l'humilité. Et un échange de courriels avec André Comte-Sponville

Publié par sportnoy le 8 Avril, 2016 - 09:59
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Voici un texte qui me fut demandé par une revue québécoise sur le thème de l’humilité. Un échange de courriels avec André Comte-Sponville lui fait suite,  échange ayant eu lieu au moment où je terminais cet écrit sur l’humilité. Il me semble donner un certain relief intéressant à mes propos, et donner aussi à méditer encore plus longuement…

L’humilité est une attitude à l’inverse d’une posture de pouvoir, laquelle engendre  souvent en son sillon, orgueil, narcissisme, égoïsme, omnipotence.

Peut être humble, celui qui sait l’imperfection, la complexité des phénomènes tant externes qu’internes, qui sait les dualités qui nous obligent à renoncer à toute idéalité, à tout absolu, juste à chercher les meilleurs compromis, la voie du milieu, le suffisamment bien, l’amélioration, pas la perfection. Je suis humble,  lorsque je reconnais mes limites, acceptant de ne pas savoir ou si peu sur tel ou tel sujet, ce qui m’empêche alors de me prononcer par manque de compétence, d’informations. De plus, la subjectivité de tout point de vue étant une évidence, je dois me garder d’asséner ma vérité comme étant La Vérité. Sur moi-même aussi, je sais bien peu, sur ce qui me conditionne, me motive inconsciemment ; j’essaie pourtant de me gouverner au mieux, forte de la petite part de liberté et de lucidité dont je dispose.

Est mené par son imaginaire toute-puissance, loin de l’humilité, celui qui veut tout maîtriser, contrôler, dominer, décider à partir d’une volonté et d’une liberté se voulant ou se croyant totale. Faisant fi de la réalité de son humaine imperfection, il se complait dans le pouvoir, se prend pour un petit dieu ou l’élu de la création. L’humilité met potentiellement un tel individu en danger : en son esprit, s’il perd le pouvoir en se montrant faillible, c’est alors l’autre qui le détient, ce pouvoir, et qui va sûrement alors en abuser pour l’aliéner, l’assujettir, le mettre en danger. Cette logique suppose qu’il n’y aurait en nos échanges que des rapports de pouvoir régissant nos comportements et nos actes. En chacun, existe cette part qui craint au plus au point le pouvoir de nuisance qu’autrui peut exercer à notre détriment. D’où la nécessité d’avoir toujours cette part à l’œil pour ne pas céder à une sorte de paranoïa archaïque qui nous ferait réagir de façon intempestive. Car, lorsque c’est cette peur et un besoin impérieux de pouvoir défensif qui nous motivent profondément, nous réduisons la vie aux seuls rapports de force dominant-dominés ; nous l’aliénons à nos peurs, au lieu de la soutenir par notre créativité et notre confiance. L’humilité n’a pas sa place en ces rapports de pouvoir, la pensée évoluée non plus ; sont relégués au second plan comme facultatifs, l’amitié, l’amour, la solidarité, la fraternité, et tout ce qui appartient à un autre champ relationnel que celui du pouvoir.

Peut venir à alimenter ces rapports dominant-dominés, ce que j’ai envie de nommer une « fausse humilité » : celle qu’adopte une personne se disant « toute petite » par rapport à un « tout grand », un autre qu’elle imagine tout-puissant, et devant lequel se courber humblement. C’est là encore croire à quelque toute-puissance possible. Vénérer ce « tout-puissant », c’est sans doute aussi épouser ses emblèmes, vouloir se les attribuer par fusion psychique et, inconsciemment, espérer à son tour, un jour peut-être, accéder à la toute-puissance. Conforter quiconque en son omnipotence, voire renforcer ses pouvoirs, c’est l’empêcher de s’élever par souci d’égalité, de justice et de respect en sortant des rapports dominant-dominés.

