Economie du désir et désir en économie 2

Théâtre de la Colline- 28 Mars 2009 - Ars industrialis a accueilli André Orléan et Frédéric Lordon, deux économistes qui attribuent aux croyances et aux affects un rôle majeur en économie et qui nous invitent à reconsidérer d’un tel point de vue la portée du concept de conatus chez Spinoza – ce qui ne manque pas de faire écho à la question du désir qu’Ars industrialis met au cœur des économies industrielles aussi bien que de leur crise contemporaine. C’est aussi sur ces bases qu’André Orléan et Frédéric Lordon élaborent leurs critiques du « mimétisme pervers » des milieux financiers et celles des modes de régulation de la globalisation financière présente. Nous vous invitons à écouter ces conférences en MP3 ou en vidéo :
 
 
Frédéric Lordon :
Ce que la valeur esthétique fait à la valeur économique
"L'art contemporain apparaît comme un domaine de choix pour mettre à l'épreuve les représentations de la valeur, et notamment pour questionner la transversalité d'un concept à l'oeuvre dans des domaines aussi variés que la morale, l'esthétique, l'économie... sans jamais que cette transversalité apparaisse davantage qu'une homonymie ! Les tendances récentes de l'art contemporain où la valeur esthétique semble de plus en plus indexée sur la valeur monétaire offre une occasion privilégiée de poser cette question, notamment en s'appuyant sur le cas Hirst qui poursuit le projet délibéré d'un renversement des lois de la valeur économique. Cet état de quasi-fusion des valeurs esthétique et économique favorise le dévoilement d'une vérité également repoussée dans tous les champs, à savoir l'absence de fondement substantiel de toutes les valeurs et la manifestation de la valeur comme effet relationnel et structural. La philosophie de Spinoza donne à ces interrogations des fondements conceptuels à la fois rigoureux et productifs, puisqu'elle permet d'envisager une théorie explicitement transversale de la valeur, utilisable dans la diversité des domaines où l'idée de valeur fait sens."

 

André Orléan :
Réflexions sur le rôle des croyances financières et leurs puissance
"Alors que les sciences historiques (anthropologie, histoire, sociologie) font jouer un rôle central aux croyances et aux représentations collectives, celles-ci sont totalement absentes de la théorie économique. Comment des discours qui se donnent tous pour but de rendre intelligibles les relations que les hommes nouent entre eux peuvent-ils soutenir des conceptions si radicalement opposées ? À nos yeux, l’origine de cette opposition vient de ce que les économistes conçoivent le rapport marchand comme étant essentiellement un rapport aux choses, et non un rapport entre individus. Dans cette conférence, nous voudrions montrer qu’une autre économie est possible. Dans un premier temps, nous rappellerons que la théorie économique moderne est née au XVIIIème siècle avec le concept de valeur travail (Smith, Ricardo, Turgot). C’est grâce à ce concept central que l’économie a gagné son autonomie et sa légitimité. Mais, pour arriver à ce résultat, il lui a fallu transformer en profondeur la notion de valeur pour en faire une grandeur objective et mesurable. Ce faisant, la valeur économique est devenue quelque chose de radicalement distinct des autres valeurs sociales (morale, religieuse ou esthétique). C’est par ce geste théorique inaugural que l’économie s’est coupée des sciences historiques pour revendiquer une scientificité propre. L’économie néoclassique moderne n’a fait que continuer et approfondir ce projet. Dans un second temps, en prenant l’exemple des marchés financiers, nous montrerons combien cette conception objectiviste de la valeur reste inadéquate. La manière dont s’impose la valeur des actifs financiers ne correspond en rien à l’approche objectiviste précédente. La valeur financière, comme la valeur monétaire, est avant tout une croyance collective, i.e. une expression de l'autorité du social pour reprendre l'expression d'Emile Durkheim. Ce faisant, il s'agit de réaffirmer ce qui semble avoir été oublié ou occulté, à savoir que le fait économique est un fait social."

 

Elles seront suivies d’un dialogue avec Franck Cormerais, Arnauld de l’Epine et Bernard Stiegler.
 
Ce débat, qui fait suite aux réflexions menées par Ars Industrialis sur l’économie industrielle avec les particpations de Jean-Luc Gréau, Dany-Robert Dufour et Yann Moulier-Boutang, s’inscrit dans le cycle Economie du désir et désir en économie initié avec Maurizio Lazzarato, et qui sera poursuivi à l’automne prochain.
 
