Le régime de vérité numérique - de la gouvernementalité algorithmique de fait au nouvel état de droit qu'il lui faut

 

mardi 7 octobre à 17h en Salle Triangle - Centre Pompidou

Antoinette Rouvroy et Bernard Stiegler

dans le cadre du séminaire Digital Studies

Diffusion en streaming : http://www.iri.centrepompidou.fr/pied/live/

La captation massive de données et leur traitement par des algorithmes, rendus possibles grâce aux technologies numériques, semblent aboutir à l’émergence de nouveaux types de savoirs, dont l’objectivité paraît absolue, sous prétexte qu’elle ne dépendrait d’aucune hypothèse, d’aucune évaluation ou d’aucun jugement humain, mais dériverait directement du calcul automatique effectué sur des données brutes enregistrées par des systèmes computationnels. Cependant, les profilages ainsi établis sur la base de corrélations statistiques, s’ils suspendent tout type d’intervention subjective, demeurent indisponibles et imperceptibles pour les individus, auxquels ils sont néanmoins appliqués. Ces mesures permettent en effet d’anticiper leurs conduites dans la mesure seulement où elles affectent leurs désirs et leurs volontés (et les détruisent dans leur singularité), en reconfigurant constamment et en temps réel leurs environnements physiques et informationnels.  Loin de produire un savoir à propos du monde social, que les sujets pourraient s’approprier, penser et questionner collectivement, cette « rationalité » algorithmique constitue donc un mode de gouvernement inédit, fondé sur un type de dogmatisation nouveau, qui prend de vitesse toute possibilité de critique, de discussion, ou de mise à l’épreuve, en s’imposant au nom du réalisme numérique.
 
Cependant, le débat public entre pairs, à l’origine de toute discipline rationnelle, ne peut se penser indépendamment d’un milieu mnémotechnique, aujourd’hui numérique, à travers lequel seulement les individus peuvent s’adresser les uns aux autres au moyen d’un appareil symbolique et signifiant. Si les caractéristiques propres au numérique modifient en profondeur la transmission et l’élaboration des connaissances et imposent de redéfinir les conditions de la parité et de la certification, c’est en tant qu’elles constituent de nouvelles possibilités pour les savoirs, et non seulement des moyens de traiter computationnellement de l’information. L’automatisation et la vitesse du calcul, tout comme l’accès à une quantité massive de données et la puissance des algorithmes, qui sont de fait mis au service d’un comportementalisme numérique, contiennent donc, en droit, la promesse d’un nouveau régime de vérité. Mais, en désamorçant les situations d’incertitude, en court-circuitant le temps de la réflexivité, en neutralisant la nécessité d’interpréter et de décider, c’est justement le passage de cet état de fait à un état de droit que menace la gouvernementalité algorithmique.
 
 
Antoinette Rouvroy est docteur en sciences juridiques à l'Institut universitaire européen, et chercheuse qualifiée du FNRS au Centre de Recherche en Information, Droit et Société (CRIDS) de l’université de Namur. Elle développe depuis quelques années une ligne de recherche autour de ce qu’elle a appelé la gouvernementalité algorithmique. Elle s’interroge dans ce cadre sur les « savoirs » qui nourrissent ces nouveaux dispositifs de contrôle, « savoirs »  qui surgissent à même le monde numérisé, à partir de l’exploitation automatique de données quantifiables, permettant d’inférer des profils et des modèles sur une base purement statistique et inductive. Ces nouveaux types de savoirs, qui se réduisent au traitement computationnel d’informations a-signifiantes, prétendent ainsi dispenser les sujets humains de toute interprétation et de toute évaluation, sous prétexte de prévoir la survenue de phénonomènes qu’ils ont en fait eux-mêmes produits par un effet de performativité en temps réel. Par la génération automatique des possibles, ce réalisme numérique compromet la possibilité, pour les sujets, de faire l’épreuve de l'improbable, et avec elle l’ambition de donner sens aux événements. En neutralisant les sources de l’incertitude sous couvert d’une opérationnalité brute, c’est la possibilité de la critique et la nécessité de la délibération collective que suspend cette prétendue « vérité numérique ».  
 
Bernard Stiegler est philosophe, universitaire, président du groupe de réflexion Ars Industrialis et directeur de l’Institut de Recherche et d’Innovation. Dans un livre à paraître (La société automatique) il axe sa réflexion sur les enjeux – sociaux, politiques, économiques, et épistémiques – de la production et de le l’exploitation automatisées des data, afin de penser les conditions d’un état de droit algorithmique et de l’élaboration de savoirs dans un milieu numérique, face à la rationalité a-normative et a-politique qui s’impose en prenant de vitesse les capacités de protention et de réflexion des individus. Ce passage à un nouveau régime de vérité nécessite un bouleversement organologique, qui mette les automates au service de leur propre désautomatisation, en faisant des traces numériques, actuellement captées, canalisées et computationnellement traitées, des langages d’annotations visibles, lisibles, partageables et critiquables par leurs producteurs, qui en deviennent ainsi les auteurs et les interprètes.  Une telle transformation du système technique numérique permettrait aux êtres noétiques que sont avant tout les producteurs de données, de s’individuer psychiquement et collectivement, s’engageant ainsi dans un processus de production de signification et de vérité, toujours historiquement et technologiquement déterminées, et par là même éternellement provisoires.
 

Les deux interventions seront suivies d’une discussion entre les intervenants puis avec le public.

http://digital-studies.org/