Y a-t-il quelque part de la toute-puissance à l’œuvre ? Même à considérer le cosmos, il est à supposer que des forces immenses y opèrent ; mais de cette réalité notre esprit limité ne peut saisir que le mystère, le mouvement de forces contraires, l’interdépendance et l’impermanence de tous les phénomènes : en cet univers, aucune toute-puissance figée dont on pourrait se saisir par la pensée ou autrement. Même si notre esprit a parfois des pouvoirs extraordinaires ou paranormaux, il ne saurait être tout-puissant pour autant : il reste humain, limité, imparfait, lié à notre condition de vivant mortel aux prises avec l’imperfection et la finitude. Fascinés lorsque nous regardons le ciel, l’humilité vraie ne doit pas pour autant nous quitter. « Je ne sais pas » ce qui est vraiment à l’œuvre en ces sphères et en cet Ether : je m’incline dignement devant le mystère, avec l’humilité qu’exige ma condition humaine assumée. Plutôt que de coller à des certitudes imaginaires qui arrangent mes défenses égotiques ou mon besoin de réconfort, j’accepte l’ignorance et le doute quant à ces dimensions de la réalité qui échappent à mon entendement et à ma raison, lesquelles sont indissociables de ma condition humaine.

Le pouvoir que peut détenir l’humain, grandement amplifié par les technologies de son invention, l’oblige a se surveiller spécialement quand à la nocivité potentielle de ce pouvoir trop grand. Plus que tout autre vivant, il doit contenir ses excès d’agressivité ou d’emprise pour s’empêcher d’être malfaisant, tant vis-à-vis d’autrui que de son environnement. Les animaux ont un pouvoir limité, et leur instinct les guide plus sûrement que nous. Notre puissance, décuplée par nos savoir-faire technologiques, nous oblige a davantage de raison, davantage de réflexion, de lucidité, davantage de culture en somme, les limites de notre nature étant vite transgressées par notre puissance d’agir bien au-delà de nos forces réelles. D’où ce grand besoin d’humilité qu’il nous faut cultiver pour contrer notre trop grand pouvoir, et donc notre destructivité potentielle. Si l’humain n’a pas cette humilité culturelle, sa bêtise est immensément dangereuse : en violence, il surpasse en bien pire que toutes les bêtes de la terre.

Qui sait faire preuve d’humilité, ose quelque part se mettre en danger par rapport à autrui, surtout lorsque celui-ci est prompt à se laisse gouverner par ses parties primaires et par sa soif de domination, au mépris de sa raison évoluée. L’humilité suppose donc une certaine confiance en la nature humaine cultivée, et en l’amour-respect qui sait être plus fort que le pouvoir, qui sait le contrer par souci de justice et de fraternité. Pour une grande part, cette confiance intériorisée dans la personne lui a été donnée dès sa prime l’enfance ; pour qu’ensuite elle demeure à l’œuvre au cœur de son être, son environnement présent doit demeurer suffisamment clément, pas trop violent ni décourageant, pas dramatique non plus. Suffisamment aimée et préservée en son intégrité physique et psychique, la personne va savoir affronter le pouvoir et ses méfaits en se gardant de l’exercer de façon abusive, tâchant conjointement de déjouer les rapports dominant-dominés pour amener l’échange sur le terrain de l’égalité, de la mutualité et de la dignité respectée. Si, au départ, une bonne dose d’amour fut injectée en notre être grâce à l’attention altruiste de nos parents « totalement dévoués », avec suffisamment de confiance nous pourrons jouer notre partition de l’existence en sachant nous libérer de l’ego et des ses méfaits ; par delà l’ego, l’égoïsme et l’omnipotence, nous pourrons retrouver le souci de l’autre et de la vie et choisir d’être gouverné par lui, et non pas par le pouvoir qui aliène nos vies dans la prison des rapports dominant-dominés. Nous saurons « être des résistants de chaque jour, pour la justice et le respect » (titre d’un de mes ouvrages), des résistant aux abus de pouvoir que nous sommes tentés de commettre et que nous commettons bien souvent par cécité égotique. Dans mon opuscule intitulé Le care au cœur, ces pensées se trouvent développées.

