L'homme réduit à une fonction d'échange marchand

Publié par jballay le 10 Septembre, 2009 - 19:56
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RESUME

Lorsque les hommes croiront pouvoir se passer de la pensée, de l’amitié, de la justice, de la beauté et de toute forme de communion symbolique, ils pourront sans fin se perpétrer à l’état de simples fonctions d’échange marchand, en proie à une infinité de désirs, connectés les uns aux autres dans une immense fourmilière travailleuse et digestive – et cela, jusqu’à épuisement des ressources terrestres.

La valeur a été, depuis l’Antiquité jusqu’à la Renaissance, un contenu spirituel, philosophique, intellectuel. Elle concernait les fondements du monde et de l’humain. Elle désignait la qualité symbolique qui relie l’homme à la « création ». Puis, avec l’essor du capitalisme et de l'utilitarisme, la valeur est devenue le symbole d’un travail et le signe d’une utilité : le produit du travail était réputé offrir des solutions de mieux en mieux adaptées aux besoins fondamentaux de l’être humain.

Enfin, progressivement, la valeur d’usage a été escamotée par le prix d’échange de la marchandise sur le marché à un instant donné, autrement dit un contenu largement arbitraire, volatile, sans signification. Se résigner à accepter le prix comme seul horizon des décisions humaines n’est pas un simple aveuglement, cela ressemble plus à un suicide collectif.

 

L’homme réduit à une fonction d’échange marchand 
Jean-François BALLAY[1]
 
