Journal de campagne

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Télérama.fr qui publie le journal de campagne collectif de cent personnalités du monde culturel a proposé à Bernard Stiegler d'écrire un article sur la Présidentielle.
 
Pour répondre à cette proposition Bernard a souhaité inviter des personnalités avec lesquelles il réfléchit régulièrement sur la société contemporaine, dont certaines sont membres d’Ars Industrialis. Le lecteur peut ainsi visionner sur cette page des enregistrements réalisés par Simon Lincelles et Lanval Monrouzeau en vue de cette édition du site de Télérama. Y ont participé Jean-Hugues Barthélémy, à propos des rapports entre la science et la technique ; Franck Cormerais, à propos notamment de la valorisation des externalités positives et des politiques territoriales ; Christian Fauré, à propos des industries numériques qu’il qualifie d’industries de transfert ; Julien Gautier, à propos du rôle de l’Education nationale dans le contexte contemporain ; Arnauld de l’Epine et Jean-Paul Karsenty à propos des politiques d’innovation, Patrick Bouchain, Philippe Meirieu et Robin Renucci à propos d’une conception intégrée et non sectorielle des politiques d’habitat, d’éducation et de culture.

 

Capables et incapables

2017 est le véritable enjeu de 2012

Tous les citoyens français savent – plus ou moins confusément – que l’enjeu de la campagne présidentielle est la disparition du monde qui apparut au cours du XXe siècle.
Face à cet état de fait stupéfiant que nul n’ignore, aussi difficile qu’il puisse être de le concevoir, la seule véritable question est la façon dont la France et l’Europe sauront contribuer à la formation d’un autre monde.
Pour les candidats de droite et d’extrême droite, qui défendent les intérêts de ceux qui spéculent sur cette faillite après l’avoir eux-mêmes provoquée en exploitant jusqu’à plus soif un modèle industriel qui est par là même devenu profondément toxique et autodestructeur, il s’agit précisément de dénier cet effondrement (la revendication de restaurer un Etat fort par Marine Le Pen n’a pas d’autre but que de perpétuer l’ordre libéral prôné par son père).
Les candidats de gauche semblent présupposer qu’aborder le sujet de ce changement de monde serait électoralement suicidaire, comme s’il était impossible de faire confiance à leurs électeurs. Quant aux écologistes, on voudrait croire qu’ils posent précisément cette question – mais leur problème est précisément de ne pas y parvenir, et d’échouer à faire en sorte que la société se pose cette question.
Faute d’un point de vue synthétique sur la nature et les enjeux de la crise, les thèses politiques des uns et des autres se présentent plus comme des slogans que comme les analyses d’un état de fait.
Au cours d’une campagne électorale, à mesure que les candidats s’approchent de l’échéance, ils doivent avancer des propositions censées former un programme capable de concrétiser les réponses aux enjeux du scrutin. Faute d’avoir pu ou su poser correctement la ou les questions qui dominent le scrutin, les propositions deviennent de plus en plus sectorielles. Elles visent ainsi des électorats qui, en s’additionnant, sont censés aboutir à un succès politique.
Ces réponses sectorielles ne reposant cependant pas sur un point de vue d’ensemble, clairement négocié avec les citoyens au cours du débat public, elles emportent avec elles des contradictions et des ambiguïtés que, une fois élu, le candidat devenu président aura bien du mal à assumer. Il faut évidemment distinguer ici les candidats considérés éligibles et ceux qui, ne l’étant vraisemblablement pas, font campagne pour peser sur ceux qui le sont. Quant à ces derniers, ils ne peuvent être effectivement élus qu’à la condition de rassembler des suffrages au-delà de leur électorat.
C’est parce qu’il doit être « rassembleur » que le candidat de gauche, François Hollande, ne peut pas et ne veut pas parler de ce que les citoyens français savent tous plus ou moins confusément, à savoir : que le véritable enjeu de ce scrutin est la disparition du modèle industriel consumériste qui s’était formé au XXe siècle, et l’apparition d’un nouveau monde, plus industriel encore, mais qui ne pourra plus se développer sur le modèle consumériste – ce que chacun sait, aussi dépendant qu’il ou elle puisse être lui-même ou elle-même de ce consumérisme qui apparaît désormais aux yeux de tous être l’agent d’une insupportable mécroissance (sur ce sujet, cf. Pour en finir avec la mécroissance, Christian Fauré, Alain Giffard et Bernard Stiegler, éditions Flammarion).
Or, c’est l’évitement de cet enjeu, sinon sa dissimulation, qui pourrait se révéler être suicidaire – sinon pour le candidat à la présidence qui parviendrait à être élu (par le fait même d’avoir contourné cette question), du moins pour le président effectivement élu qui serait issu de ce scrutin, et sur la base d’un tel refoulement.
Car d’un point de vue strictement politique, le véritable enjeu du scrutin actuel, c’est celui du prochain scrutin : celui de 2017. La question la plus préoccupante n’est pas de savoir si la famille Le Pen sera une fois de plus présente au second tour : elle est de s’assurer qu’elle ne parviendra pas au pouvoir après cinq années de « gestion » de la crise sans qu’ait émergé la moindre perspective alternative. Alors, à l’issue d’un tel quinquennat, la famille Le Pen associée avec une partie de la droite dite parlementaire – celle qu’incarne par exemple Christian Vanneste – aura toutes les chances de prendre le pouvoir.
Face à ce danger bien plus imminent que ne l’imaginent ceux qui disaient déjà, dans les années 80, que le Front national n’était qu’un épiphénomène, il n’y a qu’une voie possible : la lucidité, et la revendication de ce qu’elle seule procure – la franchise et la clarté, qui procurent elles-mêmes la confiance et le crédit, sans lesquels aucune action n’est durablement possible.