Publications récentes d’André Orléan et Frédéric Lordon :
- André Orléan : Au-delà de la transparence de l’information, contrôler la liquidité, Revue Esprit , Novembre 2008
- Frédéric Lordon : Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Raison d’agir, Octobre 2008
 

A propos de l'intervention de Mr Lordon

... puisque je n'ai pas encore vu celle d'André Orléan.

Intervention intéressante si ce n'est 2 détails.

Le premier concerne la forme du discours de Mr Lordon, particulièrement l'usage qu'il fait volontiers de certains mots ou expressions pré-formé-es qui malheureusement n'existe pas dans le dictionnaire dont je dispose chez moi...
qui n'est pourtant pas un dictionnaire de poche.

(Ce n'est pas sans rapport avec la "valeur" dont il parle... mais j'y reviendrai plus loin)...

Après le second détail qui concerne plus précisément Damien Hirst et la "valeur" de son "travail".

Qu'est ce qui fait que les "oeuvres" de Damien Hirst ont une telle valeur financière ?

Réponse : le fait que le mal-nommé "monde de l'art" lui accorde cette valeur...

Le "monde de l'art" et particulièrement "l'art contemporain" n'ont rien à voir avec "la puissance de la multitude"...
et ce depuis longtemps...
depuis toujours en ce qui concerne "l'art contemporain", concept récent qui s'est développé en même temps que ce que Bourdieu et Boltanski appelaient "l'idéologie dominante".

"L'art contemporain" comme "l'idéologie dominante" est affaire d'experts...
"L'art contemporain", de fait, est une émanation de "l'idéologie dominante" par le biais des politiques culturelles de pouvoirs publics (dans les pays où la chose existe), des politiques muséales ou du mécénat.
Les 3 sont à l'heure actuelle quasi-parfaitement concomitants puisqu'ils dépendent du "monde économique"...
et qu'en définitive, c'est celui-ci qui accorde ou non la valeur "absolue" qu'est aujourd'hui la valeur financière.

La chose "amusante" est qu'il n'y a rien que "l'art contemporain" aime plus que de "se vivre" comme vecteur de subversion, comme "l'adolescent rebelle" de l'Institution...
alors qu'il fait bel et bien partie de la "famille".

Le cas de Hirst en est une bonne illustration...

Si l'Institution ou les Institutions accordent de la valeur financière à son "travail", c'est parce que celui-ci justifie, en l'utilisant et en étant utilisé, le "monde économique" propriétaire des Institutions.

Hirst est un homme intelligent qui a bien analysé le fonctionnement médiatique, "communicationnel" du "monde économique" et l'a utilisé à son profit en "créant" des évènements médiatiques plus que des oeuvres... (hors critique sur "la qualité des oeuvres").

Le "monde économique" ne pouvait que contribuer à un processus ayant la même finalité que la sienne... et utilisant les mêmes "outils" médiatiques.

D'autant plus qu'en "l'avalalisant" (excusez le néologisme qui n'est pas parfait mais il s'agit bien d'avaliser et d'avaler en même temps), ils avaient une occasion "en or" (:)) de justifier le système qui est le leur en "officialisant" cette valeur "fictive" ou "hypothétique" par un apport financier.
Utilisation, justification, perpétuation.

Le monde économique se perpétue en utilisant et justifiant "l'art" de Hirst et celui-ci se perpétue en utilisant et justifiant le monde économique :
"la valeur de l'art, c'est l'argent"...
ce qui contribue à l'idée dominante :
"la valeur, c'est l'argent".

Valorisation financière qui peut être une forme de "dévalorisation" de l'art...
Là, je vais faire court en me contentant d'une anecdote l'illustrant.
Lors d'une conférence sur les collages de Picasso, une conférencière montrait au public réuni là des diapositives d'oeuvres de Picasso en les commentant.
La projection se passait dans le plus grand silence, la conférencière n'avait pas besoin d'élever la voix pour être entendue, je ne sais pas si l'audience était très concentrée, mais elle était absolument muette...
jusqu'à ce que, vers la vingtième ou trentième diapositive, la conférencière annonce : "Cette oeuvre a ètè récemment achetée pour 2 millions d'euros"...
Une rumeur de "Waow", "Oh", "Ah", "Hmmm" est soudainement montée du public qui, jusqu'à ce moment s'était si bien tenu...
et on a passé plus de temps sur cette diapo, on lui a accordé plus d'attention...
puis on est passé aux suivantes et le public a retrouvé son imperturbabilité...
jusqu'à la quarantième...
La conférencière :
"1,5 millons d'euros"
Le public :
"Ah, "Hmm", "Oh", "Waow".
La conférencière :
"Mais celui-ci a été acheté par un musée français."
Le public :
"Ah", "Ouais", "Bravo"...