Il me faut maintenant aborder une zone très douloureuse présente en chaque être humain, qui pèse énormément quant à notre capacité à faire confiance, à faire preuve d’humilité, à nous comporter de façon évoluée ou non. J’ai développé ce sujet dans mon livre intitulé : Tous fous. Parce que nous naissons prématurés, totalement démunis, radicalement dépendant de notre environnement et perméable à tout ce qui nous vient d’autrui en bien comme en mal, nous redoutons au plus haut point cet immense pouvoir que cet autre, dans les couches les plus archaïque de notre psyché, continue d’avoir. Pour nous garder de son influence redoutée, nous nous croyons bien plus libres et autonomes que nous le sommes en réalité, et nous n’hésitons pas à nous protéger des rapports de dépendances et d’interdépendances en étant égoïstes, omnipotents, sans souci d’égalité, de justice et de respect. Craignant potentiellement le pire, nous sommes Tous fous d’omnipotence défensive. Au lieu de nous ouvrir à la différence et à l’inconnu, nous nous défendons comme repliés dans « la citadelle de notre ego » et agressons de façon préventive en décochant nos flèches empoisonnées pour ne pas être agressé en premier. En d’autres termes, nous dominons vite plutôt que de prendre le risque d’être dominé et d’être mis à mal, voire de nous effondrer sous les « coups » d’un autre malfaisant. La crainte de l’effondrement est présente en chacun, dans nos parties bébé, bébé au départ totalement soumis à l’environnement. Donald Winnicott a écrit un article portant ce titre. Le premier, il a vu combien cette crainte terrible nous hante potentiellement, et nous fait donc souvent agir à partir de nos défenses égotiques, en dépit du bon sens, le sens de l’amour-respect et celui de l’humilité confiante. D’où le devoir de fraternité auquel chacun doit s’atteler. Sans cette bonté cultivée par chacun, le mal dont est capable l’humain et auquel il se livre trop souvent est sans limites, innommable, horrible, terrifiant.

 « Nous sommes doubles en nous-mêmes », avait dit Montaigne. Et Albert Camus en son temps de reprendre cette approche introspective en ces termes : « Notre nature est double ». Dans mes écrits, de diverses façons, j’ai abordé ce thème, à mon sens central si l’on veut mieux comprendre la condition humaine, ainsi que certaines causes et raisons de nos comportements.

Pour servir mon propos, d’aujourd’hui, centré sur l’humilité, je vais m’en tenir ici à une des approches possibles de cette nature double. Je considère que nous existons au niveau de l’être et de l’ego. A ce titre, j’invite mes patients à se considérer davantage au niveau de l’être que de l’ego, à ce décentrer de leur ego pour se positionner au niveau de l’être en eux, afin de pouvoir mieux se libérer de leur histoire restée trop douloureuse.

Je pense que notre être existe dès la matrice. Une parcelle de la création est en lui déposé, parcelle qui nous est confiée et que nous devons faire fructifier le temps d’une vie d’homme ou de femme. Ce sont les évènements pénibles, traumatiques et aliénants subis au cours de notre vie qui nous posent le plus problèmes, entravant notre volonté de vivre à partir de notre liberté créative. Hors, ces expériences mauvaises sont liées à l’histoire, à notre histoire tant familiale, que culturelle et sociale. In utéro, notre être est préservé de tout cela. Il est libre de toutes les influences et de tous les conditionnements qui vont suivre, lesquels infléchissent grandement notre développement actuel et futur. Certes, il y a déjà des déterminants génétiques, dès l’œuf, dans la matrice. Mais c’est tout. Pour le reste, rien encore. C’est pourquoi je dis à mes patients, qu’il leur faut, bien sûr, comprendre ce qu’ils ont subi au fil de leur histoire, mais le faire à partir de leur être libre de cette histoire. Pour beaucoup, cela leur redonne d’emblée un élan de liberté salvatrice, thérapeutique. Car, nouvellement forts de cette altérité intérieure trouvée en se positionnant à partir l’être en soi et non plus de l’ego, ils ne sont plus des victimes fatalement soumises, mais des acteurs qui repartent dans la vie déjà un peu plus libres de leur malheur.

Multi-conditionné que l’on est, s’identifier strictement à son ego si peu soi n’est donc pas malin.

Compte tenu de tous les conditionnements qui interfèrent sur notre développement, j’estime qu’au niveau de notre ego entre 0 Et 5% de liberté nous est accessible. Les plus chanceux dans la vie peuvent approcher les 5%, les moins préservés, les plus soumis et traumatisés,  peuvent avoir 0 possibilités de pouvoir vivre dignement à partir de leur liberté créative. Reste que nous avons le sentiment que notre vie vaut la peine d’être vécue, si nous pouvons la jouer à partir de ce petit bout de liberté qui nous est immensément précieux, l’originalité de notre partition de l’existence nous faisant participer alors de toute et à toute la création. En d’autres termes, notre liberté créative est liée au principe de création à l’œuvre dans tout l’univers, si bien que notre liberté singulière, aussi limitée soit-elle, nous raccorde au courant de l’universel qui l’irrigue au plus profond ; et grâce à elle nous pouvons trouver des touches de bonheur au sein même notre difficile condition humaine.

