D’une pharmacologie positive

 

 

D’une pharmacologie positive [1]

 

 

 

Grammatologie, rétentions et jeux de traces

 

Derrida a interrogé la possibilité d’une grammatologie « comme science positive » [2] – mais en posant d’emblée qu’une telle possibilité s’auto-annulerait dans la mesure (la démesure) où cette grammato-logie ferait éclater son propre logos : elle serait contrainte de « solliciter le logocentrisme » tout en le « déconstruisant ». Il faudrait donc parler plutôt de graphématique ou de grammatographie – et renoncer à la possibilité que celles-ci se présentent « comme des sciences ».

 

La positivité scientifique d’une « grammatologie positive », positive en ce sens, en passerait nécessairement par la question de l’essence de l’écriture, et donc de son être : elle devrait interroger l’origine de l’écriture. Or, l’écriture, appréhendée à partir de la question de la trace, c’est à dire comme archi-trace et archi-écriture, est précisément ce qui constitue l’épreuve d’un défaut d’origine :

 

Où l’écriture commence-t-elle ? Quand l’écriture commence-t-elle ? Où et quand la trace, écriture en général, racine commune de la parole et de l’écriture, se rétrécit-elle en « écriture » au sens courant ? … question d’origine. Or qu’il n’y ait pas d’origine, c’est à dire d’origine simple, que les questions d’origine transportent avec elle une métaphysique de la présence, c’est bien ce qu’une méditation de la trace devrait sans doute nous apprendre. [3]

 

Cette question de la trace et de l’archi-trace fait fond sur celles de la rétention et de la protention, qui émergèrent dans le corpus derridien en 1962 [4] avec l’« Introduction » à L’Origine de la géométrie [5], et qui, en 1967 (également l’année de publication de De la grammatologie), constitua l’analyse centrale de La Voix et le Phénomène [6].

 

Dans cet ouvrage, Derrida s’attache à montrer que la rétention primaire et le privilège que lui accorde Husserl dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps relèvent d’une « métaphysique de la présence ». En-deçà de la différence entre les deux formes de rétentions identifiées par Husserl et qualifiées de primaire et de secondaire, il faudrait poser la question de la trace qui excède toute présence, c’est à dire toute opposition entre présence et absence – c’est à dire aussi l’opposition que Husserl érige en principe entre la rétention primaire et la rétention secondaire.

 

De la grammatologiereprend cette problématique de la rétention déconstruite à partir de ce concept de trace, et comme déconstruction de cette « métaphysique de la présence », c’est à dire privilégiant le présent, et dont le privilège de la rétention primaire par rapport à la rétention secondaire serait l’indice – la déconstruction passant cette fois-ci par Heidegger et la question de l’être, Saussure, Leroi-Gourhan, Lévi-Strauss et Rousseau. La présence absente, et l’absence formant ou donnant la présence, c’est la trace.

 

Cependant, « qu’il n’y ait pas d’origine, c’est à dire d’origine simple »,cela ne doit-il pas nous amener à mettre en question laquestion de l’architrace ou de la trace elle-même? S’il n’y aura jamais eu d’origine simple, plutôt que de parler de la trace ou de l’archi-trace, ne s’agit-il pas d’interroger et de problématiser encore plus tôt que « la trace » le complexe de traces que constituerait d’emblée ce qui se présenterait d’abord, mais par une illusion rétrospective, comme « la » trace ?

 

 

De latrace auxtraces : être, devenir, différance et processus

 

Pour soumettre la question de la trace à celle des traces, et comme multiplicité primordiale des traces – en posant qu’il n’y a pas d’origine simple, et que dans le complexe primordial de traces que devient sans cesse le défaut d’origine (plutôt qu’il ne l’est, la question n’étant pas celle de l’être de la trace, fusse cette copule raturée, mais celle du devenir des traces), la trace faut d’être « toujours déjà » devenue le pluriel d’un indéfini – , il faut revenir à la question du rapport entre retentions primaire et secondaire telles que les définit Husserl, et au commentaire qu’en donne Derrida dans La voix et le Phénomène :

 

