Conversation avec ma fille

Publié par fdidion le 20 Mars, 2011 - 22:13
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Ma fille : « Mon ami me dit qu'en faisant ta connaissance, au cours de ce voyage, il a trouvé l'explication de quelques uns de mes traits de caractère.

 

Son papa : - Ah oui … et sur quoi portent ses observations, au juste ?

 

F : - Ta façon de voir le collectif, ta façon de te comporter dans le collectif.

 

P : - Oui …

 

F : - Et aussi un certain pessimisme quant à l'avenir du monde en général.

 

P : - Un pessimisme !

 

F : - Et bien on ne peut pas dire que tu considères que les choses du monde évoluent vers un mieux. Et la dessus, j'ai le même sentiment que toi.

 

P : - ah, mais ça, ma petite fille, c'est de l'objectivité! Ou plutôt du réalisme ! Les mécaniques instituées, sur lesquelles repose le maintient de notre humanité en son état, empoisonnent et vont empoisonner de plus en plus notre air, notre nourriture, et surtout notre esprit. Et ces mécaniques vont de moins en moins réussir à maintenir notre humanité dans tout ce qui s'y trouvait de bon. Seulement j'ai décidé de croire, ou de faire semblant de croire, qu'une étude des institutions présentes, en allant chercher leurs racines il y a une dizaine de milliers d'années, et en analysant la sève qui les a nourries jusqu'à nous, peut nous inspirer la création d'institutions neuves. Des institutions neuves adaptées à la fois au potentiel de développement du bonheur qui est encore dans l'humanité et à l'atténuation de la toxicité des institutions présentes, qui sont encore pour longtemps son seul ciment de cohésion.

 

F : - Oui, faire semblant de croire. Seulement moi, je ne veux pas faire semblant de croire.

 

P : - De sorte que je peux t'accuser de pessimisme, tandis que moi, je suis optimiste.

 

F : - Mais pourquoi perdre mon temps à me consacrer à des chimères et des utopies, pourquoi sacrifier les plaisirs de ma jeunesse en essayant d'arranger des choses qui de toutes façons ne s'arrangeront pas ? Je n'ai pas envie de faire semblant de croire, moi.

 

P : - Tu n'as pas envie de faire semblant de croire, et je t'en aime d'autant plus : tu as assez à faire avec ce en quoi tu crois vraiment : les petits et les grands plaisirs de la vie, le bonheur de rencontrer chacun de ceux des humains qui t'aiment et que tu aimes. En cela aussi, je crois vraiment. Mais je suis à un bout de la vie où ces plaisirs et ce bonheur, pour moi, vont disparaître, même si je crois que, pour toi, le bonheur de la compagnie de ton père restera dans ton cœur jusqu'à ton dernier souffle.

Je ne fais pas semblant de croire, je crois vraiment en la possibilité d'inventer des institutions neuves. Et je suis assez raisonnable pour me rendre compte que c'est une pure folie. Donc, pour préserver ma raison et ma rationalité, je dis que je fais semblant de croire. Tu suis ?

 

F : - ?

 

P : - Ce que je veux te dire, c'est mon amour et ma foi dans un monde que je sentais m'être promis quand j'étais enfant. Même si ce monde a sombré, il y a toujours en moi l'enfant qui lui ouvrait grand les bras. Dans les années soixante, j'ai vu les derniers hommes, en cercle, autour de la cascade de blé qui jaillissait de la batteuse installée dans le village. Je me souviens des visages des derniers hommes, des sourires et des rires, tandis que la main de l'un d'entre eux plongeait dans le courant des graines comestibles, comme on s'expose, l'été, à la caresse vivifiante d'un torrent de montagne. De la main, quelques graines étaient portées à la bouche, goûtées, et des propos de connaisseurs alimentaient la conversation. Après cela, je n'ai plus jamais rencontré d'hommes. Seulement des gens qui faisaient semblant d'être des hommes. Et comment devenir moi-même un homme, quand je ne voyais autour de moi que des esclaves, dont aucun n'avait reçu l'ordre de prendre soin de moi.

 

F : - Tu es vraiment un modèle d'optimisme, papa !

 

P : - Si tu veux je peux en rajouter une couche : nous ne sommes plus à l'heure de la servitude volontaire, nous sommes à l'heure de la dictature imposée par les esclaves. On a pu proclamer l'abolition de l'esclavage le jour où en réalité tout le monde était devenu esclave. Et pour dire pire encore, ce n'est pas à des esclaves que nous devons nous soumettre, mais à des sous-esclaves, puisqu'ils sont eux-mêmes commandés par des machines.