Revenons à notre thème : l’humilité. L’humilité est une attitude ou un sentiment qui dépend de la capacité qu’à la personne de se libérer suffisamment de son ego en ne s’identifiant pas étroitement à cet ego (source d’orgueil, d’égoïsme d’omnipotence, de rapports de pouvoir). Ainsi libérée de la trop grande emprise d’ego en son esprit, elle peut davantage exister à partir de son être, dont le souci n’est pas le pouvoir individuel mais le pouvoir de relation, d’échange relationnel. Qu’est-ce-à dire ?

Avant de devenir un individu existant en sa différence, en d’autres termes avant de naître à l’ego, la personne existe non-séparée de sa mère, dans l’indifférenciation d’avec elle. Notre être, au départ, dans la matrice et au tout début de notre vie à l’air libre, est indistinct de ce relationnel qu’il vit raccordé à sa mère par le cordon et le placenta. Après la naissance, ce relationnel se prolonge encore quelque temps, la fusion puis la symbiose à la mère se défaisant progressivement pour laisser advenir l’enfant à son état d’individu séparé et différencié.  Maintenant, le petit va naître à l’ego, et à sa nature double. On peut donc dire qu’en notre être, à l’origine, l’autre nous est consubstantiel, que l’intérêt relationnel est donc premier en nous, l’intérêt d’ego venant en un temps second temps compliquer la donne existentielle du tout début.

Mais, chacun peut en faire le constat, l’égoïsme et l’omnipotence sont en nous immenses. Pourquoi ? Totalement dépendant au départ, éminemment démuni et impuissant, la fragilité du bébé nécessite un dévouement parental absolu. D. Winnicott disaient que les parents devaient former une sorte de matrice post-natale pour protéger leur enfant en s’adaptant à lui, à ses besoins, et ce presque à 100%. Habitué à ce que son environnement le serve et se plie ainsi à lui, l’enfant, lorsqu’il advient comme personne, va tendre à se comporter en petit roi omnipotent, refusant de renoncer à ses privilèges jusque-là garantis. Ainsi, son immense impuissance d’avant, nourri par sa nouvelle liberté se transforme vite en toute-puissance tyrannique. Le pouvoir nouveau auquel il peut maintenant goûter, il le voudrait sans limite. Dès qu’il peut dire un premier mot, c’est d’opposition : par ses « non » répétés il s’affirme en sa différence naissante d’une façon excessive, caricaturale, qui voudrait faire rupture radicale d’avec son impuissance d’avant. En grandissant, il va devoir sortir de ses excès de petit tyran en accédant à « la position dépressive », stade du développement psycho-affectif qui permet à l’enfant, et à l’adulte tout au long de sa vie, de sortir de l’omnipotence en se libérant des rapports de pouvoirs dominant-dominés pour ranimer l’amour et le souci de l’autre présent en son être. Cette évolution, ce grandissement, ne sont jamais faits une fois pour toutes, mais toujours à recommencer, nos défenses égotiques omnipotentes nous tirant chaque fois en arrière, dans l’immaturité, et nous y faisant trop souvent stagner. Se comporter de façon mature et responsable participe de la reconquête permanente que notre moi évolué doit faire pour nous libérer régulièrement de ces parties primaires toujours activent et tentantes. Sans nous y dérober, délibérément même, nous devons à quel qu’âge que ce soit franchir, et refranchir ce stade qu’est « la position dépressive » vecteur de notre élévation.

L’humilité est une attitude qui ressort de la pratique de cette « position dépressive », dite aussi par les psys « stade du souci, de l’inquiétude, de la responsabilité ». Dans tous mes ouvrages, j’explique en quoi consiste ce stade. Je ne vais pas y revenir ici : ce serait trop long. Si elle ne pratique pas ce stade, la personne  n’assume pas sa nature double : elle reste dissociée en ses comportements, arrêtée en deçà de « la position dépressive » au stade de développement psycho-affectif précédent, nommé «  la position paranoïde- schizoïde ». L’humilité n’est alors pas son fort. Le pouvoir la gouverne.

