet ou déjà commercialisés [26]. L'ensemble de ces développements techniques est à conjuguer avec une nouvelle offre dans le domaine des télécommunications, qui verra dans les prochaines années la mise en place du réseau NUMERIS.
 
C'est dans ce contexte que s'est développé le projet de créer la Bibliothèque de France. L'une de ses caractéristiques sera la conservation d'une partie de son fonds sous forme numérique. Outre les avantages purement bibliothéconomiques d'une telle solution, le fonds électronique, qui devrait comporter dans un premier temps trois cents mille ouvrages stockés en mode image (et trente mille saisis en mode caractère)[27], sera accessible en texte intégral à partir des consoles du catalogue électronique, consultable à distance, et alimentera en données textuelles des postes de lecture assistée par ordinateur implantés à la Bibliothèque même ou à distance.
Ces postes de lecture seront dotés de mémoires de stockage amovibles de très grandes capacités, et de périphériques de saisie numérique de textes et de lecture de supports optiques. Le chercheur qui souhaitera travailler à la Bibliothèque sur un corpus électronique aura sept solutions pour le constituer : sélectionner, à partir du catalogue électronique, une partie du fonds numérisé en mode caractère, et la télédécharger (c'est à dire la dupliquer) dans la mémoire de sa machine; télédécharger une partie du fonds en mode image; transformer ce corpus en mode image en mode texte par le moyen d'un logiciel de reconnaissance optique de caractères (OCR) implanté sur sa machine; numériser lui-même des textes par le biais du scanner et du même OCR; consulter des bases de données par le biais d'un modem; consulter un CD-ROM à partir d'une platine de lecture de disques compacts; apporter ses propres données numériques sur un support ad hoc (disquette, disque dur ou cartouche magnéto-optique amovibles). Autrement dit, le fonds électronique de la Bibliothèque de France constituera une base "mère", dont chacun des postes de lecture assistée par ordinateur, qui seront au nombre de … , abritera des bases "filles".
Ce poste de lecture est conçu comme un bureau électronique en même temps que comme une bibliothèque personnelle. Une fois constitué son corpus personnel, le chercheur doit pouvoir effectuer un traitement numérique du texte, des analyses et des exploitations de contenus profitant des ressources propres aux supports numériques et enrichissant de la sorte l'accès du lecteur au texte - ce qui ne signifie en aucune manière que la lecture électronique se substitue à la lecture traditionnelle : elle vient l'amplifier.
 