Les Français savent tous que nous entrons dans une période de transition. Les organisations politiques porteuses d’avenir doivent leur fournir une compréhension des éléments de rupture qui, s’opposant, constitueront la dynamique de cette période – et qui s’opposeront de plus en plus comme l’avant et l’après de cette période. En tant qu’organisations politiques exerçant le pouvoir, elles doivent faire émerger des possibilités de composition et de recomposition entre ces éléments opposés. C’est ce qui constitue précisément la tâche et le travail de la transition : un chantier de négociations doit être ouvert pour que s’instaure une économie de transition.
Cette économie de transition est ce que veulent empêcher les logiques spéculatives qu’a installées la financiarisation. Celle-ci a fait de la mondialisation une guerre économique mondiale dont les peuples découvrent à présent les ruines, et à laquelle il faut mettre un terme par la négociation d’un traité de paix économique : l’économie de transition nécessite cette pacification, c’est-à-dire la fin de la mondialisation conçue sur le modèle de la révolution conservatrice et de l’ultralibéralisme qui en ont été les chefs d’orchestre, et qui ravagent le monde depuis plus de trente ans (et sur ce sujet, je renvoie le lecteur à un entretien publié par Philosophie Magazine au mois de septembre 2011.
Ce qui désormais tombe en ruine est la société industrielle fondée sur l’opposition fonctionnelle entre, d’un côté, des producteurs prolétarisés, c’est-à-dire privés de savoir-faire, et de l’autre côté, des consommateurs eux-mêmes prolétarisés parce que structurellement privés de leurs savoir-vivre : ceux-ci sont remplacés par les modèles comportementaux que standardise le marketing – et qui généralisent l’irresponsabilité. Emportés dans l’organisation systématique de l’obsolescence et de la « jetabilité », soumis à une constante pression à la baisse exercée sur le coût d’un emploi qui n’a plus rien à voir avec un travail, producteurs et consommateurs sont devenus inexorablement insolvables.
Mais ce sont tout aussi bien les organisations publiques et privées qui ont par là même perdu tout crédit – et il en va ainsi parce que cette société a conduit à un processus d’« incapacitation » généralisée. Amartya Sen a montré que la mortalité est plus élevée à Harlem qu’au Bangladesh parce que, dans ce pays très pauvre, les structures sociales n’ont pas été détruites, et parce que ce que cet économiste appelle la « capacitation » des individus et des groupes y est encore vive.
Quant à nous, nous vivons le temps de l'incapacité – et nous nous sentons de plus en plus impuissants, parce nous tendons à devenir structurellement incapables.
Pour surmonter la situation dramatique où l’humanité s’est précipitée au cours des dernières décennies, la reconstitution des capacités doit devenir la priorité des priorités – ce qui est d’autant plus accessible qu’une économie de la contribution émerge sur les ruines du consumérisme, qui est fondée sur la reconstitution de savoirs et de processus de capacitation qui tirent le meilleur parti possible des technologies et réseaux numériques.
L’économie consumériste aura reposé sur l’extension de l’incapacitation tout au long du XXe siècle, qui aura fini par atteindre les décideurs publics et privés au début du XXIè siècle, rendant les banques tout aussi bien que les Etats actuellement ou potentiellement insolvables. Dans ce processus, ce n’est pas la technologie qui aura été le facteur incapacitant, mais un rapport toxique à la technologie exclusivement mise au service des profits, et destructrice en cela de savoirs et donc de responsabilités. Sur ce sujet, on lira avec profit l’analyse qu’Alain Giffard propose d’un ouvrage de Nicholas Carr récemment paru, Internet rend-il bête ?
La perte de capacités, c’est-à-dire de savoirs, quelles que soient leurs formes – savoir-vivre, savoir-faire, savoir théoriser – est ce qui résulte d’une socialisation de la technologie orientée exclusivement par l’objectif d’accumuler des profits qui, dès lors, ne se réinvestissent plus : détruisant tout rapport au long terme (et tout savoir est un rapport au long terme), parce que créant une insolvabilité structurelle, les profits deviennent eux-mêmes structurellement spéculatifs, c’est à dire incapables de produire du crédit : c’est ce fonctionnement qui engendre une dette qui devient insupportable parce qu’elle ne nourrit plus aucune croyance collective dans un avenir possible. Détruisant le crédit, cet endettement spéculatif ne peut que devenir insupportable, c’est à dire insolvable.
Vers la fin du XXe siècle, les savoirs formels ont été à leur tour réduits à néant : passés dans les appareils, ils ont désintégré les savoirs théoriques, c’est-à-dire critiques – laissant les humains stupéfaits, stupides et désarmés parce que privés de toute capacité critique, par exemple face aux robots financiers, qui remplacent la décision économique réfléchie par le mécanisme spéculatif aveugle conduisant au désinvestissement, à l’insolvabilité, à la paralysie et au règne de la bêtise systémique. C’est ce qu’Alan Greenspan lui-même décrivit devant la chambre des représentants qui, à Washington, fin 2008, lui demandait des comptes après l’effondrement de la banque Lehmann Brothers. C’est aussi ce dont souffre et que décrit Nicholas Carr.
Il n’y a pas d’avenir en dehors d’un immense processus de recapacitation de tous et dans tous les domaines. Ce mouvement a déjà commencé – dans ce que nous appelons l’économie de la contribution. C’est ce mouvement porteur d’une véritable alternative industrielle qui doit fournir au prochain quinquennat sa perspective d’ensemble et s’y décliner sur tous les registres,
  • par une politique industrielle de recherche et de développement de technologies de capacitation, et de soutien aux entreprises qui s’y engageront ;