Grâce à la « position dépressive » nous pouvons nous ressaisir, revenir sur le mal commis par notre ego dans un souci d’améliorer les choses, de réparer le mal commis par intérêt strictement égoïste. Qui ne pratique pas le « stade du souci, de l’inquiétude, de la responsabilité » tient dissocié le bien et le mal en ses comportements, ne revenant donc pas sur le mal commis de son fait. Si, grâce à notre vigilance, nous ne dissocions pas le bien et le mal en nos actions, nos comportements deviennent responsables, modérés : la mise en rapport du bien et du mal (altruisme et égoïsme) relativise les effets excessifs de leurs forces primaires non contrariées par une force contraire. Le mal n’atteint pas un paroxysme destructeur, si le bien s’interpose sur son chemin. Et le bien ne s’égare pas dans l’idéalité si, grâce à notre inquiétude éclairée, le mal n’est pas oublié en son existence incontournable.

Dès que nous naissons à l’ego, nous naissons au bien et au mal ainsi qu’à toutes les dualités qui empêchent la possibilité de la perfection et celle de toute totalité, de tout absolu. En ce sens, le péché n’est pas originel : il est la marque de notre naissance à la différence et à la liberté, liberté qu’ego ne doit pas ensuite détourner si, par omnipotence, il  coupe l’individu de l’être relationnel qui est au cœur du soi.

Qui sait sa condition humaine double aux prises avec l’imperfection, qui veut se garder de ses abus de pouvoir destructeurs car sans souci des autres et de la vie, cultive sans cesse un espace critique par rapport à soi-même : dans une volonté de respect, son être tient à l’œil son ego. En ce souci, la personne « se  surveille  », « s’empêche » d’être menée par ses pulsions, ses défenses et ses peurs égotiques. Le dessinateur Cabu, à qui un journaliste avait demandé, « c’est qui le beauf » (son personnage fameux), avait répondu : « C’est moi, lorsque je ne me surveille pas ». Albert Camus, quant à lui, avait gardé en héritage ces précieuses paroles de son père : « Un homme, ça s’empêche ». S’empêcher d’être un « beauf », une personne grossière sans humilité et sans dignité signifie que notre moi évolué, fort de l’être vivant en soi, empêche notre ego de se comporter de façon primaire, narcissique, omnipotente, abusive.

Conclusion : nous faisons preuve d’humilité lorsque nous donnons priorité à l’intérêt altruiste en nous et non à l’intérêt égoïste, en d’autres termes lorsque c’est l’être en nous et non l’ego qui nous motive au plus profond.

 

Touve sa place ici , me semble-t-il, un échange d’emails très récent avec le philosophe André Comte-Sponville. Après avoir lu son dernier ouvrage, je lui ai écrit ceci :

Cher Monsieur,

            Je viens de passer de nombreuses heures « avec vous », présente à votre ouvrage : « C’est chose tendre que la vie ».

J’y ai été « chez moi ». Votre pensée est si proche de la mienne, que j’ai éprouvé un grand plaisir-réconfort à vous lire. Ma solitude s’en est trouvée aussi allégée, et c’est bien agréable.

Comme vous, je me suis mise en quête d’une philosophie pour notre époque (et pour moi-même, bien sûr), ma faible capacité à bien vivre cherchant aussi à être compensée par une certaine force à penser. Encore un point qui nous rapproche, donc.

J’écris depuis 30 ans. 15 ouvrages publiés à ce jour (et cela va sans doute s’arrêter là, le risque étant maintenant que je radote). Contrairement à vous, personne ou presque ne connaît ce que je fais. Sans doute, là encore, une particularité du destin qui est le mien ? Mais je ne m’en affecte pas pour autant, moins que jadis en tout cas, cette reconnaissance publique ne dépendant pas de moi.

J’avais lu, au temps de sa parution, votre « Mythe d’Icare », qui m’avait beaucoup intéressée alors, au point que je cherche à me rapprocher de vous, en mettant mon premier ouvrage dans votre casier-courrier (à la Sorbonne, je crois me souvenir, ayant appris que vous enseigniez-là à cette époque). Point de signe en retour de votre part… Je suis allée mon chemin, sans lire vos suivants, en ayant connaissance parfois de certaines de vos interventions dans la presse, vos propos me semblant alors fort justes.

Et puis voilà, cette nouvelle rencontre d’aujourd’hui. Que je nous vous ai pas suivi au fil du temps, n’est pas plus mal, la grande proximité de nos pensées pouvant faire supposer un plagiat.