Un aspect essentiel de la lecture est la corrélation . Lire, c'est alors rassembler sous des mots clés, structurés en index, en thesaurii , sur des fiches, dans des dossiers, par des notes, citations, remarques, commentaires.  Tout ce qui est recueilli au cours des opérations de constitution de corpus, d'annotation, d'extraction, de documentation et de commentaire caractéristiques de la lecture du chercheur, qui se mue toujours immédiatement en écriture, tout cela, pour former un véritable appareil de lecture-écriture, doit être mis en réseau, relié, corrélé. Cela se manifeste par des activités effectuées à divers rythmes. Les fiches sont une manière de créer de tels liens. Mais c'est dès le moment de l'annotation que cette opération est effectuée par anticipation : l'application d'un même mot-clé à deux passages, où le mot n'est pas nécessairement présent dans les textes commentés eux-mêmes, est la création d'un lien conceptuel, d'une corrélation, l'élaboration d'une "grille de lecture". La mise en relation s'effectue par comparaisons, juxtapositions, réductions, assimilations, etc. La lecture est cette alchimie. Ce n'est pas une chimie parce qu'aucune technique de lecture, aussi efficace qu'elle puisse apparaître, n'éliminera jamais le travail de taupe qui, comme "dans le dos de la conscience", guide profondément la juste lecture.
Corréler , c'est accomplir la lecture dans une écriture qui est une sériation . Le problème est qu'en très grande part, ces corrélations, lorsqu'elles sont effectuées selon les méthodes traditionnelles, sont seulement entrevues au cours des lectures et ne se réeffectuent pas lorsque cela devient nécessaire. C'est encore la mémoire psychologique qui effectue le tri dans son essentielle inconscience : refermés, empilés sur le bureau, alignés dans la bibliothèque, les livres sont autant de cryptes sans autres communes mesures que les faibles souvenirs du lecteur - boyaux aléatoires traversant ces arcanes selon la mouvante géologie de sa mémoire. C'est cette situation que vient bouleverser la lecture assistée par ordinateur.
Le principal avantage de la numérisation est, outre le stockage sur un même support d'énormes quantités de textes (et des images et des sons pouvant accompagner ces textes), la possibilité de "lire" à la vitesse de la lumière , par exemple en adressant au fonds numérique une question ou une série de questions correctement formalisées, auxquelles il sera répondu après que la machine aura effectivement parcouru, décodé et analysé l'intégralité du texte numérisé - en quelques fractions de seconde. C'est là un des bénéfices les plus immédiatement apréhendables de la délégation du savoir-lire aux machines cybernétiques. Mais lire avec la machine, c'est aussi et surtout écrire - c'est à dire corréler, sous forme électronique - à partir de cette lecture : c'est organiser, au sein de fichiers hypertextuels, de bases de donnéees personnelles, de systèmes d'archivage électronique, des séries corrélatives, sans perte de mémoire; c'est pouvoir en afficher en permanence les structures, intervenir sur les séries et réduire les structures de manière à limiter le bruit qu'engendre cette puissante mise en échos et miroirs, et finalement accéder à de nouvelles séries et métastructures. En ce sens, la machine apporte une dimension absolument originale à la lecture :
. Pour le lecteur "nu", la visibilité du texte (qui conditionne sa lisibilité y compris en ce que celle-ci procède profondément d'une invisibilité textuelle - celle qui ouvre le texte à une interprétation infinie) ne porte que sur quelques pages ou dizaines de pages en amont et en aval de la page actuellement lue. Au-delà de ce champ, de cet angle de vue, de sa "focale" et de la "profondeur de champ" qu'elle emporte, la mise en jeu des séries devient floue et se trouve livrée aux infortunes de la subjectivité.
. Au contraire, la lecture de la machine est sans faille, sans délais. Sa visibilité du texte est totale (elle est discrète et s'effectue quasiment, par rapport à notre échelle, à la vitesse de la lumière). Son objectivité mécanique souffre cependant de cette absence de faille. De même que le programme Chant [28], qui simule l'aria  de La Reine de la Nuit, donne une voix sans musicalité parce qu'absolument exacte (mais qu'on ne peut dire juste), l'absolue exactitude de la mémoire machinique doit être corrigée par une réintroduction de la lecture comme défaillance, comme justesse procédant de l'espèce d'injustice, de finitude et donc d'impératif de décider (d'interpréter) d'où provient la nécessité même d'un texte - "réintroduire la lecture comme défaillance", c'est à dire comme nécessité de réduire les séries et de décider des raisons qui les articulent, d'où il s'agit d'éliminer les excès de l'exactitude pour y frayer un chemin, y ouvrir une perspective. Cette défaillance nouvelle, voulue, réfléchie (par l'écran), sinon tout à fait raisonnée, se trouve érigée à un point de vue si large que c'est le texte lui-même qui s'en trouve transformé. Il y a, littéralement, co-rection du lecteur par la machine et de la machine par le lecteur, et production par là même d'un nouvel objet : le texte est cet objet qui se définit par les conditions dans lesquelles on y accède; en modifiant ces conditions, c'est l'objet lui-même que l'on modifie.
 