Dès lors qu’on admet [avec la rétention primaire] cette continuité du maintenant et du non-maintenant, de la perception et de la non-perception dans la zone d’originarité commune à l’impression originaire et à la rétention, on accueille l’autre dans l’identité à soi de l’augenblick… La différence entre la rétention et la reproduction, le souvenir primaire et le souvenir secondaire, n’est pas la différence, que Husserl voudrait radicale, entre la perception et la non-perception, mais entre deux  modifications de la non-perception. [7]

 

J’avais déjà commenté ici-même ce commentaire en 2006 [8] eten ces termes :

 

Rien n’est contestable dans ces propos, que je reprends à mon compte, tels quels, mais en y ajoutant cependant des précisions que je crois indispensables : la différence entre rétention primaire et rétention secondaire n’est pas radicale dans la mesure où la rétention primaire compose sans cesse avec la rétention secondaire, c’est à dire dans la mesure où la perception est toujours projetée par, sur etdans l’imagination – contrairement à ce que Husserl pense, et qu’il pense contre Brentano. Mais il n’en reste pas moins que la différence demeure et constitue une distinction, qui n’est pas une op-position, mais … une com-position. Or, cette constitutivité de la composition, c’est à dire de la trame du temps, par la différence entre primaire et secondaire, qui est une découverte philosophique à proprement parler, apportée par Husserl, et qui y ajoutera à la fin de sa vie la découverte de la finitude rétentionnelle et de sa technicité primordiale dans la géométrie, c’est ce que finalement la pensée derridienne n’aura jamais pleinement admis ni exploré. La différance passe par cette différence, mais cette différence suppose à son tour la différenciation (et donc l’identification) de … la rétention tertiaire, et qui est le nom de ce qui fait tout l’enjeu de L’origine de la géométrie.

 

Qu’il n’y ait pas de différence radicale entre la rétention primaire et la rétention secondaire, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de différence entre elles. Mais cela ne veut pas dire non plus que la différence qu’il y a en effet(s) entre elles puisse devenir la question de la trace, telle qu’elle serait elle-même indifférente à cette différence (parce que se tenant sur un autre plan) et pourrait dès lors donner ou faire cette différence – et comme différance – avant l’apparition de ces formes rétentionnelles elles-mêmes.

 

Car pour qu’il y ait ce que Derrida appelle la trace, qu’il appréhende aussi non seulement comme la différence (et c’est pourquoi l’on parle de « philosophie de la différence »), mais comme la différance, il faut des termes qui sont transductivement constituants tout aussi bien que transductivement constitués par cette différence qui donne une différance : il faut un processus. Un tel procesus ne précède évidemment pas ses termes, pas plus que les termes ne précèdent le processus.

 

Une telle question du processus est celle de l’individuation comme processus d’individuation qui ne peut pas être pensé à partir de l’origine que serait l’individu, mais qui individue cet individu tel que, structurellement en défaut de lui-même (inachevé), il est toujours en devenir et en co-individuation avec d’autres individus au sein d’un processus qui, ne pouvant être pensé dans le cadre du substantialisme ou du schème hylémorphique, ouvre la question du préindividuel comme phase où l’individu s’individue en se déphasant, phase et déphasage constituant le processus même.

 

 

Le défaut de la différance – entre l’Un et le Mutiple

 

La différance, c’est ce que Simondon aura tenté de penser comme processus d’individuation – où la différence, c’est à dire la trace, « commence » dans la différance par l’individuation (le déphasage) des différences, c’est à dire par les traces où le préindividuel se déphase comme cette différance : c’est ce qui ne commence pas (tout seul), c’est ce qui n’est pas le commencement. C’est ce qui non seulement n’a pas d’origine simple, mais en fin de compte, etau pied de la lettre, c’est ce qui n’a pas d’origine du tout : c’est le défaut d’origine tel qu’il le faut, et tel qu’il le faut en diverses façons – et là est toute la question : dans ce divers dont l’obsession métaphysique sera de le subsumer sous l’Un du concept, dont le concept de trace ou d’archi-trace (comme la trace, ou comme l’architrace) semble être encore le fantôme.

 

Cette multiplicité qui surgit dans le défaut d’origine, et comme ce défaut même (comme défaut d’Un), c’est à dire comme l’individuation du fonds préindividuel dont on ne peut pas dire qu’il « est » ce défaut, mais qu’il fait ce défaut, où les défauts « fourmillent », comme auraient dit Deleuze et Guattari, c’est le processus par où un agencement s’opère entre rétentions primaires, secondaires et tertiaires, c’est à dire : comme émergence d’un complexe de traces articulant le vivant et le non-vivant.

