L'avenir du capitalisme - article paru dans Libération le 18 juin 2005

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Samedi 11 juin 2005
La belle Europe et sa libido

Tandis que " les femmes américaines cherchent des médicaments pour ressusciter leurs libidos " (" beaucoup de mes patientes se plaignent de la perte de leur libido " confie le Dr Nachtigal au New York Times), Jean-Noël Tronc, ancien responsable de la " société de l'information " au cabinet de Lionel Jospin lorsqu'il était à Matignon, devenu directeur de la stratégie d'Orange, se réjouit du développement du " coaching " par téléphone mobile.
Les êtres que nous sommes n'existent que pour autant qu'ils s'expriment, et les expressions de ceux qui existent répondent aux expressions d'autres existences. Cela forme ce circuit du don et du contre-don qu'est un échange symbolique. Or, celui-ci a été ruiné par l'industrie culturelle, ce qui engendre un effondrement de la libido et de la motivation qu'elle supporte, une vaste débandade aussi bien qu'une ruineuse perte de participation esthétique, et la perte du sens même, car " il faut participer pour sentir " (Leroi-Gourhan). Or, ce circuit esthétique du sensible, qui est le symbolique en général, contient celui de la participation politique que suppose la philia par laquelle Aristote définit la cité. Bref, la perte de participation esthético-politique est cette grande misère symbolique où s'effondre le désir en général, souffrance à laquelle le non du 29 mai s'est soudainement opposé (n'oublions pas qu'Europe, la déesse, est d'abord une jeune fille que séduit un taureau) ...
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Dimanche 12 juin 2005
Prière pour les journaux

Le journal fut d'abord le journal intime qui soutenait les pratiques de l'otium, puis il devint l'inverse : organe intrinsèquement public par quoi, comme opinion, s'individue un groupe social luttant pour élargir le cercle de cette opinion. Cet organe est fait pour construire un foyer symbolique. Devenu essentiellement organe d'information, le journal aujourd'hui dénie l'opinion, et contribue à la destruction de l'individuation, et le journal intime revient, mais... comme celui de Richard Durn, qui a besoin de "faire du mal, pour au moins une fois dans [sa] vie avoir le sentiment d'exister" (Le Monde du 10 avril 2002), peu de temps avant d'assassiner huit élus du peuple.
12h30 : France-Culture m'apprend la libération de Florence Aubenas.
Libération de Florence Aubenas : chacun et chacune son Libération, et sa façon de faire son journal, c'est à dire aussi sa libération - que le temps a fini par effacer (la libération) du nom de ce journal, et il faudra un jour y revenir : de nos jours, de quoi s'agit-il de se libérer ? Et qu'est-ce que la liberté ? Elle passe, je le crois, essentiellement, par l'otium justement. Mais aussi par mille autres combats...
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Lundi 13 juin 2005
Flux d'artifices

Il y a un an, le 13 juin était un dimanche, jour d'élection : 57% d'abstentions. Je décidai d'écrire Mécréance et discrédit 1. La décadence des démocraties industrielles pour analyser le danger et les motifs de cette abstention. Ce 29 mai, la participation est passée à 7O% : l'abstention réduite de moitié, le non a gagné. Matière à méditer : c'est la question de la participation, que je rapporte à celle de l'otium, et c'est ce qui n'est pas compris dans cette société que Nicole Aubert dit " malade du temps ".
Comme un dimanche, le lundi d'un otium aussi aura été menacé - je veux parler du lundi de Pentecôte (de l'Esprit Saint). Un homme politique sait-il et peut-il comprendre, de nos jours, ce que veut dire otium, c'est à dire esprit (saint ou profane) ?
L'otium est le temps - où, prenant soin de soi, se cultivant, vouant une sorte de culte à l'écriture, on tient, à l'époque de Plutarque, le journal d'une tekhnè tou biou. Or, comment tenir un semblable journal dans Libération, pendant une semaine, à partir du samedi 11 juin, sans l'avoir déjà fait avant le jour convenu (j'en suis prévenu dès avril, l'enjeu est important, je sais que je n'aurai matériellement pas le temps, l'otium, chaque jour de cette semaine là, d'assumer cette tâche : ce n'est pas dimanche ni lundi de Pentecôte tous les jours - ayant à m'occuper de mes affaires : celles de l'Ircam ?)
A propos de l'Ircam : Agora s'est achevé samedi soir par un hommage à Boulez où s'éleva, haut dans la nuit, comme scintille une étoile, l'aîné américain : Eliot Carter.
Pas d'autre solution que de faire comme si : comme si j'avais commencé à écrire le 11 juin, alors que je prends des notes (sur mon dictaphone numérique) depuis avril. Et comme dans certains Fellini, j'aimerais montrer les les artefacts par lesquels j'aurai tenté de coller au genre : écrire au fil de l'eau, mais dans un fleuve artificiel, ...
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Mardi 14 juin 2005
Nouvelle critique