Lorsque les hommes croiront pouvoir se passer de la pensée, de l’amitié, de la justice, de la beauté et de toute forme de communion symbolique, ils pourront sans fin se perpétrer à l’état de simples fonctions d’échange marchand,en proie à une infinité de désirs, connectés les uns aux autres dans une immense fourmilière travailleuse et digestive – et cela, jusqu’à épuisement des ressources terrestres.
La marchandisation du monde peut ainsi se décrire comme une étape du processus d’hominisation, en ce sens où l’homme, s’éloignant de plus en plus de l’état animal et devenant de plus en plus lui-même, devient progressivement in-humain. Mais ce qui s’achève ici, ce n’est que la phase Homo Sapiens, avant la prochaine « relève »[2]. N’est-ce pas le propre de l’être que de tendre au non-être pour être toujours plus ? Il faut en conclure que l’extension progressive de la marchandise, loin d’être un accident de parcours de l’histoire, se joue au contraire sur la plus longue durée qui soit : la durée du phénomène de la vie.
Cette machine naturelle est impossible à contrôler de l’intérieur, et elle possède cet avantage irremplaçable aux yeux des humains les plus riches : elle leur apporte toujours plus de bénéfices et de jouissance. Pour eux la valeur d’utilité de l’économie marchande est assimilée à une valeur de vérité : ce qui est utile aux hommes leur a toujours paru très vrai. Ainsi la mesure du taux de croissance, qui sature le paysage politique et médiatique (en temps d’euphorie comme en temps de crise) est très utile pour faire du profit même si elle n’a plus grand chose à voir avec ce que les sociétés traditionnelles considéraient comme la richesse – la terre, la vie, l’amitié, la sagesse.
Cessons de considérer la marchandise comme une « externalité », qui tour à tour se déploie dans les productions humaines et s’ingère dans la satisfaction des « besoins ». La marchandise, pas plus que les autres « inventions » du vivant dans l’homme – la société, le langage, le savoir – ne doit être considérée comme un « supplément »[3] ajouté à la prétendue essence de l’homme. Désormais, la marchandise c’est l’homme, et l’homme, génétiquement, s’est fait marchandise.
La richesse et l’activité digestive de l’espèce humaine
Comment fonctionne cette « activité digestive » qui fait circuler, en flux toujours renouvelés, toutes ces forces de destruction, de production et de consommation ? La richesse, dans l’imaginaire de nos contemporains, est identifiée à une activité purement digestive nommée production, qui d’un côté suppose la destruction de ce que la nature a créé et de l’autre côté s’offre à l’intarissable appétit de consommation. La mesure de l’une s’égale miraculeusement à celle de l’autre (au prix d’incroyables artifices de comptabilité) et ce miracle a trouvé son nom : la « valeur ajoutée ». Que l’on en vienne à piller la planète pour produire des artefacts dits « à forte valeur ajoutée » n’a aucune importance – ce sont des processus qui créent de la richesse puisqu’ils génèrent des flux d’argent, lesquels sont immensément croissants puisqu’ils nourrissent des flux infinis de désirs.
L’idéologie de la croissance, héritée du « progrès continu » proclamé par le 18ème siècle, est devenue une croyance aveugle, un culte totémique dans la société marchande. Mais pourquoi s’affecter de cet « aveuglement » ? Le processus de l’évolution est « aveugle », et cela depuis 800 millions d’années. C’est ainsi qu’il se déroule et aucune morale n’y peut rien. Le capitalisme, dont l’essor s’est fait sur une toile de fond morale, n’a pu se maintenir et se renforcer qu’en s’affirmant amoral. La chose étant irréversible, il ne reste plus qu’à en déduire la seule conclusion sereine possible : manifestement, plus rien n’arrêtera la marchandise, et la transition de l’« homo sapiens » vers une autre forme d’hominidé n’est qu’un (mauvais) moment à passer...
Il faut ajouter que c’est le fait de se situer au bas de l’échelle des valeurs qui rend la marchandisation inéluctable et irréversible. Pourquoi ? Tout simplement parce que, comme le montre toute l’histoire de la philosophie politique, les valeurs sociales résistent au processus d’évolution naturelle, et plus particulièrement encore à « l’effort que fait toute chose pour persévérer dans son être » c’est-à-dire au conatus cher à Spinoza. Cette résistance des valeurs est proportionnelle à leur degré d’élévation spirituelle et intellectuelle (j’ajouterai : pour le meilleur et pour le pire), et elle ne peut durer qu’un temps – quelques millénaires ? – avant que la nature reprenne ses droits. De ce point de vue, l’attitude morale et la recherche du juste paraissent toujours bien fragiles, tandis que l’extension illimitée de la marchandise présente, en quelque sorte, l’avantaged’offrir la moindre résistance au processus d’évolution.
La valeur vénale, forme première de l’être-ensemble
Pour regarder du côté des origines, la valeur marchande prend sa source dans ce qu’on appelait autrefois – et qu’on n’ose plus nommer de ce nom – la valeur vénale, une notion vieille comme le monde puisqu’elle repose sur le sentiment de cupidité qui habite le cœur des hommes depuis toujours et même, pour remonter plus loin encore en arrière, dans la convoitise, présente chez tous les animaux supérieurs. À partir du moment où des petits malins ont compris qu’ils pouvaient se servir de la convoitise à leur propre profit, en appâtant leurs semblables avec les objets de leurs désirs, toutes choses de ce monde, y compris les êtres humains eux-mêmes, ont commencé à avoir une valeur marchande. Troquer, vendre, s’approprier, ou simplement voler, permet d’acquérir du pouvoir, du plaisir et bien d’autres satisfactions. La valeur marchande est donc très antérieure à l’invention de l’argent (et à la « marchandise » au sens marxien), et il est facile de comprendre à quel point elle entretient, dès l’origine, un rapport ambigu avec les valeurs morales.
Il faut insister sur ce qui se joue inconsciemment dans le phénomène de la convoitise car cela nous permet de comprendre l’enjeu symbolique que véhicule la notion de valeur marchande. Comme toute forme de désir, la convoitise suppose une représentation mentale de cela que l’on désire, mais aussi un arrière-plan affectif où se joue la relation à celui qui possède. L’expression populaire objet de convoitise exprime une partie du phénomène, tout en occultant la nature de ce lien entre celui qui convoite et celui qui possède. Comme toujours chez l’être humain, l’objet en cache un autre. Cela mérite qu’on s’y attarde un instant.
Commençons par l’objet. La chose convoitée n’est jamais une chose en soi, dans son état de nature – une chose immédiate et singulière – mais, plus précisément, un objet. Un objet de désir dans la pensée de celui qui, soit dit en passant, se croit le sujet libre de son désir. C’est le cas, tout aussi bien, du fruit dérobé à l’arbre de la connaissance, de la sucette que la petite fille dévore des yeux, ou de la nouvelle twingo convoitée par le jeune cadre, ou encore de la prostituée vue comme un objet de consommation, une marchandise, une machine de plaisir.
 Il est essentiel de noter que cet objet-marchandise est bien une représentation mentale, qui révèle non seulement l’objet-désiré dans la chose convoitée, mais aussi l’objet-désirant dans le sujet qui ne voit plus à quel point il se rend esclave de ses propres désirs. A fortiori lorsque ceux-ci peuvent être manipulés par autrui – possesseur, vendeur, dominant. Autrement dit, la constitution de la valeur marchande procède, par essence, d’une double réification – du monde et des hommes.
Nous serions bien inspirés de nous souvenir de la leçon des épicuriens, pour qui la paix intérieure consistait à goutter le plaisir d’être simplement soi-même, indifférent à tous les désirs illusoires et bienheureux de ne pas souffrir (la fameuse ataraxie). Ils avaient parfaitement compris que, en dehors des besoins fondamentaux du corps, les désirs provoquent dans l’esprit une agitation permanente et demeurent toujours inassouvis ; à l’instant même où nous touchons du doigt l’objet convoité, il s’échappe, ne laissant plus que la chose morte, la chose consommée, et fait place à un autre objet plus insaisissable, tant est grande la créativité – et la faiblesse – de l’homme en proie à ses désirs.
Si, donc, dans un élan moral (devrais-je dire dans un élan d’espoir ?), nous pensons tout de même que ni la nature ni les hommes ne sont de simples objets, et que personne n’est en droit de se les approprier ; si nous pensons que l’esprit humain n’est pas calculable ni mesurable ; si de même nous pensons que les ressources de la terre ne sont pas non plus de simples objets de consommation ; alors nous en conclurons qu’il n’est pas légitime de leur assigner une quelconque valeur d’échange, et nous verrons que seuls les artefacts construits dans un but utilitaire peuvent avoir une valeur marchande et être échangés sur un marché.
Pour le dire autrement, la valeur que l’on doit assigner à la nature et à la vie est nécessairement infinie – ce qui, convenons-en, n’est pas très pratique pour les marchands, les employeurs, et les comptables. Hélas, comme la convoitise des hommes n’a pas de limites et que certains se croient autorisés à réduire l’infini à une quantité finie, le périmètre des marchandises ne cesse de s’étendre à toutes choses ; et cela, de façon exponentielle depuis trois siècles. Depuis que la théorie économique a vu le jour – autorisant une rationalisation de la production, de l’échange, du marché, et des désirs eux-mêmes.
Où cela s’arrêtera-t-il ? La force de travail d’un être humain a elle-même été réduite, il y a un siècle et demi, à un objet, et est devenue ainsi échangeable sur le« marché du travail ». Les salariés y ont d’ailleurs trouvé un certain bénéfice, au moins provisoirement, dans le contrat de travail et la protection juridique et sociale. Mais à quels types d’objets faut-il réduire une activité immatérielle, comme l’enseignement, la pratique artistique ou même les métiers de services, pour qu’ils se trouvent enclos dans un prix ? Est-ce que les idées, de façon générale, peuvent s’analyser simplement comme des flux de substances qui transporteraient avec elles, partout où elles circulent et à travers leurs transformations successives, une étiquette indiquant leur cours en Bourse ?
Est-ce que le bonheur, la santé, la justice, l’amitié ou la connaissance peuvent avoir un prix ou une quelconque valeur d’échange ? Et à quels objets ne les réduiront pas les marchands, à seule fin de pouvoir s’en emparer ? Voilà des questions qu’il faudrait trancher, de façon catégorique et définitive, en mettant un point d’arrêt à l’extension illimitée de la marchandise. Pourtant on ne voit pas une telle prudence se profiler à l’horizon. On peut trouver cela inquiétant et insupportable, mais nous ne faisons rien car la rationalité calculatrice, associée à la recherche de l’intérêt individuel, stoppe net toute attitude critique (mise sur le compte de la naïveté). Aux jugements de valeur de la morale, de la politique et de la spiritualité, s’oppose le soi-disant jugement de fait que constitue l’équilibre des prix, et, plus généralement, l’établissement de la valeur d’échange.
Destin de la valeur-travail et de la « richesse naturelle »
Les premiers théoriciens modernes de l’économie, comme Smith, Ricardo ou Marx, ont consacré une partie essentielle de leur réflexion philosophique à la question de la valeur – ce dont on ne trouve plus guère de trace dans les discours économiques et politiques actuels. Ils en ont cherché la source dans quelque chose qui a une validité morale à peu près bien établie : le travail. L’idée directrice qui a défini le travail – depuis le 17ème siècle et notamment dans la conception d’un John Locke – est à peu près celle-ci : l’homme, dans son élan émancipateur, apprend à s’emparer de la nature, à l’utiliser pour effectuer une action de transformation. Il transforme la terre en blé, en orge, en riz, en fruits et légumes. Il transforme les matériaux bruts, le bois, le métal, la terre, en ustensiles, en outils, en armes, en objets décoratifs ou utiles. Cette activité de transformation constitue la valeur ajoutée de l’humain ; c’est le fruit d’une combinaison géniale de son labeur et de son intelligence. C’est pourquoi le travail a été considéré comme une valeur en soi, qui devrait pouvoir faire l’objet d’une délibération, avant même d’être réduite à une valeur d’échange sur un marché. Voici le socle moral de toute pensée dans l’économie politique classique.
Il faut aussi évoquer une autre valeur fondamentale, plus universelle encore que le travail : les richesses de la nature. Celles-ci étaient considérées jadis comme un bien sacré qui méritait le plus grand respect des hommes. Puis elles furent conçues, dans l’Occident moderne, comme un bien commun « utile », permettant l’activité productive c’est-à-dire la création d’artefacts à valeur ajoutée, visant le bien-être et le plaisir des hommes. Pourtant, dans nos propres campagnes, la terre a conservé une valeur mythique très forte jusque ces dernières décennies. Ce respect envers la nature était également visible dans les théories de la valeur qu’ont élaborées les pères de l’économie politique moderne. Or ce temps est révolu. À présent, les richesses naturelles sont systématiquement réduites à la notion de simples matières premières, ce qui en dit long sur le mépris que nous leur accordons. À l’époque où nous ne raisonnons plus qu’en termes de valeur ajoutée (le Produit Intérieur Brut), que faisons-nous de la plus grande de toutes les valeurs, la terre, source de la vie ?
On peut remarquer, au passage, que ce bien utile que constituent les richesses naturelles n’a pour ainsi dire jamais été conçu comme une valeur équitablement répartie entre les hommes. Dès l’Antiquité, dans la belle cité d’Athènes, on voit mal l’esclave réclamer son dû et prétendre cultiver son propre jardin. Son corps, sa vie, son âme et l’intégralité de son temps appartiennent au Maître. À l’époque d’Adam Smith, les choses ont certes un peu changé, et le paysan détient souvent un lopin de terre qu’il peut cultiver comme il l’entend. Mais, dans les usines qui se multiplient partout à travers l’Europe, les ouvriers ne détiennent pas de titres de propriété sur le capital. L’accès aux matières premières, dans les manufactures, est, de fait, l’apanage des grands propriétaires du capital.
Et aujourd’hui, à l’époque de la mondialisation financière, qu’en est-il ? Qui peut exploiter les nappes de pétrole ou toute autre richesse de la terre ? Certes, dans la légende hollywoodienne, on peut voir un James Dean découvrir du pétrole, sur la terre aride de son Texas natal, et devenir milliardaire. Ce temps est loin, et les Majors ont accaparé tout le gâteau. Faut-il aussi rappeler à quel point les peuples des pays exportateurs de pétrole ne voient qu’une maigre redistribution de la valeur ajoutée ? On serait bien en peine de chercher celle-ci dans la création de salaires décents ou dans des infrastructures d’intérêt public comme les écoles ou les hôpitaux. Que les ressources naturelles aient été considérées par les pères de l’économie comme un bien commun et comme une valeur substantielle méritant déférence et respect envers la Nature, cela laisse un peu rêveur, et l’on mesure à quel point l’eau a coulé sous les ponts en deux siècles. Imagine-t-on l’humanité dans son ensemble se réunir pour auto-limiter l’exploitation de cette richesse fragile et épuisable ? On pourrait dire, vulgairement : de nos jours, on pille gratis, et sans états d’âme.