 

Or, en minorant la différence entre les rétentions primaire et secondaire conçues par Husserl – et malgré son interprétation de L’origine de la géométrie et de la place qu’y prend la technique comme accès aux idéalités par le polissage, l’arpentage et l’écriture, c’est à dire comme espace praxique  remédiant à la finitude rétentionnelle du protogéomètre – ,  Derrida s’évite d’interroger et de qualifier ce qu’il faut appréhender comme cette rétention tertiaire, et c’est tout le problème de cette « grammatologie comme science positive » pourtant constituée de part en part comme question du rapport entre protention(s) et rétention(s), ainsi que l’indique De la grammatologie en bien des occasions, par exemple dans le commentaire que Derrida propose de Leroi-Gourhan, où la trace devient le gramme dont la différance est l’histoire.

 

Le Geste et la Paroledécrit l’unité de l’homme, écrit-il,

 

comme une étape ou une articulation dans l’histoire de la vie – de ce que nous appelons ici la différance – comme histoire du gramme. … On fait ici appel à la notion de programme. Il faut l’entendre, certes, au sens de la cybernétique, mais celle-ci n’est elle-même intelligible qu’à partir d’une histoire des possibilités de la trace comme unité d’un double mouvement de protention et de rétention. [9]

 

Comme on le voit parfaitement ici, la différance, c’est la vie – comme histoire du gramme. C’est à dire aussi ce qu’avec Simondon, nous appellerions le processus d’individuation vitale  – tel qu’il peut conduire à un processus d’individuation psychique et collective [10]. L’histoire des possibilités de la trace au sein de la différance comme « histoire de la vie » est ce qui constitue l’ « unité d’un double mouvement de protention et de rétention ».

 

 

Conscience intentionnelle et rétention tertiaire

 

Or, dans la vie, une articulation du vivant et du non-vivant permet que dans ce « double mouvement de protention et de rétention », c’est à dire dans cette différance qu’est la vie, apparaisse « le gramme comme tel », et que fait apparaître « la conscience intentionnelle », ou bien qui fait apparaître la « la conscience intentionnelle », d’où elle émerge – à moins que cette « émergence », qui

 

rend sans doute possible le surgissement des systèmes d’écriture au sens étroit,[11]

 

ne soit, comme l’invention de l’homme, une relation transductive telle que, comme l’homme n’est inventeur de la technique que parce qu’il est inventé par elle, la conscience intentionnelle n’est conscience du gramme comme tel que parce que le gramme comme tel rend la conscience intentionnelle possible – et à travers ce que j’appelle un processus de grammatisation, tel que Sylvain Auroux en a proposé une « science positive », si l’on peut dire (avec des limites que j’ai tenté d’analyser en diverses occasions), et où la discrétisation qui conditionne ce « comme tel » s’accomplit non pas consciemment, mais techniquement.

 

On se demande comment il faut comprendre le propos assez surprenant où Derrida, qui ne raisonne pas ces termes simondoniens, peut laisser penser que les systèmes d’écriture au sens étroit seraient rendus possibles par l’émergence de la conscience intentionnelle – alors que l’on serait tenté de penser, si l’on était pleinement fidèle à la logique du supplément autant qu’à son historicité ou à sa préhistoricité, que la formation de la conscience intentionnelle est le versant psychique (comme stade de son individuation) de la formation technique des rétentions tertiaires que sont les systèmes d’écriture au sens étroit.

 

Quoi qu’il en soit, et plus généralement, la pensée de la différance ne se précipite-t-elle pas ici prématurément vers « les systèmes d’écriture au sens étroit », s’il est vrai qu’il y a de la rétention tertiaire bien avant cette écriture au sens étroit, s’il est vrai que cette proto-rétention tertiaire est déjà une articulation du vivant et du non-vivant qui induit un processus rétentionnel/protentionnel (une différance) de part en part surdéterminée et indéterminée par ce défaut d’origine ?

