Le CHJAMA E RISPONDI, joute poétique improvisée de Corse.

Publié par tcasalonga le 26 Aout, 2015 - 15:14
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 (en écho aux Rencontres d'Epineuil le Fleuriel)

 En 1986, l’association E VOCE DI U CUMUNE, publiait sous le titre "Etats des recherches sur le Chjama e Rispondi"[1], le résultat de 10 années d’actions, d’études, de réflexion, d’interrogations. De plaisirs et de joies aussi.

La nuit du 25 juillet 1975, à Pigna, dans la Vaccaghja, un ancien enclos entouré de hauts murs, et que nous utilisions pour la première fois dans sa nouvelle fonction de théâtre de plein-air,  étaient réunis trois poètes. Il faut préciser qu’en Corse, le fait d’être poète n’est pas considéré comme une bizarrerie, mais comme une vertu particulière et supplémentaire, et que cet état ne nécessite ni d’avoir fait de longues études ni de bénéficier d’un statut social particulier. La poésie, bien sur, s’exprime en langue corse. Si elle est, depuis de longues années désormais, écrite, la vraie poésie, celle que l’on nomme par son nom seul "puesia" est celle qui, improvisée, est chantée.

Dans mon adolescence, le petit citadin que j’étais avait eu la chance de découvrir cet art en compagnie de son père et du poète Carulu GIOVONI, qui l’amenaient avec eux à la Santa di u Niolu, le 8 septembre. Ils me disaient : "Ecoute bien, ce sont les derniers, après eux il n’y en aura plus !" C’était Minellu d’Ascu, Francescu Casaromani, U Maggiurellu, Devota, Minicale, Pampasgiolu et quelques autres. En effet, les années passèrent, et je n’entendis plus ces chants alternés, et je fus avec d’autres persuadé qu’ils avaient disparus.

Aussi quelle fut ma surprise lorsqu’en juillet 1974, je fus contacté par l’assistant d’un réalisateur de la défunte ORTF qui tournait un reportage sur Yannis XENAKIS, et qui me dit : "Xénakis voudrait être filmé avec des improvisateurs corses. Pouvez-vous m’en indiquer ?"

Je voulus d’abord, fidèle aux prédictions, lui répondre qu’ils étaient tous morts. Mais, prudemment, surpris et flatté par l’intérêt que manifestait ce grand musicien, je pris conseil de mon vieil ami Francè.

Celui-ci me dit : Vai a truvà à Bartulumeu d’Aregnu, chi prima, impruvisava. (Va voir Bartulumeu d’Aregnu, avant,  il improvisait.) Bartulumeu me fit l’objection que seul, il ne pouvait pas chanter, il fallait que je fasse venir aussi le "Magiurellu d’Occhjatana". J’appris ainsi qu’il était bien vivant, et tenait encore, à 80 ans passés, un bar dans son village. Le Magiurellu, qui avait gardé un étonnant visage d’enfant dans un corps de vieillard élégant, me fit pendant un long moment tourner en bourrique, se moquant de moi et me faisant croire que je m’étais trompé de personne, d’endroit, d’époque, mais finit par accepter de venir. C’est ainsi que je découvris à nouveau la magie du  Chjama e Rispondi.

Je leur donnais, après la séance télévisée avec XENAKIS, rendez-vous pour la fête que nous projetions d’organiser en juillet prochain, et tous deux ils promirent de venir. Hélas, dans l’hiver, Bartulumeu mourut, et le Magiurellu me dit qu’il voulait bien venir pour écouter, et juger, mais qu’il était décidemment trop vieux pour chanter en public.

Je fis passer à tout hasard une annonce dans le journal, invitant les poètes à venir se mesurer devant le Magiurellu, et ce soir là, le 25 juillet 1975, ils furent deux à répondre. L’un était Paulu Ghjaseppu (Jojo) VINCENSINI, facteur, de San Lorenzu, et l’autre Ghjuliu BERNARDINI, le père des MUVRINI aujourd’hui célèbres.

C’est ainsi que commença notre aventure, avec le chant de ces trois poètes dans la nuit douce de l’été, où un public nombreux que contenait à peine les hauts murs de la Vaccaghja ne ménageât ni ses rires, ni ses applaudissements. Car le vieux Magiurellu, alors âgé de 80 ans, ne résista pas au plaisir de chanter en compagnie des deux poètes dont il devait jauger le talent.

A partir de ce jour, nous avons décidé que le Chjama e Rispondi ne devait pas, ne pouvait pas mourir, et, mieux encore, qu’il vivait encore : simplement, il dormait, et nous entreprîmes de le réveiller doucement.