Les supports de mémoire numériques dans lesquels investit ainsi le secteur industriel, les appareils de décodage et les logiciels d'analyse qui les accompagnent, sont des dispositifs instrumentaux de lecture rapide qui bouleversent le rapport au texte dans une mesure comparable à ce qui advient à la vision humaine de l'univers lorsque Galilée, non seulement le contemple, mais l'observe à travers sa lunette.
Ils réintroduisent massivement le temps différé dans le temps lumière, analysé ici tout d'abord comme "temps direct" ou "temps réel". Ces supports mettent en réserve et, en ce sens, diffèrent, tiennent à disposition pour une réactualisation, pour une répétition. Pilotés par des logiciels "interactifs", ce sont aussi des instruments de lecture en temps réel; mais ce temps réel, en tant que nouvel horizon technologique de la lecture, est mis au service du temps différé, c'est à dire de la lecture en tant que telle . Il y a des temps technologiques de la lecture. Et l'on doit dire aussi : la lecture est le temps. Le temps de la lecture, ou la lecture comme temps, n'est évidemment pas le calcul (ce qu'est tout logiciel interactif), c'est au contraire l'ouverture de l'improbable et l'endurance de l'incalculable que recèle la textualité. Mais ici, le calcul en temps-lumière qu'est le traitement de l'information est une condition nouvelle pour l'endurance de la textualité irréductible des textes, de leur incalculabilité - même si l'on a pu considérer d'abord que la lecture assistée par ordinateur, c'est à dire par l'intermédiaire de logiciels, était une anticipation des possibilités de la lecture et en ce sens une élimination de l'improbable : ce qui était vrai au cours de la première époque de l'informatique documentaire, qui s'achève aujourd'hui, est devenu sans objet. Ou bien il faut dire que les instruments nouveaux auront sur le lecteur le même poids et la même nécessité que tous les appareils donnant accès depuis tant de siècles à la mémoire livresque : des catalogues - ceux de la Mésopotamie comme ceux de la rue de Richelieu - jusqu'aux manuels scolaires pour le meilleur et pour le pire, en passant par les ouvrages critiques, d'Aristote à Blanchot et Genette - toute cette glose, chère à Montaigne, dans laquelle Proust déclare affûter son style.
Les instruments de lecture rapide qui vont se développer massivement sous diverses formes inaugurent donc une nouvelle époque de la lecture. Bientôt, toutes les bibliothèques seront équipées de scanners et de logiciels de reconnaissance optique de caractères qui permettront de numériser à la demande n'importe quel support livresque. Dès 1990, les supports magnéto-optiques réinscriptibles sont apparus sur le marché de la micro-informatique. Tout un chacun peut dès lors numériser sa propre bibliothèque. La question qui se posait il y a à peine quelques années de l'indexation de tels fonds personnels, et du même coup de la constitution de logiciels d'accès par les lecteurs eux-mêmes, n'est plus de mise dans ces termes, comme nous avons tenté de le montrer ci-dessus.
 
Lorsque Cézanne nous intime de lire la nature, il signifie qu'il ne voit que ce qu'il est capable de montrer. Ses visions de la montagne ne sont véritables que lorsqu'il peut les peindre :
 
Lisons la nature; réalisons nos sensations dans une esthétique personnelle et traditionnelle à la fois. Le plus fort sera celui qui aura vu le plus à fond et qui réalisera pleinement, comme les grands vénitiens.
Peindre d'après nature ce n'est pas copier l'objectif, c'est réaliser ses sensations.
(...) Lire la nature, c'est la voir sous le voile de l'interprétation par tâches colorées se succédant selon une loi d'harmonie. Ces grandes teintes s'analysent ainsi par les modulations. Peindre c'est enregistrer ses sensations colorées .
(...) Tout se résume en ceci : avoir des sensations et lire la Nature [29].
 