Vous vous dites humaniste, matérialiste, relativiste et athée, expliquant de quelles façons ; je suis là encore dans le plus grand accord avec vous. Même sur d’autres sujets, par exemple l’art ou la politique aujourd’hui, nos points de vue sont très proches. A côté de ce grand plaisir de proximité, vos appréciations et commentaires sur divers philosophes m’invitent à découvrir le travail de certains que je ne connais pas. Donc, là encore, de bons moments en perspective.

N’étant pas philosophe de formation mais psy, j’ai une connaissance lacunaire de la philosophie et des philosophes. J’ai écrit sur F. Nietzsche, et surtout sur A. Camus qui me touche au plus haut point. J’aime aussi tout particulièrement Montaigne et Spinoza.

Ce que je peux personnellement vous apporter, susceptible de vous intéresser, est ma connaissance de la psychanalyse, ma pensée trouvant l’originalité de sa formulation en grande part là, dans le champ de cette discipline.

Je constate régulièrement que les philosophes, parlant de psychanalyse, s’en tiennent à Freud (à Lacan souvent aussi), ne connaissant apparemment pas les apports d’autres psys qui font la noblesse et la valeur de cette discipline, laquelle peut être qualifiée de sagesse, lorsque c’est un homme comme Donald Winnicott qui la développe et la pratique.

D. Winnicott est mon maître à penser. Du fait qu’il n’était pas un homme de pouvoir, d’abus de pouvoir comme le fut Freud (Lacan, c’est pire encore !), il reste inconnu pour beaucoup.

Certaines pensées de Freud sont valables mais, prise dans sa globalité, sa pensée sur l’humain et ses fonctionnements psycho-affectifs est fausse, ce qui a entraîné des drames ; car avec son approche erronée, il prétendait soigner. Que les psychanalystes soient si « tordus », comme vous le constatez, ce n’est pas un hasard : c’est la conséquence de cette pensée freudienne sur l’humain, fausse ! (Là encore, à mon sens, Lacan, c’est pire).

Par exemple : l’inconscient freudien est une calamité ! « Les écuries d’Augias » pleines du fumier de nos intentions et fantasmes refoulés ! Cet inconscient ainsi conçu pose un ennemi au cœur de la personne. Comment se battre contre ce « méchant » gros de refoulements qui nous habite, que l’on porte en soi ? Quelle aliénation ! Quel assujettissement ! Face à un ennemi extérieur, on est bien moins démuni, impuissant ! Alors que l’inconscient en chacun, c’est d’abord et surtout le premier foyer de notre aventure terrestre, le terreau précieux de notre créativité, de notre capacité à être, à nous renouveler, à aimer.

Autre exemple : la première théorie de Freud, celle dite « de la séduction », était bien plus juste que la deuxième, celle « du fantasme » par laquelle il l’a remplacée. Trouvant impossible que la plupart de ses patients et patientes aient pu être sexuellement abusés, ils et elles fantasmaient donc, en avait-il conclu (on peut supposer aussi que Freud, mettant du sexe partout, ses patients lui « en servaient » J à volonté !). Ce changement de théorie a eu, entre autres, pour conséquence d’évacuer l’influence majeure de l’environnement et des autres sur nous. A n’avoir comme lorgnette que « le sexuel », Freud n’a pas vu ce que D. Winnicott a parfaitement éclairé : que cette séduction qui rend malade n’est pas sexuelle, mais pulsionnelle. Lorsque la continuité d’existence d’un enfant (d’abord a-pulsionnelle) est empiétée par la pulsion (par manque d’adaptation des parents, par agressions, etc.), la personne s’en ressent comme violentée,  voire, au pire, désintégrée en sa continuité d’être. Sur moult dessins d’enfants qu’elle avait en thérapie, Frances Tustin avait fait ressortir une constante : empiétés trop tôt par un vécu pulsionnel qu’ils étaient incapables de contenir et de gérer, ces enfants soumis à la pulsion dessinaient systématiquement des piques menaçants et transperçants (de là à y voir un pénis qui pénètre, il n’y a qu’un pas à faire dans une grossière erreur).  

Avec Donald Winnicott, revient donc au premier plan l’influence immense de l’environnement relationnel dans et sur le vécu par la personne humaine, ce que Freud avait trop négligé.