Notre action s’organisa sur deux plans : d’abord, recréer des occasions où les poètes pourraient manifester leur art. Car, malgré une opinion assez répandue qui penche pour le spontanéisme, c’est à l’occasion d’évènements bien identifiés que la muse répondait : foires pastorales, fêtes patronales, électorales ou familiales, etc. Ces circonstances soit avaient disparues, soit s’étaient modifiées au point de ne plus permettre l’expression de la poésie improvisée. Tous les ans donc, nous avons invité les poètes à une fête qui leur était dédiée.

Comment parler du CHJAMA E RISPONDI sans évoquer son aspect musical ? C'est à cette tache que s’est consacré Nando ACQUAVIVA, identifiant et décrivant les versi, façon de chanter des poètes : pentatonique descendant pour chacune des trois phases avec parfois attaque à la  quarte, une suspension sur le second degré à la fin du 1er vers, une pseudo résolution à la fin du second, et la résolution répétée sur 3 ou 4 syllabes au final.

Il a aussi étudié le mode de transaction des tonalités entre les chanteurs, souvent difficile à gérer, et observé les harmonies qui parfois sontpratiquées par des comparses du poète – ou par des auditeurs dans le public – à la mode des polyphonies traditionnelles.

Le sentiment de transe douce que l’on éprouve au cours des longues soirées de CHJAMA E RISPONDI est sans aucun doute en grande partie provoqué par le rythme que contient la prosodie. Ce fut le sujet d’une étude extrêmement dense que réalisèrent, après des heures innombrables d’écoute, Antoine MASSONI et Nicole CASALONGA, en s’appuyant sur leurs solides études musicales classiques. C’est un long chapitre de cette publication, auquel je vous renvoie, mais c’est en se référant aux principes de la métrique antique, et ses modes d’accentuation, qu’ils en arrivent a proposer de résoudre le paradoxe entre la fonction poétique et la fonction musicale par un choix instantané du poète de faire porter l’ictus sur ce qu’il estime être le plus important : le sens ou le rythme.

Ils proposent aussi de synthétiser l’infinie variété des constructions rythmiques en une seule et unique cellule de base, l’anapeste, qui structure de manière invisible mais sensible l’architecture prosodique, et lui permet de procurer à l’auditeur à la fois l’impression de liberté conceptuelle et de structuration formelle.

Il me revint, quand à moi, de pratiquer une analyse des formes, des moyens, et des processus utilisés par les poètes improvisateurs. Il n’y a rien à quoi les poètes eux-mêmes soient plus réfractaires, ce n’était donc pas une mince affaire. Voici pourtant, brièvement résumées, mes conclusions.

LA FORME et LES CIRCONSTANCES

Constitué de strophes de trois vers « terzini » de 16 pieds, rimant en général soit A/A/A, soit A/A-B/B avec une rime interne entre les deux hémistiches du troisième vers, le chant du Chjama e rispondi est porté par une mélodie étagée sur une quinte descendante, sans accompagnement instrumental ni vocal, sauf en de très rares exceptions. Il a l’allure d’une conversation rimée, sans autres règles que celles de la bienséance et de la courtoisie. Il peut être laudateur ou critique, et se pratique à deux ou à plusieurs, tant dans des circonstances publiques –fêtes, foires, célébrations, manifestations- que privées.

LA MECANIQUE

Bien que les poètes répondent, quand on les questionne sur les mécanismes de leur art, que c’est un "don", certains d’entre eux on livré quelques secrets. Comme Roccu MAMBRINI dit U Russignolu,  qui en avril 1985 m’expliquait en confidence qu’il écoutait l’autre poète tout en pensant à ce qu’il allait répondre. Et que, à mesure que se développait le chant de l’autre, il choisissait un ou plusieurs mots sur lesquels il répondrait, il préparait sa – ou ses – rime finale, ainsi que celles du deuxième et du premier vers. Que, si les rimes donnaient le sens de sa réponse, le sens lui-même portait à certaine rimes : mais que le sens était l’essentiel. Que, si le final de l’autre lui convenait, il s’en servait comme argument, et pouvait même le répéter pour se donner du temps et préparer, en le chantant, ses rimes et sa réponse. Que la lenteur du chant permettait à la pensée d’anticiper, et qu’il ne comptabilisait pas les pieds qui lui venaient naturellement du rythme de la mélodie.

Deux propositions

Si nous sommes convaincus avec BACHELARD[2], que "la poésie est une métaphysique instantanée" on peut proposer comme premiers rouages du mécanisme du chjama è rispondi :

- 1/ la Simultanéité dissociée, dans une première phase, intériorisée, de l’écoute et de la préparation puis, dans une deuxième phase extériorisée, du chant du premier vers avec la conception des suivants.