Décidément, les richesses de la terre sont bien méprisées – eu égard à leur valeur infinie. Ce manque de gratitude de l’homme contemporain se paiera bientôt au prix fort, mais il sera, hélas, sans doute trop tard. Comme l’a signalé Patrick Viveret[4], la création de richesse, mesurée dans le PIB, est une notion étrange qui ne considère comme seule et unique valeur que l’activité productive, en soi, et cela dans la proportion du profit qu’elle génère. La richesse, dans l’imaginaire de nos contemporains, est réduite à la production, c’est-à-dire ce qui, d’un côté, suppose la destruction de ce que la nature a créé et, de l’autre côté, ne fait que prescrire la consommation généralisée. Que l’on en vienne à piller les ressources naturelles pour produire des milliers d’objets futiles n’a aucune importance – ce sont des processus qui créent de la richesse puisqu’il génèrent des flux d’argent. La fameuse valeur ajoutée se réduit au calcul comptable de ces flux : c’est la différence entre ce qu’on a dû payer pour créer un produit et le prix qu’on en tire en l’écoulant sur le marché – rien d'autre.
Nous sommes à des années lumières de l’époque de John Locke, où les réserves naturelles de la terre paraissaient infinies et où le travail ne risquait pas de les épuiser ; bien au contraire il les faisait fructifier – ce qui lui octroyait de facto toute sa valeur morale. Cela n’est plus. Désormais, la rationalité productive et financière ne laisse plus à la terre le temps de se régénérer, ce qui aboutit à inverser la valeur morale du travail et surtout sa légitimité écologique : les fruits qu’il est censé fournir à l’humanité (nourriture, vêtement, logement, santé…) ne suffisent plus à contrebalancer l’inexorable processus d’épuisement de la nature qu’il provoque. Or, devant ce renversement complet de la valeur et de la légitimité du travail humain, on serait en droit d’attendre une forte réaction politique de l’humanité citoyenne. Au lieu de cela, nous assistons à une terrible impuissance politique voire, dans bien des cas, à une incroyable inconséquence. En dehors des déclarations d’intention – qui peuvent être sincères, mais rarement suivies des faits – les gouvernements se préoccupent bien davantage du taux de croissance de leur PIB que du devenir de la planète. Les politiciens, tout comme les consommateurs dans leur immense majorité, ont oublié d’être citoyens du monde, au moment où il y a urgence absolue à le devenir. Revenons donc en arrière, au moment de l’histoire où l’économie était dite politique et où les philosophes tentaient de la penser comme telle.
Pour les pères de la théorie économie moderne, la seule notion de valeur digne de ce nom, c’est donc la valeur du travail. Dans le vocabulaire des Adam Smith, Karl Marx, ou, plus tard, d’un Georg Simmel, il est souvent question de force, d’effort, de sueur, de labeur, de muscles. Ces auteurs appuient leurs raisonnements sur la dure réalité des fabriques. On pense dans le langage de la mécanique, de la thermodynamique, et c’est la sueur des travailleurs qui fournit l’étalon de référence. Rien à redire à cette philosophie morale qui cherche à fonder la valeur d’une marchandise sur le travail fourni pour la produire (à condition, toutefois, que le travail n’absorbe pas toute la valeur au détriment des ressources naturelles).
Adam Smith pose l’hypothèse suivante : « Des quantités égales de travail doivent être, dans tous les temps et dans tous les lieux, d'une valeur égale pour le travailleur. »[5] Hypothèse naïve dans sa simplicité mathématique, mais honnête intellectuellement – et qui est presque toujours oubliée de nos jours, alors même que l’on manipule journellement les soi-disant valeurs (les prix), en les additionnant, les comparant, les faisant circuler sans le moindre état d’âme quand à leur validité. En effet, comme dit Smith, il faut bien que deux paysans consacrent le même effort et les mêmes ressources pour élever la même quantité de volailles. C’est la condition pour qu’un marché puisse attribuer au kilo d’oie une valeur fixe et connue, et ainsi permettre la circulation des biens, comme Aristote l’avait déjà très bien analysé.
Nous sommes en effet dans l’arithmétique la plus élémentaire : si un kilo de volaille nécessite X jours de labeur de n’importe quel éleveur, et si un mètre linéaire de toile de lin nécessite Y jours de labeur d’un tisserand, alors le marché peut ouvrir le matin. Car le kilo de volaille pourra dès lors être comparé au mètre linéaire de toile de lin, moyennant le ratio X/Y. Cette belle épure mathématique qui convenait si bien à l’esprit d’Aristote, cet impeccable ratio X/Y, permet de faire la conversion généralisée de toutes choses en un prix, et de fonder ainsi l’usage rationnel de la monnaie et la circulation des marchandises. Le paysan et le tisserand n’ont plus besoin de faire du troc ; ils ont un moyen beaucoup plus efficace et plus rapide pour écouler chacun leur produit : passer par l’intermédiaire du marché. Les oies du paysan seront aisément mises en relation avec quiconque en manifeste le besoin, tout comme la toile de lin du tisserand. Et chacun pourra successivement vendre et acheter à sa guise. Les productions humaines peuvent dès lors s’organiser, s’échanger, s’écouler, circuler, s’utiliser et se consommer librement, partout. Voilà les bases du libre échange et, par voie de conséquence, le chemin ouvert à l’émancipation progressive de l’homme sur la nature, telle que promise par Hegel.
Les limites de la valeur-travail et son déclin
Nous restons, à ce stade, dans le cadre d’une économie où l’on s’accorde encore le droit de penser et de discuter, et nous parlons d’une valeur solide, légitime : celle du travail humain. A l’époque des Lumières, personne ne peut concevoir que bientôt ce ne sera plus la valeur-travail qui sous-tendra les théories économiques, mais seulement des valeurs beaucoup plus vénales comme le prix de l’action ou le taux de profit pour l’actionnaire. Mais, avant d’en revenir au présent, il nous faut commencer par regarder de plus près cette valeur-travail, pour constater qu’elle-même ne peut trouver de théorie véritablement consistante. Georg Simmel a naguère passé en revue les principaux problèmes théoriques du concept de valeur-travail[6].
Le premier problème : deux individus ne sont jamais identiques. Si l’on compare deux éleveurs d’oie entre eux, il y en a presque toujours un qui se démarque et qui, au résultat, fait mieux ou plus vite que son concurrent. Il peut se démarquer par une habileté qui lui est propre, par un savoir général qui lui permet de mieux anticiper les problèmes (intempéries, voisinages, pâtures…), mais aussi par d’autres facultés qui font qu’il va être capable de mieux vendre un même produit, ou de mieux se fournir en matières premières, etc. Georg Simmel fait observer combien il est difficile de ramener la valeur-travail à une quantité de temps de production. L’un va plus vite, mais la qualité de sa production est-elle aussi bonne ? Moins bonne ? Meilleure ? Tous les cas sont possibles. La variable humaine est prépondérante dans le résultat.
Aujourd’hui, deux travailleurs sur un même marché de l’emploi, quand ils se présentent à l’embauche, ne disposent pas du même capital : ils se distinguent par des choses plutôt objectives comme leurs diplômes ou leurs expériences antérieures, mais aussi par ce que Pierre Bourdieu a nommé le capital symbolique : l’histoire familiale, les savoirs et les comportements que chacun a pu, ou n’a pas pu, développer durant son enfance et tout au long de sa vie avec ses relations personnelles. Et puis, il y a encore bien d’autres facteurs : l’humeur de l’employeur au moment de l’entretien d’embauche, le courant qui passe ou ne passe pas entre les deux parties prenantes, l’effet de mode à cet instant qui fait préférer tel profil à tel autre, la couleur de la peau, les qualités personnelles que croit percevoir le recruteur, etc. En bref, l’embauche est cet instant où une transaction décisive a lieu, d’où résultera le salaire du nouvel embauché. Certes, il existe dans les grandes entreprises des grilles et des modèles qui cherchent à objectiver ce problème, mais ils ne tiennent compte que d’une petite partie des facteurs évoqués ci-dessus. Or, du niveau de salaire va résulter le coût de la journée de travail, tout au long de la vie. Ainsi, lorsque sur le marché, l’économiste tentera d’évaluer un produit à la quantité de travail réalisé pour l’amener jusqu’au marché, les données d’entrée de son opération seront faussées. Il va comparer des choses qui, à la base, ne sont pas assignées de la même façon à un prix. Voilà pour le problème du coût unitaire du travail.
En outre, tous les facteurs qui différencient deux salariés concurrents ou deux entreprises concurrentes, à savoir l’habileté propre, les savoirs, les conditions de travail, le capital technique disponible, le capital symbolique hérité, tous ces facteurs produisent deux résultats différents. C’est même cela, par nature, le principe de la concurrence. On suppose que le moins cher est le mieux. Mieux car de valeur identique, à meilleur coût. Ou mieux car de valeur supérieure à coût identique. L’ensemble de ces facteurs est intégré dans ce que les économistes appellent le facteur travail, qui est l’un des trois principaux facteurs de production de l’entreprise (travail, capital et matières premières). Ce facteur-travail n’est nullement un capital fixe de l’entreprise, mais au contraire un paramètre fluctuant en permanence, impondérable, intangible. La métaphore de la mécanique est pleinement à l’œuvre dans ce modèle de l’entreprise : celle-ci est une boîte-noire qui fait agir en entrée (input) les trois facteurs de production et qui, en sortie (output) apporte sur le marché ses produits et services. Ce modèle n’est pas évoqué par Georg Simmel car il n’existait pas à son époque, mais ses propos soulignent combien le facteur travail est aléatoire – alors même qu’il constitue l’hypothèse fondamentale de la valeur et, donc, de toute théorie économique consistante.
Autre problème analysé par Simmel : dans l’estimation de la valeur-travail, c’est une durée d’effort musculaire qui est prise en compte, mais en réalité l’homme utilise son cerveau ! Son travail est-il physique ou psychique ? S’il est physique, alors le droit du travail peut se développer et s’appliquer, grâce à la métaphore de la mécanique des forces. On rétribue un effort, une force, une énergie, un temps. Ces grandeurs peuvent être répertoriées et donc évaluées sur un marché. Mais comment identifier et caractériser la dimension psychique, intellectuelle, du travail ? Or, comme le précise à juste titre Simmel, cette dimension est toujours présente, même chez le travailleur manuel bien entendu. Cette remarque permet d’en appeler à une théorie unitaire du travail, et de sortir du vieux dualisme entre travail manuel et travail intellectuel.
Mais, en même temps, la difficulté n’est pas résolue : comment rendre visible l’effort intellectuel ? Problème impossible ? Simmel révèle là son positivisme : il espère que cela sera un jour possible… Tout en constatant qu’on en est loin. Il rappelle au passage ce qu’Adam Smith avait déjà indiqué, à savoir qu’une habileté intellectuelle agit en général d’une façon complexe, non seulement du fait de sa nature immatérielle, mais aussi du fait qu’elle met en œuvre des savoirs construits antérieurement. Ainsi, un procédé ou une méthode ont été élaborés à un endroit une fois pour toutes, et sont en quelque sorte disponibles pour circuler et être ré-appropriés par de nombreuses personnes durant leur apprentissage. Simmel évoque, à cet égard, l’injustice qu’il y a à attribuer une plus grande valeur au pianiste virtuose qu’à un acrobate ou un jongleur. Est-ce un choix arbitraire de la société, qui met plus en valeur le piano que l’acrobatie ? Bien sûr, en grande partie. Mais c’est aussi l’occasion de rapporter le travail de l’individu au capital culturel existant, dont il a besoin : l’apprentissage de l’histoire de la musique et des interprétations antérieures est très long, et pourtant, au moment de la prestation, il est implicitement mis en jeu en un éclair, dans l’esprit et le doigté du pianiste. Cette alchimie est l’aboutissement d’un long processus d’incorporation dont nulle théorie de la valeur ne peut espérer rendre compte. C’est ce qui faisait dire à Picasso, à qui l’on demandait combien de temps il lui avait fallu pour faire son tableau : « il m’a fallu toute une vie ». Le génie peut en un clin d’œil réaliser une œuvre ou produire un effet que d’autres seraient incapables de produire même avec de longs mois de travail. Comment, dès lors, ramener tout cela à une même unité de comparaison ? Où est la valeur-travail de l’activité psychique ?
Autre facteur aggravant, souligné aussi par Simmel : on ne sait jamais quand cela commence ni quand cela finit. Le chercheur, le professeur, l’artiste peuvent très bien être tout le temps en train de travailler. Mais un bon artisan aussi, bien évidemment ! Un maître ébéniste ne s’arrête pas de penser à son travail à sept heures du soir quand il rentre chez lui.
Dans l’économie contemporaine, tout travail est donc rémunéré par un contrat qui détermine, au moment de l’embauche, de façon largement arbitraire et injuste, un prix horaire de la main d’œuvre ; tout travail est, non pas une succession de tâches séparées les unes des autres, mais au contraire un processus intérieur de transformation et d’apprentissage permanent, qui remodèle sans cesse les modalités mêmes de la production. Selon le moment de l’histoire individuelle ou collective où l’on considère une production donnée, il s’avère donc impossible de reproduire plus tard les mêmes conditions de mesure de la valeur.
Enfin, Simmel rappelle, après Adam Smith, les conséquences de la division du travail sur la difficulté à mesurer la valeur-travail totale qui est incorporée dans un objet. Rappelons d’abord le théorème majeur, celui de la division du travail, qui, pour Adam Smith (qui ne connaissait pas le taylorisme), est la solution miracle qui permet d’augmenter indéfiniment la variété des objets et la performance du travail. L’auteur énonce trois avantages clés de la division du travail : 1° cela permet à chacun de se spécialiser et donc de devenir plus performant dans sa spécialité ; 2° cela évite les pertes de temps que suppose un passage permanent d’une activité à une autre chez une même personne ; 3°, cela permet de concevoir une mécanisation des tâches en inventant des machines adaptées. Voici l’une des phrases inaugurales de l’ouvrage qui souligne le premier point :
« L’accroissement de l'habileté dans l'ouvrier augmente la quantité d'ouvrage qu'il peut accomplir, et la division du travail, en réduisant la tâche de chaque homme à quelque opération très-simple et en faisant de cette opération la seule occupation de sa vie, lui fait acquérir nécessairement une très-grande dextérité. »[7]
Les bénéfices à double tranchant de la division du travail
Mais l’avantage d’efficacité de la division du travail s’accompagne d’un inconvénient majeur que nous ressentons aujourd’hui avec beaucoup plus d’acuité qu’à l’époque : c’est la complexité croissante de l’activité productive – et sa conséquence psychologique qui est la quasi-impossibilité à comprendre la globalité du système et donc à donner du sens à son travail. Du point de vue de la théorie de la valeur-travail, il était déjà compliqué, en cette fin du 18ème siècle, de recenser toutes les tâches et tous les processus intermédiaires qui concourent à l’élaboration du moindre objet, y compris le plus simple qui soit. Ainsi, Adam Smith, prenant l’exemple fameux de la manufacture d’épingles, entreprend de recenser l’ensemble des actions et des produits intermédiaires qui ont été nécessaires pour aboutir à ce dérisoire objet qu’est une simple épingle :
« Mais de la manière dont cette industrie est maintenant conduite, non seulement l'ouvrage entier forme un métier particulier, mais même cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de métiers particuliers. Un ouvrier lire le fil à la bobille, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l'objet de deux ou ­trois opérations séparées : la frapper est une besogne parti­culière; blanchir les épingles en est une autre; c'est même un métier distinct et séparé que de piquer les papiers et d'y bouter les épingles; enfin l'important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d'autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois. »