 

Ce défaut d’origine est une nouvelle modalité d’individuation du fonds préindividuel qui se creuse dans la vie (comme « zones effondrées du codage génétique » [12]) comme ce que Derrida lui-même appellera la vie/la mort, et ce précisément à travers cette rétention tertiaire par où ce qui va devenir le système technique s’individue en déphasant, et en cela, en individuant ce qui ne devient qu’ainsi l’individuation psychique et collective – méta-individuation du fonds préindividuel d’où surgiraient donc les rétentions tertiaires, c’est à dire accidentelles.

 

Cette méta-individuation serait une bifurcation dans les conditions rétentionnelles et protentionnelles de l’individuation telle que, différant intrinsèquement, individuation psychique et individuation collective sont en relation transductive avec l’individuation technique, c’est à dire à travers la multiplicité proliférante des relations transductives qui se trament par le jeu de ces rétentions tertiaires que sont les traces techniques avec les rétentions primaires et les rétentions secondaires formant un nouveau régime protentionnel qui est le désir – par où le devenir se trans-forme en avenir, c’est à dire en temporalité (condition de ce que Husserl appelle l’intentionnalité).

 

 

Désir et protention

 

Cette prolifération est celle du désir comme idéalisation, celle-ci constituant un nouveau régime protentionnel – et ce n’est que sur ce fond que peut se constituer une idéalité mathématico-philosophique à partir de laquelle, en passant par cette forme spécifique de rétention tertiaire qu’est l’écriture au sens étroit, la pensée du gramme comme tel va devenir possible. Mais ce nouveau régime protentionnel n’est pas seulement celui de la conscience : c’est aussi celui de l’inconscient.

 

(Il faudrait se demander ici jusqu’à quel point Derrida peut s’emparer des concepts de rétention et de protention formés par Husserl pour penser la conscience en les étendant à la différance comme histoire de la vie et sans thématiser l’immense problème phénoménologique qu’ouvre cette extension, alors même que Derrida se place toujours en fin de compte et en dernier ressort sous l’autorité de la phénoménologie pour défendre par exemple la position saussurienne qui exige que soient distingués le son apparaissant et l’apparaître du son [13], etc.)

 

Ici, c’est depuis la question de l’objet transitionnel qu’il faut appréhender la rétention tertiaire – c’est à dire en ayant recours à Winnicott. Mais s’il est vrai que la rétention tertiaire émerge depuis une différance qui, comme processus d’individuation vitale, est constituée de rétentions et de protentions en quelque sorte pré-intentionnelles, il faut aussi se tourner vers Bowlby [14], dont les travaux et surtout les matériaux sont proches de ceux de Winnicott, et qui pose la question du rapport entre instincts et pulsions, c’est à dire entre des formes protentionnelles élémentaires, si l’on veut prendre au sérieux (et il le faut impérativement) les propositions derridiennes quant à la différance pré-intentionnelle et quant au passage non pas de l’archi-écriture ou de l’archi-trace à l’écriture (et à la trace) au sens étroit, mais quant à la question des rapports entre le vivant et le non-vivant s’organisant, et comme organes techniques – ce qui est la question de l’organologie générale.

 

Si la rétention tertiaire n’est pas qualifiée comme telle, c’est à dire comme régissant et surdéteminant en les indéterminant les compositions de rétentions primaires et secondaires, il devient très difficile de ne pas se noyer dans les apories de la trace, par exemple en se demandant où et quand commence la trace que l’on appelle aussi, ici, l’écriture.

 

 

Les traces du défaut. L’avenir de Derrida passe par Simondon

 

S’il est évident – j’ai tenté de le montrer à maintes reprises – que la rétention primaire ne cesse de composer avec la rétention secondaire, et qu’en ce sens, leur différence n’est pas radicale, parce qu’elles forment un système de traces (qui s’agencent toujours en dispositifs rétentionnels [15] à travers lesquels se métastabilisent les formes attentionnelles [16]), mais où il faut en outre analyser la façon dont les rétentions tertiaires conditionnent et « factorisent » les jeux du primaire et du secondaire, il est tout aussi évident que la rétention primaire n’est pas une rétention secondaire, qui n’est évidemment pas une rétention tertiaire, cependant que l’une ne va pas sans les autres et réciproquement.

 

Ce jeu de trois types de traces non seulement commence bien avant l’écriture « au sens courant », mais aussi bien avant les traces que Derrida observe avec Leroi-Gourhan, et qui sont les inscriptions rupestres ou les os taillés retrouvés sur les champs de fouilles du Paléolithique supérieur [17] : le jeu des trois types de rétentions commence dès les tout premiers silex taillés – c’est du moins ce que j’ai tenté de montrer dans La technique et le temps 1. La faute d’Epiméthée.