Voir pleinement n'est donc pas seulement avoir des sensations : cela, c'est le fantasme qu'est le voir. Le voir plein réalise  ces sensations : il les montre comme une interprétation en les enregistrant . Tout se résume en ceci : avoir des sensations c'est à dire lire la nature en les enregistrant.
Lire véritablement, c'est écrire, ou lire à partir d'un pouvoir-écrire; voir véritablement, c'est montrer, ou voir à partir d'un pouvoir-montrer. Cela signifie que dans le domaine des technologies analogiques et numériques, il ne peut y avoir de lecture véritable des enregistrements que si les instruments non seulement de consultation mais de duplication et de traitement des fonds analogiques et numériques sont mis à disposition des lecteurs.
L'évolution techno-économique développe d'immenses capacités de stockage de la mémoire sous forme de textes numérisés, d'images et de sons. Ces traces enregistrent l'ensemble de l'activité médiatique et informationnelle, véhiculée sur les réseaux de télécommunication, où se produit quotidiennement le temps comme fabrication industrielle et hors de laquelle aucun événement n'aura pu avoir lieu. L'accumulation de ces enregistrements constitue un fonds global de la mémoire sans précédent, mobilisable, analysable et "lisible" à la vitesse de la lumière, sous les formes les plus diverses, dans la distance d'un "temps réel" à nouveau différé. C'est une véritable révolution dans les rapports entre les trois instances de l'extase temporelle, passé, présent, avenir, qui s'opère ainsi. L'accès à ces fonds, organisés en fonction de critères autonomes par rapport aux contraintes d'une rentabilité immédiate, peut être offert au plus grand nombre. Lire, c'est interpréter son temps. C'est à dire, nécessairement, l'écrire. Il n'y a pas de lecture qui ne soit technologique. Le temps, lorsqu'il est humain, est ex-statique, l'homme est temporel parce qu'il est hors de lui, l'homme n'est que son passé et le passé n'est pas conservé dans la mémoire de l'homme, il lui est transmis selon les conditions "objectives", c'est à dire techno-logiques, dans lesquelles il s'enregistre sur des supports.
Qu'est-ce que lire ? veut donc dire qu'est-ce que le temps ? Mais cette seconde question signifie à son tour : que nous promet la technique ? Ce que nous promet la technique, c'est une lutte entre plusieurs "modèles" de développement dans lesquels sont contenues des possibilités contradictoires d'organisation de la mémoire. Autrement dit, la question de la mémoire, que le projet de la Bibliothèque de France a eu l'immense mérite de poser à son niveau le plus élevé, dont nous ne faisons que découvrir l'urgence, comprise, dans l'horizon industriel qui est aujourd'hui le sien, comme question de la technique, est la grande question politique de demain.
 
 
                                                                                                B. Stiegler, le 22 septembre 1990


[1] Photographie, phonographie, cinématographie, radiodiffusion, télédiffusion, vidéographie, etc.
[2] Banques de données textuelles, mémoires numériques et interfaces diverses pilotées par micro-ordinateurs tels que lecteurs de CD-ROM et de vidéodisques, logiciels de reconnaissances optiques de caractères et scanners, logiciels de publicaton et de traduction, etc.
 