J’ai écrit un ouvrage sur la psychanalyse, et de longs chapitres dans 3 de mes autres. J’y ai dit l’essentiel de ce qu’il m’importait d’éclairer et de critiquer à partir de mon expérience. Appuyée sur la pensée de Winnicott, je me suis mise en chemin d’écriture, afin de dégager de nouvelles approches psys, mieux adaptées à la réalité de notre humaine condition. Il en ressort que mon travail est hybride : mi psy, mi philosophique.

Entre autres, ma façon d’aborder notre nature double peut, me semble-t-il, grandement vous intéresser. Vous intéresser aussi, ma théorie des 2 énergétiques qui nous animent (a-pulsionnelle et pulsionnelle, ce que Winnicott avait nommé « le féminin » et « le masculin » en chacun), et qu’il nous faut articuler et concilier la vie durant à la recherche en soi du meilleur équilibre propre à assurer notre vécu de funambule…,  la voix du milieu à rechercher toujours au sein des dualités qui conditionnent toutes nos expériences de vivants mortels…, les intempérances d’absolus et d’illusions dont il faut inlassablement se garder pour gagner en lucidité…, et le concept de « position dépressive », dite aussi par les psys « stade de l’inquiétude, du souci, de la responsabilité », position et stade qu’il nous faut pratiquer la vie durant pour nous libérer de notre omnipotence et de nos intempérances d’absolu sources de nos abus destructeurs, etc.

Peut également éveiller votre intérêt le care au cœur (titre d’un de mes opuscules), que j’explique par le fait que notre être est d’abord relationnel, tout non séparé qu’il est au départ de notre vie, tout indifférencié de notre mère dans la continuité des échanges matriciels avec elle sans heurt, ni rupture, ni manque. Nous sommes d’abord ce relationnel que nous formons avec elle… avant de nous individuer et de naître à l’ego.

Je suis très heureuse d’avoir fait votre connaissance par livre interposé. Et tant que nous sommes en cette vie, peut-être va-t-elle nous rapprocher autrement…

Si vous le souhaitez, avec plaisir je vous enverrai un ou deux de mes ouvrages (à l’adresse que vous voudrez bien m’indiquer).

Bien cordialement

SPL

Et voici sa réponse :

Chère Madame,

Merci pour votre mail. J'ai un peu lu Winnicott, il y a longtemps, d'ailleurs avec sympathie, mais sans enthousiasme. La psychologie, décidément, n'est pas ma tasse de thé... La même raison me fait décliner votre aimable proposition de m'envoyer "un ou deux livres". Je croule sous les envois de ce genre, et crains fort de n'avoir le temps de les lire, encore moins de vous en parler.

Bien cordialement.

André Comte-Sponville

Et ma réponse à sa réponse :

Quelle tristesse… Et quel mépris… "Les envois de ce genre ». Qu’est-ce que  vous pouvez savoir du « genre » de ce que je fais. Vos préjugés font leurs lois en votre esprit, et votre omnipotence aussi. Quel manque d’humilité et de lucidité sur soi-même. Et quelle fermeture à l’inconnu… Quelle tristesse...

 

 

C’est sidérant, n’est-ce pas ! Et  cela vient « donner raison » à plusieurs de mes propos développés dans le texte précédent sur l’humilité. A.C.S., se montre, ici, sans humilité, d’une fatuité et d’une omnipotence renversantes. Alors que sa philosophie, dont il rend compte en tous ses écrits, est, à mon sens, d’une justesse rare quant à mieux éclairer l’humaine condition, ce qu’il ose me dire, là, témoigne d’une dissociation profonde entre son intellect et ses comportements.

 

Pour des raisons personnelles, il aurait pu me dire avec bienveillance sa non disponibilité à m’écouter ou me lire, ou que je ne peux imaginer combien sa notoriété fait qu’il est sans cesse sollicité, son regret qu’il en soit ainsi. J’aurais compris. Aussi, ce n’est pas parce que je l’appelle à un échange qu’il doit répondre à ma demande ; chacun a sa vie privée et dispose au quotidien d’un temps limité qu’il occupe à sa convenance, selon ses priorités. Mais ce n’est pas ce qu’il fait ! Il rejette mes avances avec brutalité, comme si j’étais responsable de quelque agression insupportable à son endroit ! (Pour m’assurer que ma sensibilité à la missive d’A.C.S. n’était pas fausse, trop teintée de subjectivité blessée, j’ai envoyé cet échange de courriers à des amis. Tous ont corroboré mon impression. Tous ont été sidérés par tant de grossièreté).