 

Cela ayant été posé, quoi de la question de la scientificité dans ces affaires, et d’une « grammatologie comme science positive » ? Appréhender ce problème autrement que de façon purement spéculative et logique, c’est à dire pétrie de ce logos dont il s’agirait de dépasser la métaphysique de la présence, c’est l’aborder comme la question pratique du défaut d’origine en tant qu’il le faut, et en tant que ce défaut faut, comme on pourrait tenter de le dire en recourant au vieux français. Il faut, ce défaut, et s’il faut un tel défaut, ce falloir est toujours une faille : il est toujours défaillant, c’est à dire oublié, refoulé – non pas tel qu’il manque, mais tel qu’il est toujours à venir, et protentionnel en cela : telle est la structure du désir, c’est à dire de la différance « intentionnelle » affectable par le gramme « comme tel », c’est à dire aussi par ce que Heidegger aurait appelé la question [18], et comme structure de ce que Derrida nommait l’exappropriation.

 

« La » trace que traque De la grammatologie, qui traque ainsi « la métaphysique de la présence », et comme archi-trace (ce qui conduira plus tard Derrida à parler de « quasi transcendantal »), date d’avant la rétention tertiaire : elle concernerait la vie comme telle, bien avant la vie technicisée s’articulant au non vivant tout en l’organisant (comme organe artificiel précisément), comme programme génétique, etc. Comme gramme, elle constitue la mémoire sous toutes ses formes, et d’abord comme mémoire biologique. Mais elle constitue aussi la « magnétothèque » dont parle Leroi-Gourhan [19] – qui parle en cela de l’avènement du système mnémotechnologique mondial décrit infra [20] – , et la cybernétique qui s’impose alors, à une époque qui est aussi celle du structuralisme et de la biologie moléculaire, etc.

 

Cependant, la question du défaut originaire d’origine, dont la technicisation de la vie est l’inscription à même cette vie devenant la vie / la mort, et qui vient s’opposer à la possibilité d’une grammatologie comme science positive, ce n’est pas seulement la question de « la » trace : c’est celle d’un jeu entre des traces telles que dans ce jeu, elles donnent du jeu, et plus précisément, des jeux, et des enjeux chaque fois inédits et inouïs, qui s’ouvrent comme les protentions de tous ces jeux – comme jeux de l’amour et du hasard relevant on seulement d’une « logique du supplément », mais d’une « logique quasi-causale ».

 

Que ces questions puissent se poser à et comme une grammatologie, qui est une déconstruction, cela procède d’une généalogie et d’une rétrospective des traces qui doit abandonner la question d’un un (la trace) qui ne serait pas toujours déjà du multiple, et qui doit en cela passer de la question de l’individu à celle de l’individuation : l’avenir de Derrida passe par Simondon (qui ne le contient pas). Tel est l’avenir de ce qui se sera ouvert sous le nom et comme l’entreprise d’une déconstruction. Au défaut d’origine de la déconstruction, il y aura toujours eu du multiple.

 

 

Organologie des relations transductives liant les traces

 

Le jeu des traces tel qu’il se déploie dans ce qui peut atteindre à la considération du « gramme comme tel » est ce qui résulte d’un agencement entre trois niveaux organologiques :

 

. le niveau des organes psychosomatiques de l’individu psychique,

. le niveau des organes techniques et artificiels de l’individu technique (formant un système technique),

. le niveau des organes sociaux que sont les institutions et les organisations en tout genre, constituant les systèmes sociaux par où se concrétise l’individuation collective.

 

Comme méthode d’investigation des relations transductivs entre les processus d’individuation psychique, les processus d’individuation technique et les processus d’individuation collective, l’organologie générale est ce qui vise à faire la généalogie des rapports entre rétentions primaires, secondaires et tertiaires. Constituant en cela une « histoire du supplément », elle développe le concept de processus de grammatisation [21], qui concerne tout autant le geste et le corps que le logos, et qui, comme histoire de l’écriture entendue en ce sens, est la condition d’intelligibilité du devenir industriel. En outre, elle étudie le déploiement des relations transductives et de leurs effets comme un processus de transindividuation formant des circuits en tout genre, et aux trois niveaux organologiques, c’est à dire aussi entre ces trois niveaux.