  • par une politique éducative entièrement reconçue en vue de faire de l’écriture numérique un support de savoir, et non un organe de destruction des savoirs, ce qui suppose de repenser en profondeur la politique universitaire aussi bien en termes de formation que de recherche ;

  • par une politique culturelle réinvestissant l’éducation populaire, comme le fait Robin Renucci avec les nouveaux Tréteaux de France, et pensée en relation étroite avec la politique éducative et avec une politique éditoriale qui relance dans le contexte contributif l’avenir de la presse et des médias par des investissements appropriés dans l’éducation ;

  • par une politique économique privilégiant systématiquement et par toutes les voies possibles la mobilisation des crédits dans les investissements contributifs ;

  • par une politique énergétique fondée sur des réseaux contributifs, c’est-à-dire abandonnant progressivement l’organisation centralisée de la production et de la distribution des énergies, et organisant la responsabilité distribuée en matière de rationalité de la production et de la dépense d’énergies (cf. sur ce sujet La Troisième Révolution industrielle, de Jeremy Rifkin) ;

  • par une politique fiscale contributive, luttant contre l’évasion facilitée par les réseaux numériques et le commerce électronique, et venant renforcer les politiques territoriales contributives, c’est-à-dire valorisant les externalités positives générées par les réseaux contributifs dans le cadre de ce que Yann Moulier Boutang a appelé « l’économie pollen » ;

  • par une politique du travail, c’est-à-dire du temps de travail, qui valorise la capacitation, plutôt que l’emploi fondé sur l’incapacitation – et ici, nous nous référons aux travaux que Maurizio Lazzarato a menés avec la coordination Ile de France des Intermittents du spectacle (cf Intermittents et précaires, éditions Amsterdam, avec Antonella Corsani) ;