Il y aurait eu, selon moi, "valeur" réelle des oeuvres si les exclamations du public avaient été provoquées par les oeuvres montrées, pas par l'annonce de leur prix.

Pour finir, je devais faire un retour sur le premier point "de vocabulaire".
Il me semble qu'il y a une question de "reconnaissance" (principalement réciproque mais aussi un peu supposée) dans l'utilisation intentionnelle de certains mots "savants"...
une certaine manière de "parler entre nous" que je regrette toujours autant.

Un exemple.
Si quelqu'un dit "complexe d'Oedipe" (sans l'expliquer) à une personne qui n'a lu ni Freud ni Sophocle...
eh bien, il peut tout autant le dire dans une langue étrangère à l'auditeur, l'effet sera à peu près le même.

j'ai beaucoup apprécié vos

j'ai beaucoup apprécié vos analyses en particulier pour ce qui concerne l'attitude devant les diapositives de Picasso.
Pour ce qui concerne le vocabulaire de Frédéric Lordon, c'est une vraie question, mais une question sans solution : qui vous dit pas exemple que votre lecteur sait qui est Picasso, ou a fortiori Hirst ? et ce que fait Hirst ? C'est aussi codé que le vocabulaire de Lordon, mais pas pour vous. Que ce problème soit sans solution ne signifie pas qu'il ne faudrait pas s'en soucier, bien au contraire. L'injustice par exemple est un problème sans solution, mais on peut toujours faire en sorte de vivre moins injustement et on doit toujours vivre pour la justice, telle est ma conviction.

Merci...

Je ne m'attendais pas à ce que mon commentaire soit publié...
mais alors je suis stupéfait que vous ayez répondu.

Vous avez raison concernant Picasso et(à fortiori) Hirst...
je n'ai d'ailleurs parlé de ce dernier que parce qu'il en était question dans l'intervention de Mr Lordon...

"Picasso" est également un phénomène médiatique...

(je précise que je ne parle pas de l'être humain qui a réalisé des oeuvres d'art mais bien du "nom", de la "trademark" (I know you speak english)... raison pour laquelle j'ai écrit "Picasso" avec des guillemets)

"Picasso", donc, est aussi un bon exemple du nom qui "recouvre" ce qu'il désigne ("recouvre" dans le sens d'occultation au moins partielle).

Pour un certain nombre de personnes, il signifie "génie artistique", pour d'autres il signifie "n'importe quoi"...
et il est à craindre que pour quelques personnes (que j'espère les moins nombreuses possible) il signifie "une voiture".

Il est possible que la "vérité" (il y en a une dans ce cas, celle de Pablo Picasso) se situe entre ces options.
Je proposerais bien
"Picasso était un artiste parfois ou souvent "génial" qui faisait "n'importe quoi" jusqu'à en faire "quelque chose"...
ou dit autrement
"Picasso était un artiste "génial" parce qu'il faisait "n'importe quoi" jusqu'à ce qu'il voit ce qu'était ce "n'importe quoi"... et que par conséquent ce "n'importe quoi" ne soit plus n'importe quoi.

(Vous devez bien aimer Picasso, non?
On fait difficilement mieux dans l'artiste libidinal)

Pour les questions de vocabulaire, elles sont difficiles à résoudre mais je ne pense pas qu'elles soient insolubles.

Ne serait-ce déjà que parce qu'un mot qu'on peut trouver dans un dictionnaire est "résolu" à ce niveau là.

Bien sûr, il y a au moins 3 bonnes raisons pour utiliser des mots "recherchés"...

La première est le plaisir qu'on peut avoir à les découvrir et à les utiliser.

La seconde est l'attente du "public".
D'une part, en lien avec la première raison, le plaisir que peut avoir le "public" à découvrir et ultérieurement utiliser ces mots.
D'autre part, l'espèce de garantie de "sérieux", de "caution scientifique" que peut représenter ce vocabulaire...
Chose qui n'est pas "mal" en soi, mais peut l'être si elle amène le "public" à se dire :
"Je n'ai rien compris... mais cela avait l'air sérieux"..."

Illustration hors milieu intellectuel.