[3] Cézanne in Emile Bernard, Conversations avec Cézanne , éd. Macula, page 36
 
[4] Les industries de la mémoire, dans la mesure où l'on y inclut aussi bien le matériel analogique et numérique de collecte, de stockage, de traitement et de diffusion que les traces analogiques et numériques recueillies, conservées, traitées et diffusées, constituent aujourd'hui le secteur de pointe de l'activité économique mondiale, autant par la vente de matériels, de programmes audiovisuels et de produits logiciels et éditoriaux, que par le trafic des données brutes. (Le secteur des traces littérales pour une très grande part s'y intègre, s'y redistribue et y redéfinit ses finalités). Elles prennent la place que l'industrie lourde occupait au XIXe siècle. L'industrie informatique des matériels et logiciels utilisés pour le traitement et la transmission des données a ainsi effectué à elle seule, dès le début des années 80, près de 25 % du PNB des pays de l'OCDE. Selon les experts, l'industrie de l'information au sens large occupera 40% de la production industrielle mondiale en l'an 2000 et représente actuellement 60% du PNB des USA et 55% du PNB de la CEE (d'après Mahdi Elmandjra, université Mohammed V, Rabat). Des prévisions américaines concernant la croissance annuelle des dépenses pour la période 1984-1995 montrent que les secteurs liés aux technologies de l'information devraient occuper quatre des cinq premières places en matière d'investissement. En 1995, l'informatique sera en tête avec 62,4 milliards de dollars, devant l'industrie automobile avec 41,8 milliards de dollars (d'après Dieter Kimbel, OCDE).
[5] Cf. Simon Nora et Alain Minc, L'informatisation de la société , rapport au Président de la République, 1978, publié aux éditions du Seuil dans la collection Points.
[6] L'agence France-Presse reçoit actuellement 15 000 dépêches textuelles par jour. Elle n'en redistribue que 800 vers ses clients. Cela signifie que 14 200 événements sont éliminés quotidiennement. Les critères de la sélection sont évidemment et exclusivement marchands. C'est une machine à produire des idées toutes faites, ou "clichés". L'information doit être "fraiche" et c'est pourquoi l'idéal de la presse est la suppression de tout retard dans les transmissions. L'explosion en direct de la navette Challenger fut un événement d'une gravité exceptionnelle pour l'administration Reagan, laquelle avait organisé cette super-production en misant totalement sur le succès de l'opération. A l'inverse, lorsque les troupes françaises entrèrent à Mexico le 1er mai 1863, la nouvelle mit six semaines pour parvenir à Paris. Cet événement non négligeable pour l'Empire en général et Napoléon III en particulier n'eut donc pas toute l'importance que celui-ci aurait pu espérer : vieille de plus de trente jours, la nouvelle n'était pas une nouvelle, mais plutôt une histoire qui tenait déjà quelque peu de la fiction. De façon générale, les Amériques semblaient alors si éloignée qu'elles n'existaient encore pour le commun des mortels européens que comme un pays mythique où vivaient des sauvages. Lorsqu'en 1866 le Great-Eastern posa finalement le premier câble transatlantique, l'Europe découvrit effectivement un continent qui, pour la plupart des gens, n'avait encore été que rêvé. Est-ce que ce ne fut pas là le début de son déclin ? Sa grandeur ne reposait-elle pas sur un retard essentiel dans les transmissions ? La "révolution" roumaine, l'actuelle crise du Golfe, n'auraient pas été possibles dans cet horizon.
C'est peut-être l'affaire Troppman (1869) qui donne le plus à comprendre sur l'essence de la presse et, au-delà, de l'information. Avec la découverte de huit cadavres massacrés dans le bois de Pantin, le journaliste peut raconter à son lectorat "une histoire [sensationnelle] enfin vraie et actuelle " (M. B. Palmer, op. cité, page 30), ce que n'étaient pas les histoires sensationnelles que jusqu'alors seuls les roman-feuilleton racontaient. En quatre mois, c'est à dire entre la date du crime et l'exécution du coupable, l'ensemble du dossier étant co-instruit par la police, le juge et Le Petit Journal , sous la pression du public du quotidien, ce dernier parvient presque à doubler le chiffre de ses ventes : de 350 000 à 600 000 exemplaires. Le sensationnel d'une nouvelle fraiche est le meilleur argument de vente de l'information, et c'est pourquoi toute presse est une "presse à sensation(s)". (La sensation est ce qui marque une différence).
[7] Je dois cette expression à Jean Hébrard. 
[8] Barthes, La chambre claire, éd. Cahier du Cinéma, Seuil et Gallimard, page 139.
[9] André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ? éd. Cerf, page 14.
[10] Le ça-a-été peut revenir comme présence d'une absence. Comme un fantôme. C'est une autre expérience de la mort, contemporaine, selon Barthes, du "renoncement au Monument" (op. cité , page 146) dans la société moderne.
[11] c'est à dire sur une opposition constitutive, posée en principe (quoique sans doute elle-même illusoire - mais cette illusion a des effets très réels) entre le récit et ce qu'il désigne. S'il est vrai que le fait ne devient jamais événement que par le récit qui le saisit, l'actuelle conjugaison technologique de l'événement, de sa saisie et de sa réception en un seul instant induit une performativité généralisée, raison pour laquelle il est permis de dire : l'événement est produit, et non seulement co-produit ou re-produit, par le media. C'est une véritable inversion par laquelle les media "racontent" quotidiennement la vie en l'anticipant, avec une force telle que ce "récit" de la vie semble non seulement anticiper mais inéluctablement précéder la vie elle-même . Mais cette force tient d'abord à la structure de l'extase temporelle induite par les technologies analogiques et numériques.
[12] Descartes, fragment, cité par Jean-Luc Marion, Sur l'ontologie grise de Descartes, Vrin, 1981.
[13] Guère plus que l'enregistrement mécanique, même si de très sensibles progrès ont été réalisés : le premier phonographe d'Edison n'autorisait pas plus de trois écoutes du phonogramme, après quoi le signal était totalement détruit par le passage de l'aiguille
 
[14] Jacques Derrida montre dans De la grammatologie, éd. de Minuit, 1967, que la notion d'écriture pictogrammatique est contradictoire et appartient à la définition "métaphysique" de l'écriture : le signe pictogrammatique, en tant que signe, c'est à dire en tant que "représentant" d'une diversité de "représentés" (de "référents"), est toujours déjà autre chose qu'une simple représentation, autre chose que picto-graphique.
[15] Jean Bottéro, La Mésopotamie , éd. Gallimard, pages 107 à 122.
[16] Je développe ces hypothèses dans "Mémoires gauches", La Revue Philosophique, Presses Universitaires de France, juin 1990. Sur toutes ces questions, voir Les savoirs de l'écriture en Grèce ancienne , sous la direction de Marcel Detienne, Presses Universitaires de Lille.
 
