nouvelle critique

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.... et pas seulement en Irak. La rente technologique est peut-être finie, mais une politique de la connaissance, c'est aujourd'hui une politique industrielle et technologique (sans laquelle cette " compétence " que veut voir se développer Ernest Antoine Seillière n'est plus que de l'idéologie, de la langue de bois de consultants à 1500 euros par jour - comme il en fut des sophistes que l'on payait alors en mines, cf Gorgias, Protagoras, Phèdre, etc), et celle-ci doit être pilotée par une vision économique et politique puissante, qu'en aucun cas le marché ne peut apporter : une telle politique est nécessairement un projet d'investissements dans une socialisation massive et raisonnée des technologies de l'esprit, sur un tout autre modèle que ceux de TF1 ou de Skyrock, à moyen et long terme, mutualisés et externalisés par une puissance publique repensée, associant acteurs privés et prescriptions publiques - là où le marché raisonne à court terme, et même, maintenant, à très court terme.

(Cela suppose évidemment une techno-logique : une logique, au vieux sens de ce mot chez un Kant par exemple, mais qui pense la technicité originaire du logos. Cela suppose, pour être plus précis, une critique serrée de la théorie kantienne du schématisme, dont j'ai esquissé les axiomes dans La technique et le temps 3. Bref, cela suppose de relancer le projet philosophique, mais aussi politique, scientifique, technologique et entrepreneurial - aux sens où Hume tout aussi bien que les Physiocrates, Ricardo et Marx pensent chacun selon ses hypothèses la manufacture, l'usine et l'entreprise, c'est à dire l'économie réelle, et comme économie politique - de relancer le projet d'une nouvelle critique.)

Il en est aujourd'hui des technologies industrielles du symbolique et de l'esprit (technologies cognitives et technologies culturelles) comme il en fut des systèmes d'écriture aux hautes époques de l'Antiquité égyptienne et mésopotamienne : elles servaient à contrôler les stocks, les crues et le travail des esclaves, à assurer la puissance symbolique et économique royale ou pharaonique, et à pratiquer les divinations astrologiques. Et cependant, dans le même temps, cette astrologie engendra lentement mais sûrement les conditions d'une astronomie, puis d'une géométrie, et les tablettes d'argile préparèrent ce qui conduisit aux stèles où, dans l'Athènes ancienne, les décisions de la boulè (mot qui désigne l'assemblée, mais qui veut dire aussi la volonté) devinrent lisibles pour des citoyens dont la citoyenneté reposait sur une compétence techno-logique partagée, qui fondait une participation politique généralisée (ce qui ne veut pas dire une démocratie directe), le droit public se constituant ainsi en tant que tel, en même temps que la géométrie, la philosophie, la tragédie, la géographie, etc.

Au même moment, celui-là précisément dont parle le Freud de L'homme Moïse et la religion monothéiste, s'inscrivaient aussi, en rouleaux, les livres de l'Ancien Testament.

Les technologies numériques sont les hypomnémata de notre temps, et nous, les Européens, peut-être avec les Indiens et plus généralement les Asiatiques, vieilles civilisations, devrions devenir les Grecs et les Juifs de ces Egyptiens qu'auront été les Américains du XXè siècle, bâtissant leur Empire sur la base de technologies dont, tout en les diffusant, ils imposèrent des modèles de socialisation extraordinairement efficaces, mais qui sont devenus caducs, ce qui a pour conséquence l'immense crise morale et économique qu'est devenue la planète, mondialisée précisément par ces technologies.

La compétence, c'est à dire le savoir, dans la société industrielle, celle des producteurs comme celle des consommateurs, celle des dirigeants comme celle des travailleurs, des réseaux de collaboration et des personnes qui forment les publics (citoyens, clients, usagers, individus et singularités, collectifs et psychiques, c'est à dire organisations, groupes d'action et de pression, etc.), c'est en effet la véritable question : sur ce point, M. Seillière a indubitablement raison. Mais il faut inventer une nouvelle compétence, c'est à dire un nouvel âge du savoir.

La grande question, c'est le savoir à l'âge de technologies de l'esprit dont une politique économique doit être désormais et en priorité la socialisation. Et l'emploi suivra - car il est absurde de vouloir soumettre le développement de ces technologies à l'objectif de réduire le chômage. Le chômage est le symptôme d'une maladie qu'il faut soigner, tandis que " soigner le symptôme " consiste à en dissimuler la cause, c'est à dire à l'aggraver.

Or, que savent de tels enjeux les " dirigeants " (économiques, politiques, institutionnels, nationaux ou internationaux), en quoi sont-ils même capables, depuis les axiomes qui gouvernent actuellement leurs actions, initiatives et discours, de comprendre de telles questions - et en particulier, la question qu'elles constituent quotidiennement pour nous tous autant que nous sommes, et pour autant que nous sommes ?