Dans beaucoup de films de guerre, d'actions ou de science-fiction, il y a des scènes dans un sous-marin, dans un avion ou dans un vaisseau spatial...
Parfois il s'agit juste de quelques répliques, mais parfois ce sont des scènes entières (souvent de grande tension) où on entend comme seul "dialogues" des termes "scientifiques" les plus compliqués possibles désignant des appareils de haute technologie (réelle ou supposée) accompagnés de chiffres, de codes, etc...
Il arrive que les producteurs de ces films puissent se payer des conseillers scientifiques qui veillent à ce que les acteurs ne disent pas trop d'énormités...
mais souvent, dans des productions par la force des choses moins ambitieuses, si l'appareil faisait vraiment ce que lui dit l'équipage, ils termineraient leur voyage dans un champ de patates.
Y compris dans le cas d'un sous-marin.
:)

"- Lieutenant, introduisez les coordonnées dans le gyro-transmetteur.
- Oui Capitaine. C'est fait, Capitaine.
- Quelle est la fréquence d'induction parasitaire ?
- 15°2, Capitaine.
- Le systême de stabilisation neuro-tubulaire a-t-il été activé ?
- Oui Capitaine.
- Que dit le nébuloscope ?
- Je ne peux pas vous dire Capitaine.
- Comment ça, vous ne pouvez pas me dire ?
- Sauf votre respect, Capitaine, le nébuloscope dit qu'il est mort de rire."

Excusez la blague.

Bien sûr, je ne compare pas l'utilisation de vocabulaire de Mr Lordon ou le vôtre à ces exemples un peu extrême...
Mais vous savez, vous-même, depuis longtemps le mauvais usage qu'il est possible de faire d'un langage d'apparence scientifique ou logique... et que seul importe réellement le sens.
Rappelez vous d'Euthyphron.

La 3ème bonne raison d'utiliser un mot recherché est quand on invente quelque chose, objet ou concept et qu'on est obligé de créer ou choisir un mot pour le désigner.

Alors ma petite critique sur le vocabulaire n'est pas une croisade contre les mots "recherchés", je ne suis pas plus pour la disparition des mots que pour la disparition des gens qui les disent, mais plutôt l'expression de l'idée que la vraie intelligence est celle qui transpire de "la sueur de votre front" jusque dans l'esprit de vos auditeurs, lecteurs ou spectateurs.

Simplement dire que lorsque quelqu'un choisit d'utiliser un mot qui n'est pas dans un dictionnaire usuel, comme c'est son droit, il pense à donner un synonyme ou une petite définition à la première occurrence du terme dans son texte ou discours, si tant est qu'il veuille que le "public" comprennent le sens de ce qu'il dit (la chose me semble être le cas avec un économiste ou un philosophe), histoire de ne pas perdre ses lecteurs ou à fortiori son auditoire... garder l'attention de ce dernier est un art appelé "théâtre"... où il est tout à fait possible de se passer du "sens"... si on s'adresse aux sens...
je ne vous en demande pas tant.

Juste dire que le temps que je ne trouve pas "agonistique" dans le dictionnaire, j'ai un peu moins suivi les phrases suivantes qui n'étaient pas forcément moins intéressantes.

Pour la justice et l'injustice, je répondrai une prochaine fois, il se fait tard...
même si de tels thèmes proposés par un philosophe...
euh, comment dire?...
vous êtes sûr que vous ne me voulez aucun mal?
:)

la justice, l'injustice

Quand la justice est injuste, il ne reste rien d'autre à faire qu'être soi-même injuste.

pensée de René Girard

Le meilleur moyen de s'informer sur le mécanisme du désir mimétique c'est d'ouvrir l'ouvrage maitre de la pensée de René Girard: "des choses cachées depuis la fondation du monde".
On y découvrira que la surenchère mimétique est a la fois a la base du progrès de nos sociétés mais en même temps elle contient le germe de sa destruction, lorsqu'elle est poussée a l'extrême.

Désir

Merci à unibet de citer René Girard et sa recherche sur le désir mimétique, à partir de laquelle il arrive à apporter des éclairages convaincants sur l'anthropologie, le christianisme et la psychologie interdividuelle.

rapprochement avec la pensée de René Girard

Pour prolonger les commentaires précédents sur la pensée de René Girard et les effets mimétiques sur les marchés financiers:

Contrairement aux marchés de biens matériels où les fonctions d'acheteurs et de vendeurs sont clairement différenciés, les acteurs des marchés financiers ont des roles beaucoup plus flous (à la fois vendeurs et acheteurs). Or René Girard a montré que la pression mimétique était d'autant plus forte que les différences entre les membres d'un groupe étaient faibles. On serait donc bien dans le cas d'apparition de "crises mimétiques" dévastatrices. Reste donc à trouver le bon "bouc émissaire", les "traders" ?