[17] Henri-Irénée Marrou, Histoire de l'éducation, t. 1, éd. du Seuil, page 76.
 
[18] Ce sont aussi des secteurs prometteurs pour l'investissement, raison pour laquelle l'agence d'information Visnews a fait l'acquisition des archives cinématographiques Gaumont, Empire News Buletin, Gaumont British News, Universal News, British Paramount News. En France, les chaînes de télévision sont désormais responsables de leurs archives. "Bientôt, il deviendra difficile, sinon impossible, de conserver - comme il est de règle aujourd'hui - tout ce qui passe sur l'antenne : le secteur public, les chaînes privées, les programmes directs reçus par satellite, les réseaux câblés. Le flot d'images va être décuplé. Qui va décider quoi ? Qui va les conserver et comment ?" (Colette Lustière, Geneviève Piejut et Gilbert Lauzun in Dossiers de l'Audiovisuel n° 11 , INA).
[19] Ces questions sont également introduites dans L'informatisation de la société  par une mise en pespective des techniques de mémorisation depuis l'écriture jusqu'aux technologies électroniques.
[20] Le coût moyen des banques de données est de 400 francs pour une heure de consultation (dans une fourchette oscillant entre 100 et 1000 francs), ce qui limite le nombre de leurs destinataires.
[21] Dès lors, il s'agit d'organiser l'oubli : toute une économie de l'accès sélectif, de la hiérarchisation, de la régulation des conditions de production du présent et du passé, est à inventer, en passant par les problèmes techniques (par exemple la reduplication des enregistrements dans les standards nouveaux), donc économiques, mais aussi éthiques, juridiques et politiques. Il faut pouvoir effacer la mémoire non seulement en ce que la mémoire n'est que l'oubli, mais parce que les fautes et les blessures qui entament les communautés doivent pouvoir être annulées; le droit des citoyens, question posée dans ce nouvel horizon de mémoire dès la création de la commission Informatique et liberté, devra se redéfinir très largement dans ce contexte; il faudra bien d'autre part en venir à réguler les catégorisations, la production des critériologies, et à protéger les conditions d'accès en général d'une pure hégémonie du court-terme , c'est à dire des impératifs de rentabilisation de la mémoire.
[22] Le logiciel PHRASEA, trophée Apple 1989, en est un excellent exemple - réalisé par un universitaire, enseignant le droit, pour ses propres besoins d'étude de la jurisprudence.
[23] Par exemple l'encyclopédie Grollier
[24] Par exemple le grand Robert
[25] Par exemple le Trésor de la Langue Française, ou le Thesaurus Linguae Graecae , comportant "toute la littérature grecque ancienne … , d'Homère au VIIè siècle après J.C. : 3 000 auteurs, 8 400 oeuvres et 61 millions de mots" (Ch. Jabob, "Le Thesaurus Linguae Graecae  sur CD-ROM", Préfaces n° 14, juillet 1989). Un projet semblable est en cours concernant la littérature latine.
 
[26] Les oeuvres complètes de Shakespeare, livrées avec la machine NeXT, sont également disponibles depuis 1990 sur CD-ROM lisible sur PC. Un éditeur spécialisé envisage la publication de cinquante mille livres du patrimoine sur support optique; aux USA et au Canada, plusieurs journaux quotidiens publient annuellement le texte intégral de leurs articles sous forme d'annales électroniques - et des projets semblables existent en France.
[27] Un texte numérisé en "mode image" n'est pas reconnu par la machine comme un texte; la transformation du document "mode image" en "mode caractère" permet en revanche d'y effectuer tous les traitements et calculs autorisés par les logiciels linguistiques.
 
[28] réalisé par l'IRCAM.
 
[29] Op. cité , pp. 34 et 36 (Je souligne).