 

F : - Ça, il faudrait le prouver. mais, Reviens donc à ce que tu disais avant. Comment devient-on un homme ?

 

P : - Je pense qu'on devient Homme (ou Femme), par le contact avec les Hommes et les Femmes que l'on rencontre, par les enfants que l'on adopte, et par le Défaut. Mais le Défaut est un maître souvent dur !

 

F : - Le défaut qu'il faut !

 

P : - Ah tiens, j'ai dû déjà te rebattre les oreilles avec les propos de mon maître du moment ! Oui, le défaut qu'il faut. Mais c'est après coup, quand le remède est trouvé, qu'il apparaît qu'il fallait la maladie pour susciter la vocation du chercheur de remède. On peut penser que sans la guerre de 1914-1945, la vie en Europe aurait été plus heureuse, mais ni toi ni moi ne serions là pour en goûter la saveur. De sorte que dire que je suis contre la guerre de 14, et contre la guerre de 1870 qui l'a provoquée, et contre la bêtise de Napoléon et l'évolution de la révolution française vers la terreur n'a aucun sens. Étant par nature le fruit d'un poison, c'est dans mon essence même que je trouve la vocation d'en chercher le remède.

 

F : - Que m'importe le défaut, ou tout ce que tu voudras, si aucune des pensées qu'il suscite ne me permet d'espérer la possibilité de nous en sortir.

 

P : - Mais, ma fille, il est peut-être possible d'en sortir. Il y a peut-être une chance sur dix mille que l'idée que j'ai soit de quelque utilité pour cela. Mais cela suffit à me donner un sentiment de culpabilité si je ne travaille pas autant que je peux à la dégager de sa gangue, à trouver la façon de l'ajuster à l'humanité présente. Et pour cela tenter de connaître l'humanité présente et ses racines véritables.

 

F : - Donc, tu as une idée. Et comment l'exprimes-tu, cette idée ?

 

P : - Voilà mon idée: il suffit peut-être, pour en sortir, d'établir une mesure de la valeur fondée sur autre chose que l'échange. D'en étudier soigneusement les conséquences sur les satisfactions que chacun verra venir à lui à la suite de ce qu'il entreprendra pour que d'autres soient satisfaits. Étude expérimentale et théorique.

 

F : - Et pour ce qui est de ce qu'on entreprend pour produire l'insatisfaction, la non-satisfaction ou même la souffrance ?

 

P : - … Il serait agréable de constater que la pensée à laquelle nous tentons de donner consistance nous détourne de ces entreprises négatives.

 

F : - Mais pourquoi veux-tu qu'on essaye d'en sortir ?

 

P : - Parce que c'est le seul défi qui nous reste, et qui vaille la peine d'être relevé. Parce que c'est un défi qui peut être partagé, auquel chacun peut faire face et auquel on peut faire face tous ensemble. Travail d'équipe.

 

F : - Je vois. Ça peut faire un ciment de cohésion sociale

 

P : - Oui, de plaisir d'être ensemble.

 

F : - Et comment la verrais-tu cette façon de mesurer la valeur ?

 

P : - Je la verrais d'abord différente de la façon de mesurer les coûts. Il me paraît judicieux de ne pas exprimer la mesure des coûts avec les mêmes unités qui servent à exprimer la mesure de la valeur. On évitera ainsi de confondre, à priori, les deux, comme deux choses de même nature que l'on peut additionner ou soustraire impunément. Ainsi on restera maîtres des connexions qu'on veut établir dans les outils de description de ces deux champs de signification. On a des chances de pouvoir alors se permettre de penser, au delà de ce qui vaut le coût, à ce qui vaut le coup.

 

F : - Ah ah ! Coucou ! Il faudra me l'écrire pour que je la goûte bien, celle-là !

 

P : - Merci.

 

F : - Et comment tu les établirais, toi, ces connexions entre coût et valeur ?

 

P : - Attend que je réfléchisse … peut-être ainsi : Le fait de subvenir à un coût pour la production de quelque chose de satisfaisant, distingue celui qui s'y consacre, comme digne de l'attention de ceux qui produisent ce qui peut lui donner satisfaction: ce qui peut avoir pour lui de la valeur.