 

Les rétentions secondaires psychiques deviennent toujours, au cours de ce processus de transindividuation qu’est la différance, des rétentions secondaires collectives (formant du transindividuel, c’est à dire de la signification) [22], cependant que

 

. des protentions secondaires collectives s’y forment aussi,

. les rétentions tertiaires comme pharmaka permettant de contrôler (ce qui ne signifie pas : de maîtriser) la production de ces rétentions secondaires psychiques et collectives à travers les dispositifs rétentionnels [23] et les critériologies (formées par des circuits longs dans la transindividuation [24]) qui constituent les organisations sociales,

. ces dispositifs rétentionnels et ces critériologies, qui relèvent du troisième niveau de l’organologie générale (le niveau du corps social concrétisant l’individuation collective à travers les systèmes sociaux), tendent à être absorbés de nos jours par le niveau techno-logique du système technique planétarisé, et devenant mnémotechnique de part en part, ce qui constitue un processus de prolétarisation généralisée [25],

. l’individu psychique dès lors se désindividue lui-même, étant privé de la possibilité de participer à l’individuation collective (étant prolétarisé).

 

 

La pharmacologie comme savoir positif

 

La question grammatologique formulée par Derrida en 1967, cinq ans après la question de l’écriture trouvée dans la phénoménologie du savoir géométrique tardivement formulée par Husserl, conduit en 1972 à une question pharmacologique : l’écriture, à laquelle Husserl confère à la fin de son œuvre un statut constituant, formant ainsi que ce que Jean Hyppolite nommera le fameux « champ transcendantal sans sujet » (ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il n’y a pas de je dans ce champ, comme ont cru pouvoir le comprendre les « piètres penseurs » [26] : cela signifie que s’il y a du transcendantal, il excède le sujet – et comme son défaut), l’écriture donc y devient ce pharmakon qui, remède à la « finitude rétentionnelle », est aussi ce qui, par l’extension rétentionnelle en quoi elle consiste, et qui est la rétention tertiaire, rend possible les courts-circuits de l’activité rétentionnelle anamnésique où la pensée consiste.

 

Si la grammatologie pouvait poser en 1967 la question de sa possible et impossible scientificité, ce jeu ambigu s’avère être en 1972 celui d’une pharmacie, sinon d’une pharmacologie – dont la grammatologie est une formulation initiale et un champ que dépasse ce qui y a germé précisément comme la question du pharmakon.

 

Au delà de la grammatologie comme science positive, nous devons faire face, de nos jours, au problème autant qu’à la question d’une pharmacologie comme savoir positif dont la positivité n’est pas celle d’une science, mais d’une pratique – disons d’une praxis, et plus précisément, de techniques de soi et des autres dont l’ensemble forme la question du soin, et de ces systèmes de soin qui se forment à travers les dispositifs rétentionnels comme systèmes sociaux – ceux-là mêmes que le pharmakon, devenu industriellement techno-logique, tend à dissoudre dans les prothèses elles-mêmes agencées à travers des services promus par le marketing planétaire, et visant à éliminer les diachronicités, c’est à dire les singularités capables de former des objets de désir irréductibles à la computation généralisée dont tout cela procède, sous le contrôle hégémonique d’un système économique financiarisé qui n’investit donc plus, privilégiant une spéculation incurieuse et autodestructrice.

 

Une pharmacologie positive, autrement dit, n’est pas une science positive. En revanche, elle fait nécessairement appel à une organologie générale qui n’est pas elle-même une science positive, mais un paradigme questionnant les sciences positives depuis la question de l’organon qui leur est commun non comme logos, mais comme tekhnè – et qui se transmue inéluctablement et invariablement en pharmakon par la révélation de ses toxicités jamais assez pré-vues.

 

 

Pharmacologie positive et économie politique

 

La question de la grammatologie est devenue la question de la pharmacologie dans La pharmacie de Platon. Mais Derrida ne l’a jamais appréhendée comme telle, ni donc du point de vue d’une positivité pharmacologique, c’est à dire de la question des investissements que rend possible le pharmakon (et encore moins du point de vue d’une « science positive »). Si l’on peut et si l’on doit parler de pharmacologie positive, cependant, ce n’est donc précisément pas comme d’une science, mais comme d’une technicité positive (et savante) de cette technique qu’est toujours et d’abord un pharmakon tel qu’il se divise d’emblée et irréductiblement en un couple de contraires.