À ce stade, ayant souligné toute la complexité d’une théorie de la valeur fondée sur le travail, il faut se garder de considérer cette complexité comme un obstacle à l’économie. Au contraire, c’est justement toute la thèse centrale d’Adam Smith et de ses continuateurs, libéraux ou marxistes, que de s’émerveiller du potentiel de progrès technique qui en découle. En effet, c’est parce que la division du travail est possible, c’est parce que chaque travailleur et chaque entreprise détient un capital qui lui est propre, non seulement financier et technique mais aussi cognitif et culturel, que chacune de ces unités de production peuvent se démarquer de toutes les autres, et contribuer ainsi à faire apparaître des innovations comme fruit d’une coopération entre producteurs le long d’une immense chaîne causale d’activités reliées les unes aux autres par le lien du fournisseur au client.
Le mécanisme qui permet cela est une conception très darwinienne[8] : l’économie est considérée comme un milieu social-naturel soumis aux lois de l’évolution naturelle ; c’est la compétition entre les producteurs d’un même secteur, comme la compétition entre les espèces, qui permet aux meilleurs de s’imposer sur le marché (ou dans l’écosystème). L’économie doit être libérale car c’est la combinaison de la compétition et de la diversité (des capacités et des tâches) qui effectue naturellement la sélection de ce qui est utile et l’élimination de ce qui ne l’est pas assez.
On aurait donc tort de s’appuyer sur la difficulté théorique de la valeur-travail et de sa validité pour en tirer une critique de la théorie économique. Puisque ce sont justement les tâtonnements, pour ne pas dire les bricolages, de l’homme (et de la vie), à savoir son comportement erratique, imprévisible, conflictuel, et égoïste, qui sont les conditions mêmes pour que la main invisible du marché (et de la vie) opère sa sélection naturelle. La force de ce raisonnement réside, non pas dans son fondement théorique, qui est pour ainsi dire inconsistant voire stupide, mais seulement dans ses résultats pratiques. Et que sont ces résultats ? Un mélange inextricable de choses positives (innovations techniques, amélioration des conditions de vie, augmentation du bien-être matériel…) et de choses négatives (crises, insécurité, perte des repères, conflits, guerres économiques et militaires, risque croissant de destruction de l’environnement) dont on ne peut jamais faire le bilan par addition du bon et soustraction du mauvais. De ce mélange impossible à évaluer ne ressort qu’une seule certitude bien tangible : le profit des investisseurs.
Le pouvoir fantasmagorique de la valeur-utilité
Mais laissons de côté ces considérations. Ce qui compte, c’est de chercher en quel point commence la défaillance réelle du système. Or, plusieurs seuils ont été franchis depuis Adam Smith, qu’il ne pouvait guère prévoir. Et cela, dès le début du 19ème siècle avec Jean-Baptiste Say, puis, quelques décennies plus tard, avec John Stuart Mill qui enterrent définitivement la valeur-travail comme référence, au profit de la valeur d’utilité. Pourtant, ces penseurs sont encore nourris d’humanisme ; ils considèrent l’utilité sous l’angle de la morale et visent une chose, ambitieuse autant qu’inaccessible : le bonheur de l’humanité. La valeur d’utilité d’une action ou d’un bien quelconque doit faire l’objet d’une délibération, collective ou individuelle. Hélas, le bonheur n’est certes pas facilement mesurable. Et donc, progressivement, ce qui va prendre le dessus par rapport à toute autre considération, c’est le calcul égoïste des acheteurs et des vendeurs – car lui, du moins, est bien visible sous la forme des flux d’échanges marchands.
Le basculement dans l’irrationnel et l’insignifiance généralisée s’est opéré au fur et à mesure que les économistes se sont mis à évacuer les délibérations sur la valeur, pour les remplacer par un calcul mathématique et un postulat général d’« équilibre » des prix. Galilée lui-même n’avait-il pas proclamé fièrement : « La nature est un grand livre ouvert devant nos yeux, et il est écrit en caractères mathématiques » ? Cette idée, reprise et immortalisée par Descartes, n’a pas fini d’engendrer les pires dérives. Fallait-il se croire autorisés à appliquer cette trop fameuse maxime à la « nature humaine » ? Il a suffi que quelques audacieux entrouvrent cette brèche pour qu’ensuite, le reste du troupeau s’y engouffre à son tour. Ce fut l’œuvre d’économistes comme Léon Walras, dans les années 1860-70.
La notion clé qu’ils ont introduite, pour faciliter la généralisation de la modélisation mathématique de l’économie, est celle d’utilité marginale. Cette notion traduit la question suivante, sous-jacente à tout échange marchand : si je possède une quantité X d’un bien, dans quelle mesure ai-je envie d’en acquérir un exemplaire supplémentaire ? ». Ce raisonnement explique que l’eau de mer, l’air ou le vent, bien que fort utiles pour les hommes et pleins d’une richesse immense, n’ont pas de valeur marchande. Inversement, la convoitise pour un bien augmente avec sa rareté. D’où l’éternelle valeur marchande de la prostituée : son corps est une denrée rare et convoitée.
À l’utilité marginale répond la production marginale – ce qui veut dire que les décisions des vendeurs et des acheteurs vont se rencontrer à un point d’équilibre entre l’offre et la demande. Le producteur décide de faire fonctionner ses machines en proportion de l’utilité marginale de son bien. S’il y a pénurie, alors celle-ci augmente très vite. Tous les calculs quantitatifs sont dès lors permis. Tout doit se mesurer : la quantité des biens en circulation sur le marché, les stocks, la quantité des matières premières achetées, les flux de produits en sortie, le nombre d’heures des employés… Ce qui facilite la mesure, c’est qu’on s’intéresse surtout aux variations de toutes ces grandeurs à chaque instant. Il suffit de placer des instruments de contrôle aux entrées et sorties. Question de méthode et d’organisation. Du moins, en théorie. Toute l’économie productive de biens et de services, et bientôt toute la société, peut commencer à être chiffrée dans toutes ses largeurs, et donc modélisée avec des outils mathématiques puis des ordinateurs. 
 Aujourd’hui, comme l’illustrent les manuels de gestion et de management, la valeur n’apparaît plus que sous la forme des prix et des variations. Ces prix s’établissent sur les marchés au gré des modes et des spéculations, ils n’ont donc aucune signification autre que mathématique. Leur utilité n’a rien d’absolu, ce qui de toute façon ne serait pas mesurable puisqu’il faudrait des discussions infinies pour se mettre d’accord sur cette utilité absolue. Peu importe – ce qui compte, c’est de faire du profit. Cet usage purement instrumental de la valeur donne lieu à la comptabilité des entreprises et des nations, et constitue la base des décisions politiques en tous domaines. Cette chute dans l’abîme de l’insignifiance présente, comme par hasard, l’immense avantage de recourir aux mathématiques tous azimuts – et ainsi de fonder une nouvelle forme de pouvoir, qui échappe à toute forme de délibération.
Tout ce qui a été dit plus haut sur les difficultés théoriques à fonder le concept de valeur, tout cela relevait de débats politiques et philosophiques. Du fait de la nature des phénomènes en question, qui sont des phénomènes purement humains – sociaux, psychologiques, cognitifs, politiques – on ne peut que raisonner de façon discursive, conceptuelle ou intuitive. Seules des approches philosophiques, politiques, anthropologiques sont légitimes à traiter de ces questions – du fait que celles-ci touchent à un être qui ne peut se réduire à une simple substance, et dont le travail ne peut se réduire à de simples objets. Le problème, c’est que les économistes, après avoir commencé par fonder leurs principaux raisonnements sur des comparaisons avec la physique, se sont ensuite emparés des mathématiques, et, en fait, de tous les instruments possibles utilisant les quantités. Ils sont ainsi passés d’une première ère du capitalisme, où les principes généraux suffisaient, malgré leur flou, à produire des résultats étourdissants (innovations techniques et accumulation du capital), à une ère de maturité et de folie où désormais on cherche à étendre ces principes à toute chose de ce monde – cela grâce à l’usage illimité des machines à calcul de toutes sortes.
En même temps que tout commençait à être modélisé et mesuré d’une façon quantitative, la théorie de la valeur, qui était une théorie philosophique s’intéressant au phénomène social et cognitif du travail, a été substituée par une simple pratique comptable de la valeur – et bien sûr, toute considération théorique, toute signification, se sont évanouies en cours de route. Cela ne gêne pas les promoteurs du capitalisme libéral, pour une bonne raison, sur laquelle nous reviendrons plus loin : le seul critère qui compte à leurs yeux, c’est le profit immédiat qu’ils tirent de cette évolution – et cela quels qu’en soient les risques à plus long terme, pour le monde entier. Et jusqu’à présent, du profit, ils en ont fait, si l’on en juge par les écarts croissants entre les riches et les pauvres ! Cette transformation du capitalisme a ainsi vu disparaître la réflexion sur la valeur (du travail), progressivement remplacée par une simple pratique comptable, celle des prix qui s’établissent sur chaque marché, à chaque instant, en fonction des circonstances d’une offre et d’une demande.
Résumons. La valeur a été, depuis l’Antiquité jusqu’à la Renaissance, un contenu spirituel, philosophique, intellectuel. Elle concernait les fondements du monde et de l’humain. Elle désignait la qualité symbolique qui relie l’homme à la « création » ou au « créateur ». Puis, avec l’essor du capitalisme et du matérialisme, la valeur est devenue le symbole d’un travail et le signe d’une utilité : le produit du travail était réputé offrir des solutions de mieux en mieux adaptées aux besoins fondamentaux de l’être humain. Enfin, progressivement, la valeur d’usage a été escamotée par le prix d’échange de la marchandise sur le marché à un instant donné, autrement dit un contenu largement arbitraire, contextuel, sans aucune signification collective.
La démesure de la mesure du monde
Avant de regarder de plus près comment cette valeur d’échange qu’est le prix est exploitée dans le monde comptable et mathématique de l’économie contemporaine, il faut souligner encore une fois à quel point la mesure quantitative ne signifie en rien une plus grande rationalité. C’est le contraire qui a lieu : le recours excessif aux mathématiques, à l’arithmétique, à la logique instrumentale des machines à calcul, et aux statistiques, a en même temps évacué l’usage raisonnable de la raison : cette raison qui est faite d’une harmonie entre les concepts et l’intuition, entre la logique abstraite et l’expérience concrète – entre la méditation intérieure et la délibération publique.
C’est ainsi que, derrière l’apparente rationalité de la comptabilité, la valeur des prix ne signifie strictement rien d’autre que la rencontre entre un désir de vendre et un désir d’acheter. Cela aussi, Adam Smith le savait très bien : « le prix du marché de chaque marchandise particulière est déterminé par la proportion entre la quantité de cette marchandise existant actuellement sur le marché, et les demandes de ceux qui sont disposés à en payer le prix naturel. »[9] Mais, là encore, il ne se doutait pas des évolutions ultérieures du capitalisme.
La valeur assimilée à un simple prix d’échange, contrairement à la valeur du travail, ne se relie nullement à la raison humaine, à l’éthique, au progrès social, à l’évolution du monde, mais uniquement à l’intérêt individuel et au taux de profit qu’elle permet à court terme. « Si je peux vendre n’importe quoi à n’importe quel prix, alors je crée de la richesse en faisant de l’argent », voilà le moteur psychologique qui explique les actions et les décisions aujourd’hui. Insignifiance absolue (car relative !), qui fait monter ou descendre le prix des choses au rythme de l’insignifiance généralisée des désirs du moment, des effets de mode, de la pluie et du beau temps. Un auteur de théâtre, Bernard-Marie Koltès, a consacré une pièce magnifique à cette question, en la surplombant d’ailleurs de très haut par un langage à la fois drôle, poétique et efficace au plan de l’action dramatique :
« Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ; car si je suis à cette place depuis plus longtemps que vous et pour plus longtemps que vous, et que même cette heure qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux ne m’en chasse pas, c’est que j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi, et c’est comme un poids dont il faut que je me débarrasse sur quiconque, homme ou animal, qui passe devant moi. »[10]
À l’époque de John Locke, et encore à celle d’Adam Smith puis de Marx, on cherchait la valeur dans le travail effectué ; cette réflexion avait une portée politique et morale, même si la valeur-travail était une notion discutable et difficile à conceptualiser. L’économie avait encore pour but principal de nourrir les peuples et de chercher une émancipation de l’homme sur les forces obscures de la nature. A présent, au contraire, l’hégémonie du système des prix génère une accumulation infinie de chiffres et impose un immense silence sur la question essentielle : que voulons-nous devenir, sur notre planète ? On discute beaucoup du poids respectif de l’économique et du politique, pour conclure en général sur des poncifs. En témoignent les difficultés extrêmes des institutions internationales à inverser le processus de dégradation de l’environnement. Mais la question n’est pas tant d’opposer l’économie à la politique. Le personnel politique peut bien prétendre, pathétiquement, rester maître à bord. Les gouvernements peuvent bien prendre les mesures qui s’imposent lorsqu’il y a urgence (c’est à dire presque toujours trop tard). Le problème c’est que le politique n’est plus politique dans la mesure où il se détermine lui-même à partir de quelque chose qui n’a en soi aucun sens : le chiffre.
La délibération publique et l’élaboration des options politiques est entièrement fondée sur des données statistiques et des tableaux de bord quantitatifs (PIB…), c’est-à-dire une technologie comptable. Tous ces chiffres, j’y reviendrai plus loin, ne donnent jamais une image, même approximative, du réel, mais seulement le résultat consolidé de tout ce qui peut être mesuré – à l’exclusion de ce qui ne se mesure pas c’est-à-dire l’essentiel : le bonheur, la souffrance, la paix, l’amitié, la culture, l’art, la santé, la pensée, la foi, la liberté, l’espace, le temps. Ainsi se trouve escamotée toute réflexion sur les notions de valeur, de sens, de projet de civilisation et de vie sur terre. Cette hégémonie absolue de la rationalité calculatrice est une supercherie si grosse qu’elle nous crève les yeux. Se résigner à accepter le prix comme seul horizon des décisions humaines n’est pas un simple aveuglement, cela ressemble plus à un suicide collectif.
En ce troisième millénaire, nous voici parvenus à ce qui nous semble une limite asymptotique de ce principe d’échange généralisé : à la fois terrifiés par la perspective de disparaître à brève échéance, et radicalement condamnés à continuer, et à faire comme si de rien n’était. Pourtant, au-delà de l’inéluctable destruction qui se profile, il y a encore et toujours autre chose. Le mur est un écran de fumée. De ce qui disparaîtra et de ce qui se conservera, à travers une transformation plus ou moins terrifiante, nous ne savons encore rien. On ne s’en apercevra peut-être même pas, au moment où cela aura lieu. Mais on peut gager que cet être historiquement daté, l’homme contemporain, ce foisonnement hyperbolique d’individus épris de travail et de consommation, de souffrances et de jouissances, est amené à ne pas survivre sous sa forme actuelle. Heureusement, devrait-on ajouter.
 