 

F : - Et ceux qui ne sont pas dignes de cette attention ?

 

P : - Il me semble qu'ils devraient être les objets d'une attention redoublée. Mais peut-être vaut-il mieux dire tout cela autrement. Il faut réfléchir. Il faut créer les situations qui nous montrent les choses nouvelles que nous attendons.

 

F : - Alors entrons dans le sujet. Quel titre inventerais-tu pour servir de cadre à notre recherche ? Et quelles questions formulerais-tu pour la guider ?

 

P : - Pour le titre, je crois que j'ai amélioré ma façon de le penser depuis que je fréquente Ars Industrialis, le voici :

« Pharmacologie des techniques de détermination d'une mesure de la valeur. »

 

F : - Ça sonne bien.

 

P : - N'est-ce pas …

En introduction, il faudrait examiner d'où vient l'impression d'aborder un sujet difficile à penser. Peut-être examiner dans quelle mesure la chose à questionner est justement notre façon de penser. Puisqu'on ne pense qu'à ce à quoi on s'intéresse, et que, par définition, ce à quoi l'on s'intéresse a de la valeur.

 

F : - Nous examinerons.

 

P : - J'amorcerais ensuite un petit brain storming, comme disent nos amis québécois, avec cette simple question : « Qu'est-ce que la valeur ? »

 

F : - La valeur, c'est ce qui nous intéresse !

 

P : - Puis, je convoquerais l'histoire, la préhistoire, la sociologie et la science-fiction, pour les trois questions suivantes, en explicitant tous les contenus possibles et imaginables qui peuvent être entendus dans le mot « processus » dont il va être question.

 

F : - Et ces trois questions, sont ?

 

P : - Les voici :

      • La première : quel est l'origine d'un processus qui conduit à déterminer la mesure de la valeur d'une chose en un temps et en un lieu ?

      • La deuxième : dans ce processus, quelle est la part d'une volonté humaine d'aboutir à une telle mesure ; et quelle est la part de hasard, liée à des opérations mises en place à d'autres fins? Quelles sont alors ces opérations, voulues pour d'autres fins ? (bien-sûr, tu sais que j'ai en tête cette fin que chacun de nous poursuit d'acquérir du pouvoir sur d'autres humains, de faire exister des critères permettant d'imposer des rationnements devant la pénurie et la rareté – et toute la question de nous désintoxiquer de notre soif de pouvoir se trouve ici enclenchée. De là, j'enchaîne sur cette question que pose la pénurie ou la rareté : apprendre le partage et apprendre à arrêter de se reproduire comme des lapins de boucherie. Tu connais mon slogan « Toute propagande nataliste est génocidaire. Quiconque y participe s'associe à un crime contre l'humanité ». Il n'est pour le moment repris par personne, mais je crains qu'il ne se révèle terriblement pertinent, dans un siècle ou deux, quand il n'y aura plus personne sur cette terre pour l'entendre, parce que nous aurons cru pouvoir la peupler de plus d'habitants qu'elle n'en pouvait abriter.)

 

F : - Ce qui veut dire que tout pertinent qu'il soit, personne n' apprécierait la pertinence de ton slogan. Très bien. Mais reviens donc au plan général avant de développer. Quelle est la troisième question ?

 

P : - Il s'agit de faire un travail de classification des processus de détermination d'une mesure de la valeur, qu'ils soient observés, ou seulement logiquement possibles. Avec analyse de chacun des critères de classification.

 

F : - Joli programme. Et je suppose qu'aux processus qui, partant du jeu des échanges marchands, aboutissent à former les prix du marché (qui tiennent lieu de représentation de la valeur dans notre espace social), tu vas opposer ta fameuse mesure de la valeur fondée sur autre chose que l'échange.

 

P : - … à deux réserves près. Tout d'abord, je n'emploierais pas le mot « opposer ». Si le nouveau s'oppose à l'ancien, s'il prétend le chasser, il se prive de ses racines et se détruit autant, et même plus, que ce à quoi il s'oppose. Est-ce que la belle jeune femme que tu es s'est opposée à la belle enfant que tu étais ?

 

F : - Bien sûr que non, mon Papa, je suis toujours là ! C'est moi, ta fille ! … bref, le nouveau ne s'oppose pas, mais compose avec l'ancien. Et ça ne va pas être de la tarte de trouver la partition de cette composition !