Car dans la société actuelle, ce qui caractérise la vie humaine, aussi bien des producteurs que des consommateurs, ce n'est pas du tout qu'ils acquièrent des savoirs nouveaux, mais bien au contraire qu'ils perdent toute forme de savoir : savoir faire, savoir vivre, savoirs formels. Les producteurs voient leurs savoirs passer dans des machines auxquelles on leur demande de s'adapter. Les consommateurs voient leurs existences se vider de leur sens, et être réduites à des comportements de subsistance, où il faut se conformer à des modes d'emploi et des usages des marchandises, sans aucune appropriation singulière, sans aucune pratique, sans plaisir ni désir, mais par mimétisme et soumission. Et les parents y perdent de vue leurs enfants qui souffrent et accumulent une énorme misère affective, préparant ce que j'ai appelé ailleurs des bombes libidinales.

Je crois profondément, et c'est une hypothèse première d'Ars Industrialis, que les personnes ne veulent plus être de simples clients, des consommateurs, des usagers ou " le public ", au sens que ce mot a pris depuis que le marketing l'a redéfini, analysé, segmenté, ciblé et préfabriqué selon les méthodes de désindividuation qui caractérisent un âge désormais révolu. Et c'est parce que le projet de Constitution européenne les condamne précisément à cette misère que les Européens le rejettent (on dit maintenant que le non deviendrait majoritaire au Portugal).

Ce que veulent les personnes, qu'elles soient psychiques ou collective, qu'il s'agisse d'individus comme vous et moi, ou de collectifs, comme par exemple ce qui tente de s'inventer comme l'Europe, comme un nouveau processus d'individuation psychique et collective constitué par les Européens, et non par de supposés représentants de ceux-ci, ce que veulent ces personnes, c'est accéder à un nouvel âge du savoir, et c'est retrouver par là les saveurs d'un monde et tout simplement la joie de vivre que donne la confiance dans l'avenir et la croyance en un bien-être possible pour ses enfants, ou pour les enfants de ses amis.

Or, les savoirs, cela s'élabore et cela se transmet selon des modalités qui ne se réduisent pas à des slogans managériaux. Si donc la troisième révolution industrielle est bien celle des " entreprises apprenantes " et des " sociétés de savoir ", comme le prétendent aussi bien la revue Diogène et l'Unesco que Les dirigeants face au changement, cela n'a d'intérêt que si l'on réfléchit à ce que c'est que le savoir, et surtout, au rapport que celui-ci noue aux technologies qui rendent aujourd'hui possibles ces entreprises apprenantes et ces sociétés de savoir - ce qui fera l'objet du sommet mondial de la société de l'information organisé par l'ONU à Tunis au mois de novembre prochain, et il est grand temps que les Européens se mobilisent sur cet enjeu (et je n'appelle pas ici " Européens " seulement les fonctionnaires de la Commission Européenne et les lobbyistes de Bruxelles ou du Parlement de Strasbourg).

C'est cela que nous (Ars Industrialis, qui est un nouvel individu collectif) appelons la question des hypomnémata. Et nous soutenons que celle-ci doit faire l'objet d'une politique publique, nationale aussi bien qu'internationale, qui ne se réduit pas aux slogans de la société de l'information et à la généralisation du commerce électronique ou des jeux crétinisants. Une telle politique doit être un projet de société, l'invention d'une nouvelle civilisation industrielle.

" Ces analyses semblent sonner le glas des grandes stratégies industrielles. ... La stratégie ... est une adaptation continue et fluide aux actions de ses concurrents ", écrit M. Seillière. Nous soutenons exactement le contraire : le monde n'est pas fait pour que l'on s'adapte à l'état de fait qu'imposent les divers pouvoirs. C'est cette capacité à ne pas s'adapter, et à modifier les conditions initiales, que l'on nomme la démocratie. Le discours de l'état de fait est celui des sophistes d'hier et des managers de la société de contrôle d'aujourd'hui, selon lesquels il n'y a rien à faire, par exemple, contre le nivellement par le bas des esprits humains, résultat de la domination d'un modèle caduc des industries culturelles.

La télévision est aujourd'hui devenue l'organisation systématique, officielle et légale du populisme industriel, et cette terrible réalité n'a rien à voir avec une " société des savoirs ". L'entreprise apprenante conçue selon les modèles d'une société où peut sévir TF1 en toute légalité est en réalité une entreprise de dressage qui n'invente plus rien, parce qu'elle ne cherche qu'à consolider une situation qui constitue pour elle une rente : elle ne s'adapte aux changements que pour maintenir sa rente, alors qu'il s'agit d'inventer une nouvelle organisation industrielle. C'est le modèle des " sociétés de contrôle ". Et il faut le renverser. Et pour le salut du capitalisme lui-même. Parce qu'il lutte pour éviter la rupture qui seule pourrait le sauver, le capitalisme tel que le conçoit EA Seillière est en train de s'autodétruire par sa propre bêtise - et la question est aujourd'hui de l'empêcher de nous détruire avec lui.