[1] Ecrivain, de formation ingénieur, a une longue expérience du monde de l'entreprise, auteur d’essais sur l’économie de la connaissance, par ailleurs praticien du théâtre et titulaire d’un master en arts du spectacle
[2] Je fais allusion au terme employé par Derrida pour traduire le concept phare de Aufhebung dans la machine hégélienne
[3] Pour reprendre le fameux terme de Rousseau longuement analysé par Derrida (De la grammatologie, Editions de Minuit, 1967)
[4] Patrick Viveret, Rapport d’étape de la mission « nouveaux facteurs de richesse »
[5] Adam Smith, La richesse des nations, p 101
[6] Georg Simmel, La philosophie de l’argent, [1900], PUF, 1987, chapitre V, partie III
[7] Adam Smith, La richesse des nations, p 75
[8] Avant la lettre, car c’est justement Adam Smith qui, inspirant à Hegel sa conception de l’évolution, a inspiré indirectement Darwin.
[9] Adam Smith, La richesse des nations, p126
[10] Bernard Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, éditions de Minuit

échange marchand

à J.-F. Ballay et son premier commentateur, D. Pastor.

"... nous voici parvenus à ce qui nous semble une limite asymptotique de ce principe d’échange généralisé ..."(Jean-François BALLAY)

"... vers qui tourner sa colère, son envie de reprendre possession de soi-même ..." (D.Pastor)

J'ai écrit sur l'échange un premier billet, en janvier 2009, proposant de chercher une dynamique de socialisation non fondée sur l'échange ("hors l'échange, point de salut?"). Je tentais alors de définir les qualités que devrait présenter un outil construit pour supporter cette dynamique. J'entend par outil un dispositif matériel comme peut être la monnaie et les systèmes monétaires qui supportent les dynamiques de socialisation fondées sur l'échange marchand.

Dans un deuxième billet, avril 2009, je décrivais de façon succincte un outil satisfaisant aux exigeances précédemment formulées ("condensateur de consistances..."). Une telle construction n'a d'intérêt que dans l'expérimentation qui peut en être faite. C'est un moyen de mesurer sa cohérence, son adéquation au réel et sa pertinence quant à l'objectif désiré de "reprendre possession de soi-même", à quoi j'ajouterais l'impératif de se déprendre de la possession que nous exerçons sur d'autres!

En fait, c'est "le principe d'échange (marchand) généralisé" qui nous possède, qui est consubstantiel de la formation de nos mentalités depuis cinq ou dix mille ans, depuis que l'homme a parqué des animaux et planté des graines. Il s'ensuit que toute expérimentation d'une socialisation excluant l'échange marchand ne peut être qu'extrêmement lente. Il faut bien noter que cette exclusion de l'échange n'est pas à justifier parce qu'il représenterait un mal, ou une chose mauvaise, mais par la curiosité de voir ce que l'on peut faire sans. Par le désir de démontrer que l'échange marchand n'est pas indispensable pour parvenir à produire de façon satisfaisante et obtenir ce qui nous satisfait. L'expérimentation est aussi source de pensée par nature accessible à tous : une même réalité peut être la référence de différents langages qui restent cloisonnés s'ils ne trouvent la passerelle d'un vécu commun ...

... J'imagine qu'un savoir faire dans cette voie non marchande nous aurait épargné le spectacle de ces tonnes de lait perdues parce que l'échange marchand était impuissant à en révéler la valeur.

Quant à la colère, il faut s'en délivrer de façon que la colère qui est en soi n'aille pas semer des graines de colère hors de soi. Jeu sans fin. Semer plutôt, par une façon de produire avec bonheur, des graines de désir de production heureuse.

Qu'avez-vous pensé de mes quatre textes (qui sont une réponse prémonitoire au billet de J.-F. Ballay!)? J'en prépare un nouveau sur les modalités concrètes de mise en place d'une expérimentation à partir de mes premières observations. Et, qui sait, peut-être aurons nous le temps de faire un essai ?

Amicalement, Francis.

Réponse à Francis Didion

Bonjour, j’ai lu votre réponse mais je n’ai pas encore lu en détail vos articles. J’ai une première réaction (ou plutôt deux).
Je partage certainement vos regrets de voir l’échange (marchand) envahir toutes les sphères de l’activité humaine aujourd’hui (jusqu'à l'école et la vie privée), mais j’ai une remarque à vous soumettre.
Il me semble, à première vue, que votre démarche consiste à chercher à mettre au point un modèle (une « construction » dites-vous) de relation humaine autre que l’échange (marchand). C’est ce qu’on peut appeler une approche normative (si je vous ai bien compris). Sur ce point je me démarquerais de votre approche, car je préfère opter pour une approche « critique », qui analyse mais ne se hasarde pas à imaginer un monde meilleur.
En effet, l’approche normative a généralement du mal à éviter les vœux pieux… Les « il faut » ou «il faudrait » ont tendance à pointer, même à mots couverts… Ceci étant, je reconnais que c’est certainement utile pour guider des actions (politiques ou sociales) et susciter des vocations.

Il y a un second point, qui concerne le contenu. Vous indiquez :
« c'est "le principe d'échange (marchand) généralisé" qui nous possède, qui est consubstantiel de la formation de nos mentalités depuis cinq ou dix mille ans, depuis que l'homme a parqué des animaux et planté des graines. »
J’ai cru pouvoir penser la même chose jusqu’à ma lecture du grand économiste Karl Polanyi. Dans cet essai majeur « La grande transformation » (1944, trad. Française chez Gallimard, 1972), Polanyi a fait un travail historique important, qui a une portée anthropologique.
Ses travaux vont à l’encontre de l’idée que vous indiquez, à savoir que l’échange marchand aurait dominé dans les rapports humains depuis des millénaires. Comme le montre Polanyi, ceci est une idée fabriquée de toutes pièces à l’époque d’Adam Smith (non pas forcément machiavélique, mais plutôt une opinion non vérifiée et qui confortait ses thèses). Dans ses chapitres 4 & 5 en particulier, Polanyi s’attache à démonter cette erreur.
Il ne nie pas, bien au contraire, que toute société ait une dimension économique : « Aucune société ne saurait naturellement vivre sans posséder une économie d’une sorte ou d’une autre… » (p 71) Mais, enchaîne-t-il : « avant notre époque, aucune économie n’a jamais existé qui fût, même en principe, sous la dépendance des marchés ».
Et il insiste : « Nous avons de bonne raisons pour insister sur ce point avec toute l’énergie dont nous sommes capables. Un penseur de la taille d’Adam Smith a avancé que la division du travail dans la société dépendait de l’existence des marchés ou, comme il le disait : de la « propension de l’homme à échanger bien contre bien, bien contre service, chose contre autre chose ». De cette phrase devait sortir plus tard le concept d’homme économique. On peut dire, rétrospectivement, qu’aucune interprétation erronée du passé ne s’est jamais révélée aussi annonciatrice de l’avenir. »
Je continue à le citer :
« En fait, les idées d’Adam Smith sur la psychologie économique du premier homme étaient aussi fausses que celles de Rousseau sur la psychologie politique du sauvage. La division du travail, phénomène aussi ancien que la société, provient des différences inhérentes aux sexes, à la géographie et aux dons individuels. Et la prétendue tendance de l’homme au troc et à l’échange est presque entièrement apocryphe. »
Cette dernière phrase, lorsque je l’ai lue, a provoqué un choc. J’avais toujours cru et répété (comme tout le monde !) que le troc était vieux comme le monde. Façon de se dire que l’échange marchand, avec une monnaie et un marché, était une « suite logique » de cette tendance « naturelle ».
Or, l’anthropologie (en tout cas celle de Polanyi) dit le contraire : dans toutes les sociétés humaines, la circulation des biens s’est faite sous d’autres formes que le troc ! Et donc bien sûr, a fortiori, d’autres formes que le marché. Et Polanyi de poursuivre :
« Nous devons pour commencer nous défaire de certains préjugés du 19è siècle qui sous-tendent l’hypothèse d’Adam Smith concernant la prétendue prédilection de l’homme primitif pour les activités lucratives » (p 73)
En fait, dans la plupart des sociétés, l’homme n’agit pas avec une finalité d’utilité individuelle et de profit pécuniaire, mais en fonction des structures socio-politico-religieuses. Je cite à nouveau :
« L’homme agit de manière, non pas à protéger son intérêt individuel à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux. Il n’accorde de valeur aux biens matériels que pour autant qu’ils servent cette fin. »
Dans la suite de son chapitre, il décrit et recense les grands systèmes économiques qui ont eu cours dans l’ensemble des sociétés, jusqu’à une époque très récente : le début du 19 è siècle ! Ces systèmes sont régis par l’un des trois grands principes de comportements (ou une combinaison de ces trois principes) : la réciprocité (don contre don chez les Indiens d’Amérique, ou circulation de cadeaux dans l’archipel de Mélanésie), la redistribution (pouvoir centralisateur comme en Chine, en Inde ou en Perse), et l’administration domestique (Grèce antique…). Le quatrième, et dernier, principe est… le troc.
Je m’arrêterai là, pour ne pas être trop long. Et surtout pour vous laisser aller lire par vous-même. Vous voudrez bien m’excuser si vous connaissiez déjà cette œuvre majeure de Polanyi. Peut-être en savez-vous plus long que moi sur ces sujets. Dans ce cas, merci d’avance à vous de renseigner les autres lecteurs, et moi-même, qui eux n’ont pas la chance d’avoir lu Polanyi ou d’être compétents en anthropologie économique.