 

Une technicité positive est un savoir qui n’est pas une science, mais qui, prenant soin de ce qui ne se présente jamais comme une chance et comme une vertu (une puissance, une force, une excellence) qu’en étant accompagné de son contraire (un expédient, une dépendance, un poison), ne tente pas d’en réduire la duplicité, mais sait au contraire que cette condition d’impossibilité est la condition d’une positivité contingente, accidentelle, chanceuse en cela, tuchè devenantkairos, c’est à dire possibilité surgie d’une impossibilité, et comme la nécessité d’un défaut (ce que Blanchot nomme l’improbable).

 

Il s’agit d’un savoir sachant faire de cette nécessité vertu – il s’agirait d’un savoir-faire-avec-la-vertu-d’une-nécessité-des-nécessiteux que sont les néoténiques (c’est à dire les êtres pharmacologiques) devenant noétiques.

 

Un tel programme est celui d’une économie politique qui ne peut être qu’une praxis. Une telle praxis a cependant besoin d’une théorie. Cette praxis se nomme la pharmacologie positive, dont la théorie se nomme l’organologie générale.

 

Au cours de ces dernières années, j’ai depuis souvent tenté de penser cela avec Deleuze et son concept de quasi-causalité – qui demeure dans et revient de l’Hadès faire la différance avec Lyotard et Derrida, fantômes des anamnèses à venir. S’il y en a.

 

 




[1]
Ce texte inédit en français est d’abord paru en Allemagne et en allemand aux éditions Suhrkamp, dans Die technologische Bedingung, ouvrage collectifpublié sous la direction de Erich Hörl.

[2]À la fin de la première partie de De la grammatologie, Minuit, 1967.

[3]De la grammatologie, p. 109

[4]Et après un préambule publié en 1990 par les PUF, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, qui interprète L’Origine de la géométrie pratiquement à l’opposé de l’Introduction de 1962, et dont j’ai proposé une analyse La technique et le temps 2. La désorientation, Galilée, 1996, pp. 267-275

[5]Husserl, L’Origine de la géométrie, traduction et introduction par Jacques Derrida, PUF, 1962

[6]Jacques Derrida, La voix et le phénomène, PUF, 1967

[7]Ibid, p. 73

[8]Rue Descartes n°52, Collège international de Philosophie PUF, 2006

[9]De la grammatologie, op. cité, p. 125

[10]Sur ce passage de l’individuation vitale à l’individuation psychique et collective, je renvoie à Cinq cent millions d’amis. Pharmacologie de l’amitié, conférence à l’université du Luxembourg accessible sur www.arsindustrialis.org, et à Etats de choc. Bêtise et savoir au XXIè siècle, Mille et une nuits, 2012.

[11]De la grammatologie, op. cité, p. 125

[12]Paul Ricœur, Temps et récit  tome 1, Seuil, 1983, p. 93

[13]De la grammatologie, op. cité, p. 93

[14]John Bowlby, Attachement et perte 1. L’attachement, PUF, 1978

[15]Sur ce concept, cf. La technique et le temps 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être, Galilée, 2001, pp. 199 et suivantes.

[16]Cf. Etats de choc. Bêtise et savoir au XXIè siècle, op. cité, p. …

[17]De la grammatologie, p. 125

[18]cf … et il faudrait ici repasser par De l’esprit. Heidegger et la question, dont j’ai proposé une relecture dans Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie, Flammarion, 2010, pp. 209 et suivantes

[19]André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole 2, Albin Michel, 1965, pp. 69-76

[20]cf infra, p. …

[21]Sur ce concept, cf. par exemple De la misère symbolique 1. L’époque hyperindustrielle, Galilée, 2004, pp. 111 et suivantes.

[22]Don Idhe, …

[23]cf note … supra, p. …

[24]Cf Prendre soin. De la jeunesse et des générations, Flammarion, 2008, p. 118-126, et sa traduction en allemand dans Die logok der Sorge, op. cité.

[25]cf supra, p. …

[26]Dominique Lecourt, Les piètres penseurs, Flammarion, 1999.