Un courroux sous-jacent me semble motiver le choix de ses mots. Comment ai-je pu oser comparer mon travail au sien, me mettre à son niveau ! Son mépris semble me signifier combien j’ai commis-là un crime de lèse majesté ! Dans son dernier ouvrage, A.C.S. critiquait F. Nietzsche, à qui il reprochait ses pensées sur « la volonté de puissance » et « le surhomme », cette surhumanité d’aristocrate à laquelle Nietzsche aspirait lui semblant fort contestable, voire déplacée (avis que je partage). Et lui, drapé dans sa superbe, ne fait-il pas de même en se posant tel un surhomme face à moi ? Cette interprétation mienne est peut-être une élucubration de psy ; peut-être que tout simplement, une mouche venait de le piquer, ou bien qu’il avait la migraine, mal aux dents, au ventre ? Quelle que soit l’interprétation choisie pour tâcher de comprendre son comportement, reste qu’il m’a fait violence, et qu’il me doit des excuses.

Je me souviens d’une personne qui avait lu un de mes ouvrages, il y a quelques années. Me rencontrant à la piscine, la semaine suivant sa lecture, elle m’avait dit : « Je l’ai lu en une soirée (sacrée performance, pensais-je). Et d’ajouter : « Vous savez, nous sommes très nombreux à penser ainsi… Mais vous dites les choses fort bien… C’était très agréable à lire ». Que nous soyons nombreux et nombreuses à penser d’une façon semblable est très important : mon approche de la vie accordée à celle de ces autres s’en trouve par là-même justifiée. Plus on est nombreux à partager une même éthique, plus l’humanité va pouvoir évoluer, grandir en sagesse. Tant mieux ! ! Revenant d’une petite réaction primaire d’orgueil (moi aussi, j’ai un ego dont je dois déjouer les tours), j’ai pu penser de la sorte très rapidement, cette femme m’offrant une reconnaissance qu’elle plaçait, à juste raison, sur la qualité de ma partition de l’existence. L’existence étant la même pour tous, ce sont nos partitions différemment jouées qui font notre originalité personnelle. En d’autres termes, nous sommes amenés tous et toutes à dire la même chose, en vertu de cette même condition partagée. En chemin d’évolution, certains sont plus avancés que d’autres sur la voie de la lucidité, et font figures d’éclaireurs par leur expression plus claire ; mais tous, à l’avenir mieux éduqués, mieux décillés, avons vocation un jour à partager la même vision sur notre humaine condition, et à la parler d’une façon semblable.

A.C.S., devrait revenir au b. a.- ba de la philosophie populaire en révisant pour lui-même ces préceptes de base : « Accorde tes actes à ta pensée », et « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ».

Etant revenu de Freud et de Lacan, A.C.S dit écarter maintenant de son champ d’intérêt la psychologie comme sous-discipline. Pourtant elle pourrait lui être bien utile pour sortir de son omnipotence quand il le faut en pratiquant « la position dépressive », exercice du cœur et de l’esprit grâce auquel nous pouvons penser et agir avec respect, dans le souci de l’autre et de la vie. Si nous ne veillons pas à pratiquer ce « stade de l’inquiétude », et ce chaque jour, la vie durant, nous entretenons les instances primaires en nous et autour de nous : en d’autres termes, nous en restons à des rapports de pouvoir défensifs, perpétuant d’autant la jalousie et la haine de Caïn et Abel au mépris de l’amour et de l’amitié.

En conclusion : un homme évolué « ça se surveille » et « ça s’empêche » d’exercer un pouvoir abusif. Et lorsque ça manque à se surveiller par cécité égotique somme toute banale, ça demande à autrui de veiller à l’empêcher de se comporter comme « un beauf », de veiller à le reprendre sur la pente du mal afin qu’il puisse retrouver le chemin de son élévation. C’est peut-être, là, où ma pensée, focalisée sur les rapports dominant-dominés et leur nocivité à déjouer sans cesse, se distingue le plus de celle d’André Comte-Sponville, cette dernière, je le répète, me semblant d’une grande valeur. Reste les comportements, nos comportements individuels à réexaminer et à améliorer chaque jour…