Je finirai sur une note optimiste. Puisque l’échange marchand est si récent et si particulier, faut-il le considérer comme inéluctable, impossible à remettre en cause, ou du moins à infléchir ?
Mais on peut aussi voir les choses sous un autre angle, moins optimiste : maintenant que nous avons un inventaire des quatre grands types de système économiques qui ont existé depuis des millénaires (et parmi lesquels le troc n’est que le quatrième, marginalement), nous pouvons réfléchir autrement à des questions d’économie politique pour l’avenir. Et nous poser des questions sur ces systèmes : est-ce que le don contre don (potlatch…) est si enviable que certains ont pu le penser ? (Voir à ce sujet les écrits de Frédéric Lordon). Pas sûr, si l’on pense qu’ils supposent l’institution de formes de pouvoir qui n’ont rien de démocratique… Grande discussion.
Quand aux autres systèmes, la redistribution, nous la connaissons bien en France… Les Chinois aussi l’ont bien connue, jusqu’au 20è siècle. On sait historiquement que la centralisation du pouvoir n’est pas toujours bonne et qu’il faut rester toujours vigilants sur les abus du pouvoir central… cela c’est une question non résolue dont on ne fera pas l’économie pendant longtemps encore. Quand à l’administration domestique, il faudrait revenir à la cité athénienne, ou revenir à nos grands parents qui cultivaient leurs coins de terre dans les campagnes… mais pourquoi pas, à dose bien choisie.

Bref, ce que l’on pourrait espérer, aussi, c’est que certains partis de gauche aujourd’hui, au lieu de concentrer leurs énergies exclusivement sur les « logiciels » et les « boîtes à outils » qui vont leur permettre de revenir au pouvoir (ou pas)… se mettent sérieusement à penser, et à se nourrir de connaissances en philosophie, en anthropologie, en histoire… et en économie à condition de revenir aux « fondamentaux » ! Je crois que les électeurs, les citoyens, les salariés retrouveraient un peu d'espoir et d'allant dans cette perspective de refonte de notre société.....
A bientôt, à lire vos commentaires.
JF Ballay

approche normative

« je préfère opter pour une approche « critique », qui analyse mais ne se hasarde pas à imaginer un monde meilleur.
En effet, l’approche normative a généralement du mal à éviter les vœux pieux… Les « il faut » ou «il faudrait » ont tendance à pointer, même à mots couverts… »

Certes, l’approche normative est malaisée, voire dangereuse. C’est pourquoi je me suis soucié de formuler quelques principes auxquels se référer quand on a le sentiment de ne pas bien dire ou faire : quand des « il faut » ou «il faudrait » prennent consistance à l’arrière plan. Bien que restant invisibles ces messages d’arrière plan, inconscients, ne peuvent manquer de parasiter l’expérience à laquelle on a voulu se consacrer. Dans la liste de principes qui apparaît dans ma réponse à Dominique Pastor (30 11 2009), pour déceler la présence ou la signification de ces « il faut » ou «il faudrait », ce sont les n° 3, 4 et 5 qui sont à prendre en considération : 3) non prosélytisme, 4) légèreté, 5) frontière. D’un certain point de vue, la nature de la prison où nous sommes est une obsession concernant ce que d’autres doivent faire ou penser. Et l’on peut construire une critique de l’échange de ce point de vue : j’ai fait du pain, certes pour que tu aies du pain, mais avant tout pour le pouvoir que cela me donne sur ce que tu me fournis en échange (monnaie ou troc). Cette critique permettrait de distinguer, d’une part, les types d’échanges qui sont bons et féconds, participant à la répartition de ce qui est utile et rare, surtout si la difficulté pour le produire nécessite une motivation supplémentaire qui vienne s’ajouter à l’amour de la belle ouvrage ! Et d’autre part cette critique permettrait de distinguer les types d’échange qui ont corrompu la relation humaine : production d’avions de combat (qui sont une production de mauvaise qualité), destruction de l’abondance naturelle ou de l’abondance offerte par certaines technologies, manipulation des désirs …
Quand on a défini ainsi la prison où l’autre se trouve, on a posé l’impossibilité de l’en sortir en lui disant de penser autrement ! Par ailleurs, la « prison » de notre vie commerciale ordinaire est aussi la source nutritive dont dépend notre survie. Il ne faut donc pas confondre l’idée d’en ouvrir la porte avec l’idée de la détruire !
Ma pensée normative prudente m’a donc conduit à la stratégie du spermatozoïde : un programme (normes) est en moi, voilà ce que je fais dans l’invisible d’un repli microscopique du monde, et je n’ai qu’un pressentiment de ce que nous pouvons faire ensemble si le programme qui est en toi s’accorde au mien pour nous offrir un cadre de normes communes. Toi et les 10 qui êtes semblables à toi. Eux et les 100 qui sont par les premiers reliés, … l’idée est d’arriver à des échelles où la question change d’aspect, des échelles où se forment des sources nutritives hors de la « prison ». … bon, mais je me laisse aller à oublier que votre approche ne se hasarde pas à imaginer un monde meilleur ! Brisons là !
Amicalement, Francis.

Merci

Merci pour votre réponse, et désolé de ne pas être venu la lire plus tôt.
Je viens de répondre au billet de Dominique Pastor, du 8 octobre, en faisant suivre par un texte sur le même sujet que les articles que vous avez peut-être déjà lus. Vos critiques sur l'approche normative me semblent fondées, et il est probable que mon approche soit "normative". J'aimerais toutefois savoir la définition que vous donnez de ce mot pour me prononcer ! ce qui me paraît sûr, c'est que dans mon approche, on est toujours menacé d'être agi par d'autres motivations que celles qui se présentent à notre conscience. J'espère me protéger de cet eccueil par un couplage adéquat de l'expérimentation et de la réflexion.
J'ai lu, il y a peu, le nom de Karl Polanyi, pour la première fois, dans le livre d' Edouard Goldsmith "Le tao de l'écologie", qui le cite beaucoup (notemment page 316, le passage que vous citez, dans une traduction différente). Donc, oui, l'échange marchand n'est pas dans le naturel de l'homme, et quand il vient a être persuadé du contraire, il se déssèche. Je me suis donc posé la question : qu'est-ce qui est le naturel de l'homme ? et j'explore l'hypothèse que la réponse est : Produire. Produire ce qui fait du bien, sinon ce n'est pas produire. Seconde question : comment rendre effectifs tous les potentiels de production ? A quelles conditions chacun peut-il être soulagé du souci premier de savoir ce que les autres produisent pour lui, et ainsi rendu libre de conduire son ouvrage selon le sentiment qu'il a de ce qui est bon. (sur ce point, je ne suis pas normatif!). ... mais laissons là ce bavardage désordonné, je vais réfléchir à vos 4 grands types de systèmes économiques.
A priori, chacun de ces 4 grands types fait une part à l'échange ou à un pouvoir extérieur à la volonté de celui qui produit. La source, la base sur laquelle repose la mesure de la valeur de ce qui est produit, et à quelles conditions l'imagination de cette valeur peut être féconde. Quand ce qui est imaginé prend la place du réel, cela cesse d'être fécond. Mon intuition est que peut être institué un moyen technique pour désimaginer, consumer ce qui a été imaginé. Faute de celà, l'outil de mesure de la valeur prend la place d'un dieu transcendant (pouvoir invisible), et les productions humaines ne sont plus que des moyens de donner une mesure de la valeur de la monnaie : ce que je suis prêt à sacrifier en temps de travail pénible pour avoir 1000 euros donne une idée de ce que c'est que la valeur de 1000 euros (et peu importe que ma peine soit employée à faire des mines antipersonnelles) ; le voyage que je peux faire dans les Baléares avec 1000 euros donne une idée de ce que c'est que la valeur de 1000 euros. La permanence bascule du côté de l'imaginaire et le réel devient le champ où est à l'oeuvre un processus répété d'annulation: production/consommation. ... Voilà mon idée: une inversion est à l'oeuvre quelque part ... mais peut-être exprimerai-je cela plus clairement un autre jour.
Au plaisir de vous lire,
Francis.

Réponse à Monsieur Didion

Cher Monsieur Didion,

Je dois avouer que je n'ai pas encore porté attention à vos textes. Il faut dire que je découvre depuis qqs jours seulement ce site d'une immense richesse.

Etant totalement novice dans le domaine qui est le vôtre (j'entends la philosophie en général), la lettre que vous venez de publier à l'endroit de Monsieur BALLAY et à mon attention m'apparaît assez complexe dans sa formulation.

Il est évident que le sujet en lui-même demeure difficilement abordable. De fait, certaines tournures de phrases, l'exposition d'idées précises sont certainement impossibles à formuler sous une forme vulgarisée, sauf à y perdre leur âme.

Ce chemin difficile ne me rebute pourtant pas.

Pour en revenir à la colère que je ne puis m'empêcher de ressentir, elle nait d'un conflit intérieur. Je n'ai pourtant nulle envie de m'aventurer sur un terrain politique qui nous éloignerait de notre propos.

Pour en terminer avec cela, je parviens assez aisément à exprimer ce ressentiment au moyen d'un vocabulaire choisi que vous aurez sans doute apprécié. Et comme il m'est souvent possible de mettre des mots sur des maux, cette colère s'exprime pacifiquement. Je pense que ça devrait durer.

Mais revenons en à une vie sans échange marchand par laquelle vous semblez attiré. Personnellement, je l'appelle de mes voeux comme j'appelle mes rêves avant de m'endormir. En effet, hors le doux songe que représente une société non marchande et que personnellement je vous félicite d'avoir eu, je ne vois pas très bien comment vous pourriez mener à bien une expérimentation de ce type. Beaucoup s'y sont essayé sans obtenir spécialement de résultats eccourageants. Les communautés hippies des années 60 et 70 sont à cet égard riches d'enseignements.

Je ne suis pas anthropologue mais je crois que de telles communautés ont dû exister dans le monde, dans des forêts équatoriales en grande partie ravagées maintenant, ou les déserts jadis gelés du Grand Nord. Mais elles devaient concerner de très petites structures sociales extrêmement soudées et solidaires en raison de l'environnement très hostile dans lequel elles évoluaient et dans laquelle la spiritualité en formait le ciment.

Dans nos sociétés dont l'outrancière et monstrueuse expression marchande ne peut se plus se réaliser que sur un théâtre d'opérations mondialisé, je ne pense pas que la vision du monde dont vous rêvez puisse avoir sa place. Car il faut bien reconnaître que nos sociétés et leur économie sont d'une complexité qui dépasse l'entendement, surtout pour le commun des mortels dont je fais partie. Une économie autre, à mon sens n'y trouverait pas sa place ou pour peu de temps.

En effet, comme vous l'avez si justement fait remarqué, nous sommes façonnés, formatés "au principe d'échange marchand généralisé... depuis cinq à dix mille ans" et j'ajouterai, aux injustices criantes qu'il engendre.

Peronnellement, hors toute idée d'échange impliquant
"un outil", ce que je trouve extrêmement enrichissant ce sont les rencontres. Celles qui nous grandissent, qui nous ouvrent l'esprit et nous aident à vivre. Une rencontre pour être vécue pleinement, doit irrémédiablement mettre à l'écart
cette monstrueuse idéologie marchande. Voici donc un bon début à la mise en place de cette expérience.

Quoiqu'il en soit, je vais me faire un devoir et un plaisir de vous découvrir à travers vos autres billets et sans doute découvrirons nous la richesse de cette rencontre.

A tout bientôt donc Monsieur Didion.

Amitiés, Dom.