  • par une politique de santé publique qui entame le long et beau chantier d’une reconstruction des savoir-vivre, c’est-à-dire aussi des savoir-manger et prendre soin de soi, des siens et des autres, substituant le savoir d’achat au pouvoir d’achat, et qui ne fasse pas sans cesse appel aux professionnels de la santé et à l’industrie chimique du médicament qui exploite les effets de l’incapacitation par une logique de production de PIB ruineuse pour les systèmes de protection sociale, et mauvaise pour la santé des individus ;
  • par une politique du logement réinventant l’habitat social, la propriété collective, l’appropriation et la construction contributive comme le propose Patrick Bouchain ici même.
  • Le futur président de la République devra mettre en perspective ce qui, dans ce moment de transition, est perçu comme une insoluble contradiction entre le passé et l’avenir.
Qu’il y ait des moments de contradiction, c’est ce qui fait l’Histoire – et c’est ce qui se résout par la violence lorsque les hommes et les femmes ne trouvent pas par la pensée et la bonne volonté leur nouveau chemin. C’est ce que les Français, les Européens et l’immense majorité des citoyens du monde entier veulent éviter.
Mais ils ne peuvent contribuer eux-mêmes à dépasser pacifiquement cette contradiction qu’à la condition que leurs représentants politiques jouent leur rôle, qui est de leur proposer un chemin en comptant sur leur intelligence au lieu de spéculer sur leurs tentations régressives – soit en les exploitant, soit en les craignant.
De telles tentations sont omniprésentes, sinon omnipotentes, parce que chacun de nous est habité en permanence par des tendances qui, en se contredisant, font de chacun de nous un « système dynamique » en équilibre métastable (plus ou moins en mouvement, entre équilibre et déséquilibre). D’un côté, nous voulons conserver ce qui est, de l’autre, nous voulons dépasser ce qui est : les négociations en quoi consiste la vie sociale se jouent d’abord en nous-mêmes, et avec nous-mêmes. Mais ce « nous-mêmes » est ce qui se produit au sein de « nous-autres » : dans et avec le groupe au sein duquel chacun de nous vit et devient parmi ces autres (sur ce sujet, cf. le Manifeste 2010 d’Ars Industrialis).
Dans une période de contradictions, un chef politique doit faire entrer en résonance les tendances psychiques et les tendances historiques pour les conduire à négocier un chemin pacifique. Cela suppose qu’il ait lui-même une capacité à voir loin – c’est-à-dire à projeter un horizon, au-delà des seules propositions sectorielles, leur conférant un sens, et donnant le sentiment que la France va quelque part. Il s'agit d'ouvrir une voie pour que se négocie pacifiquement une transition qui concerne aussi l’Europe et le monde entier : l’avenir de la France passe par la réinvention de l’Europe, qui doit faire de l’économie contributive sa grande politique.
Il n’est pas possible d’appréhender séparément politique industrielle, politique éducative, politique de recherche, politique culturelle, aménagement du territoire, politique de santé publique, politique énergétique et environnementale, politique de l’habitat, politique de l’emploi et politique fiscale. A travers tous ces secteurs, la conduite d’une transition de l’économie consumériste à l’économie de la contribution peut et doit constituer le fil d’Ariane de la politique à venir en Europe comme en France.
Cela nous a conduit – au sein d’Ars Industrialis – à mettre en perspective des mesures spécifiques à travers divers ouvrages, groupes de travail, conférences et articles que l’on trouve sur notre site. On pourra en particulier se reporter à l’enregistrement vidéo d’une réunion du groupe Economie de la contribution avec la participation de Jean-Paul Karsenty.
En partenariat avec Skhole.fr, nous avons également récemment publié L’Ecole, le numérique et la société qui vient (éditions Mille et une nuits) cosigné par Julien Gautier, Denis Kambouchner, Philippe Meirieu, Bernard Stiegler et Guillaume Vergne. Cet ouvrage fera l’objet d’un débat au Théâtre de la Colline, à Paris, le samedi 3 mars 2012 de 14h à 17h.
 

Conversation entre Bernard Stiegler, Robin Renucci, Philippe Meirieu et Patrick Bouchain :
résumé : http://www.youtube.com/watch?v=sPWLmf5Ab5U
intégrale : http://www.youtube.com/watch?v=SpErsLt95WY

Entretien avec Julien Gautier :
résumé : http://www.youtube.com/watch?v=9kCgb5C76I8
intégrale : http://www.youtube.com/watch?v=Jvg7zrMVtGQ

Entretien avec Christian Fauré :
résumé : http://www.youtube.com/watch?v=6-Y2DFPp0wk
intégrale : http://www.youtube.com/watch?v=4l-PaSpAtQ4

Entretien avec Franck Cormerais :

résumé : http://www.youtube.com/watch?v=QsDem__FmFM
intégrale : http://www.youtube.com/watch?v=GfL4uLxU5wk

Entretien avec Jean-Hugues Barthélémy :
résumé : http://www.youtube.com/watch?v=hbTF55qwO34
intégrale : http://www.youtube.com/watch?v=KC38pBNT9oI

Groupe économie de la contribution :
part 1 : http://www.youtube.com/watch?v=QPBVpe2wkNM
part 2 : http://www.youtube.com/watch?v=Qc-rQ-pVRss
part 3 : http://www.youtube.com/watch?v=m2q1neaR3b0
part 4 : http://www.youtube.com/watch?v=MBzPPWLUwJk

Demain, la campagne vue par l'anthropologue Eliane de Latour.