Il y a un an que parut l'ouvrage qui fit scandale, Les dirigeants face au changement, où l'ennemi du beau, Le Lay, révéla sans vergogne que le populisme industriel est le principe du " capitalisme culturel ". Or, dans la préface de cet ouvrage devenu accidentellement illustre, EA Seillière écrivait ceci : " Ce début de siècle sonne la fin de la rente technologique pour l'Occident. Aujourd'hui, c'est sur le capital humain, sur l'ingéniosité des hommes qui développent nos organisations, sur le talent et la vision de ceux qui les dirigent que se fonde notre réponse à la nouvelle donne internationale. Education, formation : l'économie de la connaissance n'est pas un slogan creux. Plus que jamais, le moteur de la croissance réside dans la compétence des hommes ".
Et cependant, si ce slogan n'est pas creux, ne faudrait-il pas commencer par faire de la télévision un organe d'élévation des esprits, et non de crétinisation par détournement destructif de la libido ?
S'il faut une politique industrielle des technologies de l'esprit, c'est pour combattre cet état de fait qui n'est pas une fatalité et qui n'engendre plus que l'absence de vergogne et la ruine de toute civilisation, ...
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Mercredi 15 juin 2005
Erreur et puissance

A présent que le patron de Daewoo, dans l'espoir d'être gracié, s'est constitué prisonnier dans son pays, après six ans de cavale et une fraude de 80 milliards de dollars, il est intéressant de rappeler qu'il fut fait citoyen d'honneur français et qu'Alain Juppé voulut lui vendre Thomson pour un franc symbolique - surtout si l'on rapproche ces faits des propos de M. Seillière.
En rappelant qu'Alain Juppé voulait vendre Thomson-multimédia 1 franc, il ne s'agit pas de l'accabler ou de le ridiculiser, ni lui ni personne, mais de rappeler que c'est au nom d'un doute fondamental sur la possibilité d'avoir une stratégie industrielle concertant actions publiques et privées qu'une telle erreur d'appréciation fut faite (peu de temps après, Thomson-multimédia, dirigé par Thierry Breton, retrouva un capital de plusieurs dizaines de milliards de dollars).
S'il faut revenir sur ce passé, qui aura consisté à intérioriser l'échec, et c'est tout aussi vrai des socialistes français, qui se crurent en cela plus " modernes ", voire " postmodernes ", c'est parce qu'il est temps de penser une nouvelle forme de puissance publique ...
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Jeudi 16 juin 2005
Capitalisme éclairé

Le cœur de la guerre s'appelle la stratégie, et le premier moment de la stratégie, son enjeu principal, est de savoir identifier son ennemi. C'est la base politique de la stratégie.
Quel est notre ennemi ? Est-ce l'islamisme, ou plus généralement le retour régressif du religieux ? Est-ce le souverainisme ? Le nationalisme ? Les diverses formes de populismes politiques ? Non, rien de tout cela en particulier et tout cela à la fois. Car bien plus profondément, c'est la désublimation.
La désublimation est le résultat du populisme industriel que met en œuvre, comme tant d'autres, Le Lay et tous ses amis ennemis du beau - ou, dirons-nous avec Kant, et aussi Lyotard, du sublime.
Et c'est ce à quoi l'apparition d'un capitalisme éclairé devra venir mettre un terme...
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Vendredi 17 juin 2005
L'Europe, cette jeune fille

La souffrance de ceux qui ne sont pas écoutés, surgie le 29 mai, par laquelle j'ai commencé cette semaine, est la question démocratique posée à tout nouveaux frais depuis ce non, depuis l'écart si frappant entre les appareils politiques et médiatiques et les électeurs, et le rejet de cette Constitution en tant qu'elle n'a fait l'objet d'aucun travail constituant, parce que pour qu'il y ait constitution, il faut qu'il y ai un travail constituant, et pas simplement sous la forme d'une assemblée constituante, comme on disait dans des temps héroïques et révolus : telle est la question de la perte de participation comme souffrance politique et symbolique, comme souffrance du désir, non exprimant un désir en souffrance. Il faudra bien que les hommes politiques comprennent qu'un corps social, comme un corps somatique, comme un corps de chair, et en tant que processus d'individuation, a une vie symbolique qui en appelle à une économie libidinale et donc à un inconscient - c'est à dire à une cure, non pas au sens où il s'agirait de faire une psychanalyse du corps social européen, mais au sens où la cure, c'est ce qui prend soin de... : il faut prendre soin de l'Europe - cette jeune fille.
Ce n'est certainement pas ce qui se passe avec les propos tenus le 1er juin, après le referendum, par José Manuel Baroso et Vivian Reding sur la société de l'information. C'est ce qu'Ars Industrialis analysera demain à partir de 16 heures au théâtre de la Colline à Paris (métro Gambetta - entrée libre - et désormais une fois par mois) ...
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