Cher Monsieur Pastor ou, Cher Dom.,

Confus je suis, de ne lire qu'aujourd'hui votre réponse, si rapide, à mon message du 7 octobre !
Je croyais tout simplement avoir échoué dans la mise en ligne de mon commentaire !
Les expériences passées, sur la piste de ce qui m'attire, sont en effet riches d'enseignements. Les résultats décourageants auxquels elles ont abouti sont peut être dus au fait qu'elles se sont fondées sur des principes inadéquats. Je viens de terminer la rédaction d'une feuille sur les principes auxquels il faudrait s'en tenir pour, peut-être, mieux réussir. Bien d'accord avec vous sur le fait qu'une expérimentation n'est peut-être possible qu'une fois sur mille, mais le façonnage et formatage au principe d'échange marchand généralisé, s'il a commencé peut-être au néolithique, n'est parvenu que très récemment à s'engrammer au coeur de nos psychismes, J.-F. Ballay, dans la réponse qu'il fait le 10 octobre à ma réponse, insiste sur ce point que je n'avais pas bien présenté. je continue de réagir (à chaud), sur votre texte : "Une économie autre, à mon sens n'y trouverait pas sa place ou pour peu de temps" pour peu de temps, oui. C'est pourquoi je pense que des expérimentations doivent être conçues pour des temps limités, n'excédant pas la durée dont on peut rarement avoir la chance de disposer pour laisser nos mains mettre en oeuvre les rêves paléolithiques qui sont encore chauds dans nos êtres !
Voici donc la feuille en question. Merci de me donner l'oppotunité de la mettre en ligne hors la solitude un peu déprimante de mon Blog. Vous promettant de ne pas attendre, cette fois, ci 2 mois avant de venir lire vos commentaires.
Francis.
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Cahier d'euchrèsiologie - 4 -
Octobre 2009

Le jardin est une société expérimentale qui met en scène un certain nombre de personnages. Chacun des acteurs y apprend et y joue un rôle dans la mesure où cela correspond pour lui au vécu d'une prédilection personnelle.

L'image de l'arbre et de la dynamique qui va de la graine au fruit représente un jardin dans son entièreté. Cette image permet de distinguer divers personnages comme des parties constitutives de l'arbre :

Certains sont singuliers :
- La graine d'où l'arbre sort, et qui contient la partie génétique de l'information dont il est constitué.
- La racine qui combine l'information génétique et l'information environnementale.
- Les huit artisans des huit différents chantiers. (cf. CE2, page1 et CE1).

D'autres personnages existent sans limitation de nombre :
- Les invités.
- Les citoyens.

L’invitation est l’acte par lequel commencent toutes les relations sur lesquelles repose la cohésion de l’arbre. Elle se manifeste toujours par le cadeau d’un objet, entièrement produit par l’invitant, à l’invité. Ce don, sincère, se suffit en lui-même, et c’est par surcroit qu’il porte la symbolique d’une société rêvée où les satisfactions n’auraient d’autres sources que la puissance de produire dans le but d’offrir. Ainsi la réponse à l’invitation se trouve être possible quand l’invité a conscience de sa propre faculté d’être invitant pour d’autres, de créer des rencontres pour lui, et, par lui, d’autres rencontres. Ce peut être par le fait d’un manque de maturité que l’invitation reste sans réponse. La question du cadeau d’invitation est subtile, et l’invitation que porte le cadeau doit peut-être avoir la propriété d’être invisible à qui ne peut y répondre. Chapitre à creuser !

Un premier degré de réponse à l’invitation est la définition des objets que, quant à lui, l’invité peut produire pour ceux qui sont dans le jardin ou pour être à son tour invitant (transmettre l’invitation).

Un second degré de réponse est l’expression de la mesure de la valeur qu’a pour lui l’objet par lequel il a été invité. Ce n’est possible que si l’invitant a lui-même donné ce degré de réponse dans son personnage d’invité.

Le troisième degré de réponse que fournit l’invité fait de lui un citoyen du jardin : par le choix d’un autre citoyen du jardin, à ses yeux digne de confiance pour être le prolongement de sa propre voix et de son ouïe, il intègre les structures qui seront à la base des processus rendus nécessaires par l’existence de décisions à prendre.

Mais il faut insister sur le fait que le personnage de l’invité peut ne manifester aucune réponse formelle à l’invitation transmise par le cadeau qu’il reçoit. Sa relation au jardin peut alors être pensée de façon analogique comme la relation de l’oiseau à l’arbre ou de l’insecte à la fleur ; à condition de garder à l’esprit les limites de la pensée analogique.

Faut-il aller plus loin dans le dénombrement des personnages qui sont parties constitutives de l’arbre ?

On peut considérer comme fruits les individus qui, ayant été acteurs de divers personnages, y ont acquis un savoir, une compétence, ou quelque mûrissement de leur potentiel que ce soit. On les appellera graines dans le fruit s’ils ont le goût, la volonté, l’aptitude d’être la source d’un arbre nouveau : s’ils ont constitué un code génétique cohérent et complet à partir de l’héritage transmis par leur expérience et leur prédilection personnelle. Il semble raisonnable que seul se considère comme graine un individu qui a successivement joué le rôle de chacun des artisans des huit chantiers après avoir été racine, à l’occasion du développement de jardins successifs.

Remettons à plus tard une tentative d’énumération exhaustive des fonctions de chacun des personnages que nous avons distingués ici.
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PRINCIPES

Voici quelques principes qu’il semble indispensable de respecter pour ne pas s’engager dans une activité superficielle qui n’aurait que l’apparence d’une expérimentation de ce que peut être une société du don et de la mesure de la valeur de ce qui est donné.

1) Entreprendre de produire sans s’engager excessivement. Il s’agit d’exclure tout effort volontariste qui mène à l’épuisement, mais de simplement agir pour rendre effective une abondance naturelle : faire simplement bon usage de ce dont on dispose.

2) Savoir s’arrêter de produire, et pour cela ne pas avoir suscité une dépendance qui rende nocive une décision d’arrêt de la production. Notons tout de suite que ce second point incite au partage de toute information utilisable par d’autres pour produire la même chose.

3) Le don ne se conçoit pas en dehors d’une pleine liberté de celui qui donne. Il faudra donc veiller à ne jamais faire de prosélytisme, c'est-à-dire ne jamais se mettre en position de vouloir convertir quelqu’un à une façon de penser autre que celle dont il a coutume de se servir. Il faut au contraire se mettre en position de fournir, à sa demande, des outils pour penser les défis que le jardin ne manquera pas de lui présenter.

4) Être léger et n’inviter qu’à bon escient celui ou celle qui trouvera dans cette invitation l’occasion de vivre sa propre prédilection. Être léger et ne dire que ce qui répond à une soif d’entendre. Ne pas s’encombrer de mots.

5) Une frontière permet le passage entre le monde de l’expérience vécue dans le jardin et le monde quotidien de l’échange marchand. Disons seulement que l’impératif est de distinguer cette frontière et de ne pas perdre de vue la nécessité d’inventer des structures permettant d’articuler un passage harmonieux de tout ce qui la traverse. Aller d’un côté à l’autre de la haie qui entoure le jardin s’accompagne de transformations, notamment d’ordre symbolique, que nous tenterons, d’une part de déduire de la structure logique de ces deux mondes, d’autre part de décrire selon ce qu’il pourra apparaître dans les expérimentations. Quelques bonnes choses à faire persisteront pour chacun de nous pendant quelques millénaires encore, dont il conviendra de ne pas modifier le mode de socialisation.
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EN CONCLUSION PROVISOIRE

Rappelons (à moins que cela n’ait pas encore été dit), que la conception des jardins a pour premier but de rendre visibles les processus qui, dans le mode de socialisation que nous avons (peut-être hasardesement?), qualifié de néolithique (despotique, nataliste et guerrier), fondé sur l'échange des possessions (double despotisme croisé?), aboutissent au fait que les productions des humains sont de mauvaise qualité, qu'elles ne valent que dans la mesure où elles manquent, qu'elles sont effectuées par des êtres humains qui se vendent librement comme esclaves. Ces processus aboutissent au fait que l'utilisation de ce qui est produit est perçue à travers une pensée de la destruction. La connaissance intellectuelle de ces faits n'est pas suffisante pour dissiper une profonde anesthésie à leur égard et donc une grande impuissance sur la question de leur faire face.

Le jardin propose une quête de sensibilité. S'il est correctement construit, les processus qui l'animent seront sources d'une pensée de la transformation : ce que nous produisons est une contribution à ce que produit la personne qui reçoit notre production. Ce but, bien sûr, n'est atteint que si des outils adéquats sont créés. C'est à dire si est réussie la mise au point de processus générateurs d'une socialisation plus heureuse (scientifique, frugale et pacifique). Nous ne connaissons pas d'autres moyens que l'expérience pour s'assurer de la pertinence d'un outil et ressentir la façon dont il peut être amélioré.

Ce n'est que dans le prochain n° pair des cahiers que nous compléterons le portrait de chacun des personnages du jardin et les principes qui semblent devoir être à la base de sa construction. Le n° 5 devrait être une tentative pour progresser dans la compréhension de ce qu'est une production, de la distribution qui en est faite en diverses attributions, et de la contribution que chacune de ces attributions constitue parmi d'autres, pour chaque attributaire, à l'ensemble des productions dont il est la source.
Francis.

Nouvelle réponse à Monsieur Didion

Cher Monsieur Didion,

Lire et comprendre l'exposé de vos idées en matière de transformation de cette horreur qu'est notre société mercantile est toujours un véritable bonheur.

J'ai notamment beaucoup apprécié la métaphore de l'arbre. Pour autant, vous évoquez la graine d'où l'arbre apparaitra et les racines comme lien indéfectible à l'environnement.

Je n'ai rien vu quant à sa partie supérieure tels le tronc et les feuilles en tant que, par exemple, symbole de l'attachement aux joies de l'existence, telles que respirer ou recevoir de la lumière (c'est ainsi que je percevrais cette métaphore si elle était complétée) ainsi que sa reproduction.

Est-ce à dire qu'en omettant ces phases essentielles de la croissance d'un être végétal, pour symbolique qu'il fût, vous doutiez peut-être inconsciemment, peut-être confusément de la validité et de la pérénité votre projet ?

Je suis désolé de confronter votre idéal aux faits, même si j'appelle de mes voeux le monde dont vous auriez aimé qu'il existât, mais une utopie ne saurait vivre hors l'épreuve de la vie. C'est d'ailleurs sa justification même.

Ceci dit, sur les principes développés dans votre projet, j'adhère mais je m'y pencherai plus complètement sous peu.

Recevez cher Monsieur Didion toutes mes amitiés et mes encouragements à la réalisation de votre projet.

A bientôt de vous lire...

Dom Pastor.

Les journalistes ne croient pas les mensonges des hommes politiques, mais ils les répètent, c'est pire.

COLUCHE

J'ai parcouru, horrifié,

J'ai parcouru, horrifié, votre article sur la marchandisation de l'humain. Sa soumission aux lois iniques du découpage arbitraire du temps tels qu'il est voulu par les décideurs mondiaux et les grands groupes industriels et médiatiques est tout simplement révoltante.

Chaque jour, chaque moment, la vie et l'actualité fournit des exemples criants de ce que votre article démontre. Les suicides à France Télécom, la souffrance au travail en général, les incroyables aberrations de la mondialisation, l'économie des flux tendus qui engendrent pollutions, maladies, accidents sont dûs à cet apparemment simple découpage du temps qui déshumanise tout et rend indifférent aux secousses qui agitent le monde.