    Cette simultanéité est rendue possible par la lenteur du développement mélodique (horizontal) fondé lui-même sur la prosodie.

La continuité simple du temps est détruite, et "on peut découvrir les éléments d’un temps arrêté, sans mesure, d’un temps que nous appellerons vertical pour le distinguer du temps commun qui fuit horizontalement".

2/ Le renversement chronologique, constitué de 5 phases ainsi décomposables :

-          préparation du dernier vers (fond)

-          recherche de la dernière rime (ou des deux dernières) du derniers vers (forme)

-          recherche des deux premières rimes

-          préparation du second vers

-          préparation et chant du premiers vers, en utilisant – ou non – le final de l’autre poète pour débuter.

Le mécanisme du chjama è rispondi consiste en la superposition de la simultanéité dissociée et du renversement chronologique.

L’auditeur

C’est à la fin de la strophe que l’auditeur perçoit le pourquoi des deux premiers vers, et, par un renversement symétrique à celui du poète, opère une réévaluation rétrospective. Mais, s’il est un véritable amateur, cette réévaluation n’est pas totale, car son intuition, son habitude du chjama è rispondi, son sens de la rime lui ont permis d’anticiper sur la réponse. C’est là un de ses plus grands plaisirs. Mais le poète peut aussi le surprendre, et, alors, le plaisir est plus grand encore. Parce que, et ainsi conclut le philosophe : "… toutes les règles prosodiques ne sont que des moyens, de vieux moyens. Le but, c’est la verticalité, la profondeur ou la hauteur ; c’est l’instant stabilisé où les simultanéités, en s’ordonnant, prouvent que l’instant poétique a une perspective métaphysique". Avec l’apport essentiel de la prosodie, (le rythme) celui de la rime (le mot) et celui de la mélodie (le chant), la sphère physique (les moyens) touche en un point seul celle, métaphysique, de la poésie (le sens).

et aujourd’hui ?

"Les chants amœbés où s’exercent en rivaux les bergers de cinq sur dix des églogues, on peut en recueillir l’héritage dans les tournois où s’affrontent ……. comme Damœtas, Ménalque et Palémon, les pasteurs du Niolo ; et ce mélange virgilien qui nous étonne de bergeries, de chants amoureux et de complaintes politiques se retrouve aussi dans leurs improvisations[3]". Faut-il mettre ces propos, que tenait en 1960 le savant académicien Jérôme CARCOPINO, au passé ? Et déjà lui-même ne décrivait-il pas un monde presque disparu ? Et qu’en est-il, ici et maintenant, de cet art millénaire ? Qu’en est-il de la poésie, de la langue corse, de l’improvisation ? Il semble bien que l’improvisation a toujours été une pratique fragile, et si j’en crois nos voisins toscans qui pratiquent l’ottava rima, les auteurs les plus anciens le disaient déjà sur le point de disparaître. Et il vit encore. Un nouvel intérêt se manifeste, et chacun découvre avec surprise ne pas être seul représentant de cet art mais qu’en Sardaigne et en Toscane aussi, au Pays Basque, au Liban, en Espagne, aux Canaries, à Malte, au Brésil…, et bien, il y a aussi et encore des poètes improvisateurs, et il arrive même qu’ils se rencontrent dans un plurilinguisme bon enfant.

La langue corse, elle a changé de statut : de langue véhiculaire elle est devenu langue culturelle, "l’idiome à la mer" qu’elle fut à l’époque des hussards noirs de la république est aujourd’hui enseigné dans les écoles et jusqu’à l’Université. Est-ce à dire qu’elle est sauvée ? Je veux le croire, parce que la foi soulève les montagnes et nous n’en manquons pas. Quand à la poésie, le monde que nous avons fabriqué me semble en avoir le plus grand besoin, je n’en veux pour preuve que la floraison de jeunes talents dont les textes sont publiés dans une courageuse revue[4] ou dans des modestes plaquettes à compte d’auteur.

L’écriture serait-elle l’épée qui va tuer la poésie improvisée ? Je ne le crois pas, et la nouvelle génération d’improvisateurs que nous voyons s’affirmer manie aussi bien le chant que la plume ou, plutôt, que le clavier de l’ordinateur. Ce sont les deux faces d’une même étoile.

 

 Toni Casalonga

 

                  

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[1]
ouvrage publié avec le concours du Centre National des Lettres, de l’Accademia di Vagabondi et de Scola Corsa, Bastia, 1986.

[2] Gaston BACHELARD, "l’intuition de l’instant", GOnthier, Paris, 1979.

[3] Jérôme CARCOPINO, préface aux BUCOLIQUES, traduction de Carulu Giovone da Bozi, SPERAR, Paris, 1960.

[4] Bona Nova, publication du Centru Culturale Universitariu