 

P : - Partition ! Tiens, tiens, ce que tu dis est intéressant ! La partition est ce qui permet de reconnaître ce qui se trouve d'un côté ou de l'autre d'une frontière. Je me demande bien pourquoi on emploie ce mot pour parler de l'écriture de la musique ! En tout cas, j'aurais beaucoup à dire sur cette question de frontière, sur les dangers qu'on court à ne pas en reconnaître certaines, ou à les traverser sans précautions.

 

F : - Mais tu le feras plus tard, car tu avais deux objections sur la façon dont j'ai parlé de ton joli programme, et tu n'as exprimé que la première.

 

P : - Oui, j'avais une autre objection, mais je l'ai oubliée. En fait, la façon dont une production est mise en œuvre est liée au processus qui aboutira a se faire une représentation de sa valeur. Une représentation sociale de la valeur fondée sur autre chose que l'échange ne me semble pas concevable pour une production qui a été mise en œuvre afin d'être échangée, mais plutôt pour une production qui n'aurait aucun lien avec le négoce.

 

F : - Comme quand tu nous faisais des crêpes, ...

 

P : - … dont la valeur pour vous n'avait pas besoin que l'on ait recours à une technique sophistiquée, pour qu'elle me soit signifiée. Mais tu as raison, c'est bien de cette structure qu'il s'agit : produire pour nous. Même quand cette production ne vise à prendre soin que de l'un de nous. Par cette production, ce nous est reconnu et intensifié. Il peut même être institué, ou dévoilé, s'il s'agit d'un collectif qui n'avait qu'une existence virtuelle ou potentielle. Il se peut aussi que le nous n'ait pas de limites prédéfinies, mais que ces limites se condensent progressivement, par la pratique d'une telle façon de produire en son sein. Si j'ai dans mon garage la machine qui peut faire mille chemises sur mesure dans l'année, cela constitue une des conditions de possibilité d'existence du collectif des humains qui sont dignes, à mes yeux, de faire usage de ces chemises, parce qu'ils sont, en quelque sorte, capables de les transformer en d'autres choses qu'ils font aussi pour nous ; car le fait qu'ils soient bien au chaud et ne soient pas obligés de vendre leur force de travail pour s'acheter une chemise fait de nous des associés à tout ce que, dans leurs loisirs, ils peuvent se mettre en tête de produire. Ainsi, pour une part de notre subsistance, on pourrait compter sur autre chose que le negotium. Je ne pense pas qu'on puisse parler là d'otium, car c'est un mot qui désigne la culture de soi, et non la production nécessaire à la subsistance. (Encore que, par la prise de conscience de tout ce qu'il peut produire, grand nombre d'entre nous trouverait dans cette pratique le plus puissant des cadres d'une culture de soi qui se puisse imaginer). Il me semble que là, un troisième mot serait utile, pour briser l'habitude d'une pensée qui a fini par nous enfermer dans l'alternative de l'esclavage ou de la futilité (car tout ce qui nous reste de temps et d'énergie pour l'otium a été mangé pour la dépense de temps et d'énergie qu'exige le loisir du consommateur). Ce troisième mot pourrait être le « dénégotium », la base d'un processus de démarchandisation du monde, ou de dépassement de la marchandisation du monde. … Tu dors ?

 

F : - Non non, je … heu … je dors pas … tu disais que tu as dans ton garage une machine qui peut faire des chemises … et, tu l'as eue comment cette machine ?

 

P : - En vrai, je ne l'ai pas. J'explique. On suppose que je l'ai achetée, pourquoi ?

 

F : - C'est sûrement une machine allemande.

 

P : - Probablement, oui. Ou de n'importe quel autre pays qui saura anticiper le mouvement que je décris pour donner du grain à moudre à son économie marchande.

 

F : - Anticiper ou faire advenir ?

 

P : - Nous sommes dans le domaine des prophéties auto réalisatrices. La question est donc de savoir ce que l'on désire. De discerner parmi les possibles celui dont on peut attendre le meilleur. C'est vrai pour les nations comme pour les individus.

 

F : - Et tu as dit d'autres choses, … après ? … …. … que ta machine fait des chemises ? Et qu'est-ce que tu en fais de ces chemises ?

 

P : - Je les donne. À des gens qui font d'autres choses, qu'ils donnent aussi.

 

F : - Parce qu'ils sont très gentils.