Je ne soupçonnais pas l'existence de ce problème et encore moins son ampleur.

Votre article est à ce titre lumineux et rend la réalité tellement proche qu'elle en deviendrait presque aveuglante (pour paraphraser Michel Bitbol)

Je me rends compte également de ce que cette situation peut engendrer de frustrations. En effet, vers qui tourner sa colère, son envie de reprendre possession de soi-même, de sa vie, de décider en toute connaissance de cause.

Lorsque les armées du Reich ont déferlées sur l'Europe, la Résistance a tout de suite compris vers qui il fallait tourner les fusils. Mais face à ces groupes opaques et pourtant omniprésents le combat semble impossible faute d'ennemi clairement identifié.

Egalement fasciné par l'éclat de votre démonstration, je l'ai lue d'une traite. Et le monde à présent m'apparait tout différent mais aussi plus dur encore que ce que l'on veut bien nous en dire.
L'aveugle volontaire est heureux car il ne voit pas le mur vers lequel il se dirige.

Frustration également de ne pouvoir transmettre, ou si difficilement, à son entourage tout ce qui ressort de votre article.

Ceci dit, j'adore les mathématiques en tant qu' édifice poétique, lorsqu'elles rendent compte de la nature, de la vie. Je déteste la comptabilité et la gestion en ce sens qu'elles sont asservissantes car placées au service de cette idéologie néo libérale. Mon approche de votre texte est à n'en pas douter partisane mais quel plaisir.

Avez vous publié d'autres textes que je me ferais une joie de dévorer avec un égal appétit ?

Je vous remercie Monsieur pour ce que vous m'avez fait découvrir et j'ai hâte de vous lire à nouveau.

D.Pastor

Bonjour J’ai un peu tardé à

Bonjour
J’ai un peu tardé à répondre à vos commentaires, vous voudrez bien m’en excuser ; je vais essayer de le faire en deux temps, en commençant par remercier Dominique Pastor de sa réaction « horrifiée » mais chaleureuse et personnelle. Je me réjouis si j’ai pu contribuer modestement à vous sensibiliser à cette question du découpage du temps et de la « dictature de la mesure » (cf mon 1er article).
Je trouve très intéressante votre indication sur la « frustration », et je la partage, pour avoir longtemps exercé dans le monde de la grande entreprise où le dictat de la gestion et de la mesure va en croissant de façon exponentielle. Ce qui n’est certes pas sans rapport avec le stress, les maladies et les suicides… La frustration tient effectivement au sentiment qu’on ne sait pas à qui s’adresser, étant donné que la dictature de la mesure se déploie sans pilote. Je devrais dire sans « sujet ».
Pour ceux qui ont fait un peu de linguistique, il me semble que cette dictature de la mesure opère comme un « prédicat » à l’intérieur de la conscience des individus et des collectifs. La raison calculatrice et comptable est au cœur des décisions, des comportements et des actions humaines dans l’activité productive. C’est une « logique » qui est le véritable « sujet » – à la place, donc, des individus supposés avoir un libre arbitre.
L’exemple des cargaisons de crevettes que l’on envoie décortiquer au Maroc depuis Amsterdam en est un parmi une multitude : la décision ne se discute pas, puisque les chiffres parlent d’eux-mêmes et déterminent les choix.
Un autre exemple que tous les salariés, ou presque, vivent aujourd’hui : dans l’entreprise, la norme ISO s’est déployée jusque dans les moindres processus, y compris dans des activités « intellectuelles » comme les RH, la formation, la R&D etc. Le but, officiellement, est d’optimiser l’organisation du travail et de « mieux satisfaire les clients »... Cette logique de la mesure n’a plus de limites ; elle impose, en pratique, de modéliser toutes les activités, d’analyser tous les aspects du travail en les réduisant à des chaînes linéaires d’actions élémentaires, et en exprimant la valeur produite de façon exclusivement quantitative.
Cette démarche est aberrante et tout à fait absurde dans bien des cas (pas toujours, certes), en particulier pour les activités complexes de création de connaissance comme la R&D ou la formation (qui ne sont ni linéaires et ni quantifiables de façon immédiate). Pourtant, on le fait tout de même ! Pour cela, on effectue des simplifications et des distorsions dans la modélisation des activités qui confinent à la bêtise généralisée… (Et si on le fait malgré tout, en s’astreignant à des contraintes et des lourdeurs sans fin, c’est essentiellement pour pouvoir être « certifiés ISO » et donc bénéficier d’une image et d’une réputation.) Mais je ne vais pas m’étendre sur ces aspects, les ayant largement développés dans mon article précédent (quoi que le cas du management par processus vaudrait vraiment la peine d’être décrit et analysé de façon beaucoup plus approfondie, pour nombre de gens qui en ignorent les rouages).
En tout état de cause, ce ne sont pas des « sujets » libres de leur pensée qui agissent ainsi, mais des « opérateurs », des « agents » au service d’une logique supérieure : la rationalité calculatrice (elle-même au service du profit optimal d’une élite, comme je l’ai déjà abondamment souligné dans « La dictature de la mesure »).
Sous l’empire de la mesure et de la quantité, les hommes au travail ne sont plus les sujets de leurs pensées et de leurs actes. Là où ils croient prendre des décisions, ils obéissent en réalité à une prescription transcendante qui impose l’optimisation comptable et gestionnaire comme une finalité absolue.
On dit et on répète d’ailleurs, un peu partout chez les cadres, comme un véritable catéchisme, que « la finalité de l’entreprise, c’est de faire du profit ». Déjà, de quel profit parle-on ? Il est évident qu’une entreprise qui cherche à produire, vendre et se développer de façon durable, n’a pas intérêt à maximiser son profit à très court terme, car c’est en général suicidaire à moyen terme. Faut-il en donner des exemples ? Je crois que c’est inutile après ces deux années de crise !… En outre, le profit commercial et financier n’est pas une « finalité » ! J’adhère volontiers à la thèse de Feuerbach (1841) qui voit seulement trois finalités chez l’être humain : l’amour, la pensée et la volonté. Je préférerais donc, pour ma part, voir les cadres d’entreprises se contenter, plus modestement, de formuler un objectif plus raisonnable (et réaliste) pour leur entreprise ; une formulation comme : « l’entreprise a pour but de produire des biens ou des services qui soient utiles et bénéfiques à la fois à ceux qui ont concouru à les produire et à ceux qui vont les utiliser ou les acheter ». Qu’en pensez-vous ?
Vous le voyez, je ne cède pas à l’illusion naïve de dénier à l’activité économique la recherche d’une « utilité ». Et ceci, bien sûr, dans la pure tradition des « pères » de l’économie politique moderne (John Locke, Adam Smith, Tocqueville, Marx…).
Je reviendrai dans un billet à part sur la problématique de l’échange dont a parlé Francis Didion.
Pour vous répondre sur votre autre question, Dominique, j’ai écrit pas mal d’autres choses mais généralement dans d’autres domaines, plus littéraires, ou aussi des essais. Mais dans ce domaine je n’ai pas publié grand-chose pour l’instant. En fait les deux articles que j’ai diffusés sur ce site fin septembre sont extraits d’un essai non publié, qui s’intitule « La tyrannie de l’insignifiance » (ou, j’hésite encore, « L’épiphanie de l’insignifiance »). J’avais écrit ces textes en 2005 et essayé de les publier. Gallimard a été intéressé (si j’en juge par la réponse), mais a préféré refuser… Dommage. Il me semble pourtant que je traitais des sujets tout à fait importants, et de façon à peu près sérieuse et en même temps lisible… Mais tant pis, ceux qui l’ont eu entre les mains n’ont pas cru bon de le publier. Qu’en diraient-ils quatre ans plus tard, après ce qui vient de se passer depuis deux ans ? Je ne sais pas… Ceci étant, je vous remercie encore pour votre réaction de lecture, qui me donne envie de reprendre l’ensemble de mes textes, les retravailler un peu, et me mettre à nouveau en quête d’un éditeur…
En attendant, il est probable que je proposerai quelques autres contributions dans les semaines à venir. A bientôt donc.
Jean-François Ballay

Réponse à M. Ballay

Cher Monsieur Ballay,

Tout d'abord merci d'avoir répondu à mon billet et aux interrogations qu'ont suscité votre propos. Je suis également extrêmement flatté que mes réflexions aient trouvé un écho chez vous alors même qu'au moment où j'ai couché mes lignes sur cette feuille virtuelle qu'est mon écran d'ordinateur, je laissais «parler mes tripes» comme bien souvent d'ailleurs.

Vous avez pris le temps d'expliquer avec la plus grande clarté ce que sont les relations complexes
existant entre l'homme et la division du temps. Mais peut-être ne devons nous nous en prendre à nous même, ce Système n'étant pas issu du grand vide quantique.

Quoiqu'il en soit, mettre un nom sur ce concept permet sinon de le faire disparaître (ce qui s'apparenterait à de la pensée magique), tout au moins de soulager l'esprit d'une partie de la frustration liée à l'incompréhension que ressent toute personne attentive à ce qui se passe dans notre société.

Au coeur même de la fonction publique à laquelle j'appartiens (et ce mot n'est pas vain ressentant ce travail comme une mission), j'éprouve le poids de ces statistiques destinées à affiner des mesures toujours plus pointues et qui ne peuvent parler de l'essentiel, c'est à dire, comment le travail a-t-il été effectué, dans quelles conditions, comment en enrichir la qualité? Mais plutôt : peut-il y avoir un retour sur investissement immédiat et de préférence très important en termes pécuniaire et électoral? De telles considérations sont d'une aberration et d'une vacuité absolues.

Nous sommes sans cesse en quête du graal de l'amélioration du quantitatif. La qualité du travail se trouvant bien souvent reléguée au second plan. On ne voit plus ce que l'on a, ce que l'on est, on ne prend en compte que ce que l'on ne possède pas, en tant que valeur. Je suis intimement persuadé que l'action est elle-même entravée par ces mesures tronquées, ces règles et ces compas faussés.

Sans vouloir faire du « il n'y a qu'à, il faudrait qu'on » je pense qu'une solution de cet immense problème pourrait n'être que culturelle, et certainement pas en offrant du temps de cerveau disponible à l'indigence télévisuelle et à son pendant consumériste, mais plutôt à l'échange de points de vue, de rencontres et d'information.

Au Moyen Age, le système féodal voyait parfois le seigneur presqu'aussi illettré que ses serfs tenus en esclavage. Même s'il avait appris à lire la Bible, mais n'avait reçu l'enseignement des sept arts libéraux, il ne s'élevait guère au dessus du niveau culturel des gens de son domaine. Il pouvait également avoir reçu l'enseignement du métier des armes mais ce n'est pas ce qui fait forcément un bon combattant. Le fossé culturel, le déficit d'information existait. Il n'était pas immense et le servage pouvait être maintenu par la brutalité la superstition et la culpabilisation.

Je ne suis pas loin de penser que l'abîme d'information qui sépare la caste des décideurs des exécutants peut être partiellement comblé par un important apport de culture et d'ouverture d'esprit.

D'autres outils pourraient efficacement être pris en compte également mais peut-être au cours d'une autre correspondance aborderons nous ce sujet.

J'espère Monsieur Ballay que vous contnuerez à m'ouvrir l'esprit de vos belles idées et des belles lettres qui les mettent en formes.

Amicalement

Dominique Pastor