 

P : - Non pas ! Pas plus ni moins gentils que toi ou moi, ou n'importe qui d'autre ! Ils donnent parce que c'est bien peu de chose de donner quand ils ont tant reçu. Et parce qu'ont été institués les circuits qui rendent sensible le fait que c'est cette façon de faire qui est source de ce qu'ils reçoivent. Maintenant, imagine, mais juste pour faire une expérience de pensée : rien ne permet de penser que le processus aille, même dans mille ans jusque là – et un processus, c'est comme une graine que l'on met en terre : on arrose et on voit ce qui pousse. - Imagine que, plus personne n'ayant besoin de salaire pour sa subsistance, les machines pour faire les chemises, et toutes autres bonnes choses, soient faites de la même façon : vite et bien, et sans qu'il soit besoin d'autre motivation que de faire ce que l'on sait faire quand on en voit le besoin dans la communauté dont on est citoyen. Alors il ne se trouvera pas un seul individu qui ne cesse de faire ce qu'il ne lui paraît pas bon de faire et qu'il ne faisait que pour ce que cela lui rapportait. Bien évidemment, dix fois moins d'énergie s'investirait dans le travail pour produire de quoi nous satisfaire. Mais cent fois moins d'énergie que nous n'en dépensons à présent serait nécessaire pour obtenir une satisfaction égale à celle que nous connaissons. Quel que soit le point jusqu'où peut aller ce processus, il me semble évident qu'un des ingrédients nécessaires pour le soutenir est que soit instituée une manifestation adéquate de la valeur de ce qui est fait. Je te parlais, tout à l'heure, mais je crois que tu t'es endormie un peu à ce moment là, je te parlais du collectif des humains, au sein duquel chacun est une singularité qui se sent prolongée jusque dans chacun des autres membres du collectif. Chacun a alors en son psychisme un véritable schéma corporel du collectif. Il en partage les langues et les langages, et un certain sens du bonheur, que chacun décline sur un mode singulier. Chacun possède en abondance de quoi satisfaire un aspect de ce qui est utile à tous, mais se limite à n'en réaliser que la portion nécessaire pour satisfaire pleinement tous les autres. Par ailleurs, ses réalisations sont limitées parce qu'il n'agit qu'en tant que membre du groupe producteur de cette satisfaction. Si ce collectif est une tribu de chasseurs cueilleurs du paléolithique, chacun y fait ce qu'il sent bon pour tous, et donc pour sa propre protection, sans qu'il soit besoin de créer une représentation de la valeur de ce qu'il fait. L'idée de représenter la valeur ne trouve l'opportunité de naître que lorsque l'excès d'un bien que l'on possède permet d'obtenir quelque chose que l'on n'a pas, qui a sa source dans un autre collectif, dont on ne fait pas partie. Admettons que l'excès de bien que l'on possède soit des peaux tannées, dont l'autre peuple a besoin, ce peuple, qui, dans ses voyages transporte si facilement le sel, si rare ici, devient une source de sel pourvu que l'on ait moyen d'avoir barre sur lui. Et le moyen d'avoir barre sur lui, c'est de lui donner deux peaux de ces bêtes, dont on peut avoir autant que l'on veut depuis qu'on les a parquées. Il nous donne alors cinq poches de sel. Quand on prétend ne lui donner qu'une peau pour ces cinq poches de sel, il garde son sel pour le clan qui habite trois vallées plus loin. Ceci nous fait dire que la valeur d'une peau, c'est deux poches de sel et une demi poche. Ceci lui fait dire que la valeur de dix poches de sel, c'est quatre peaux. Depuis que l'on agit ainsi, le même esprit de la valeur est entré dans le sentiment de ceux qui transportent le sel en même temps que dans notre propre peuple. Cette synchronisation permet qu'à l'instant même où nous ne possédons plus nos deux peaux, l'autre peuple ne possède plus ses cinq sacs de sel. Alors, nous possédons le sel, et l'autre peuple possède les peaux. Et notre nouvelle possession est plus forte que l'ancienne, car nous la devons à quelque chose que nous avons créé : l'échange des possessions. Et la célébration de l'échange des possessions est sans cesse plus intense à mesure que nous devenons plus fortement possesseurs. Le troupeau toujours plus nombreux, les grains levés de nos semences toujours plus denses dans la brise qui les agite non loin des habitations. À mesure que les inventions nouvelles du néolithique nous donnent de plus en plus de choses à échanger, c'est à dire de plus en plus de pouvoir d'obtenir ce que d'autres font pour nous, nos possessions augmentent et l'échange devient une affaire de plus en plus sérieuse, et certains voisins pourraient fort bien se mettre en tête de s'emparer de ce que nous possédons, sans l'échanger contre rien, simplement en nous tuant. Faisons donc des petits guerriers pour protéger le champ et le troupeau, il suffit pour cela de soumettre par force les femelles du clan … Bref, on apprend la valeur des choses. J'aurais voulu profiter de mon petit exposé pour te représenter comment s'introduit le despotisme dans l'humanité, à la charnière du paléo- et du néolithique, et la logique des cercles vicieux qui commandent son intensification et son hégémonie. La dynamique nataliste, possible du fait de la taille croissante du troupeau, et nécessaire parce que l'exercice du despotisme fait apparaître des aires de pouvoir de taille toujours croissante dans lesquelles la guerre ou la possibilité de la guerre acquiert une place prépondérante. Dynamique nataliste qui s'oppose au savoir procréer que l'on peut supposer avoir été présent chez les femmes des âges antérieurs, dans les peuples qui ont perduré au long de très très longues durées, et n'auraient pu le faire sans un savoir réguler les naissances. Mais l'essentiel pour le moment est de te dire comment la pensée de la valeur se présente d'abord à l'occasion de la tendance technique qu'est la pratique de l'échange des possessions, du début à la fin du néolithique, c'est à dire jusqu'à nous, aboutissant pour nous au fait technique de l'économie mondialisée. Dans la pratique de l'échange des possessions, il y a affirmation de la non présence d'un collectif (au sens du collectif que constituait l'ensemble des individus pour lesquels on menait à bien une besogne, simplement pour prendre soin de son intégrité). Il n'y a pas dans l'échange un collectif, mais deux entités. Et si l'échange est pratiqué dans un collectif existant, il présente, dans une certaine mesure, une dimension de brisure de ce collectif. Après l'échange équitable, nous sommes quittes, on se quitte, en anglais : cut. Brisons-là. Il y a un court-circuit du sentiment de participer ensemble à la vie de l'ensemble. Ce que j'ai obtenu, je ne le dois qu'à moi, puisque j'avais le pouvoir de l'obtenir. Et puisque j'ai ce pouvoir, je n'ai pas besoin que qui que ce soit prenne soin de moi, je n'ai pas envie de me soucier du soin dont a besoin qui que ce soit. Le circuit était qu'ayant monté la tente, j'avais contribué au confort de ceux qui, dedans, tannent les peaux, qui ainsi contribuent à l'ouvrage de ceux qui en font des mocassins, qui ainsi contribuent à la chasse par le fait que les chasseurs s'enfoncent moins d'épines dans les pieds, chasse qui contribue à nourrir tous les humains du clan et contribue donc à chacun de leurs ouvrages. Comprends-tu que si j'ai monté la tente en échange de quelques pièces, et par là gagné le pouvoir d'obtenir ce que je veux des autres, un court-circuit a été introduit, je ne suis plus l'associé de chacun des autres dans leur besogne : ils y ont simplement mis de moi ce qu'ils ont su obtenir. Peut-être qu'on fait la même chose, mais on ne la pense plus pareillement. Mais maintenant que l'idée de valeur nous est devenue familière, cette idée peut, en elle-même, être déclinée selon toutes sortes de paramètres que peut produire notre imagination pour l'interroger. On peut tout à fait inventer une structure où intervient une mesure de la valeur qui est une sauvegarde de la mémoire nécessaire pour penser la contribution à de vastes collectifs. Développer cette structure jusqu'à rendre sensible, perceptible, le collectif des sept milliard de terriens pour lesquels je fabrique des ordinateurs, moi, membre du groupe planétaire des fabriqueurs d'ordinateurs, ou pour lesquels je fabrique des chaussettes, moi, membre du groupe planétaire des fabriqueurs de chaussettes. Développement que je vois à l'échelle de quelques siècles, ou quelques millénaires, mais la direction dans laquelle va le processus, aujourd'hui, change notre vie aujourd'hui. Et ce processus est en marche, quand, par ce que je produis pour un individu, je donne consistance à un collectif, indéfini au départ, mais qui se définira peu à peu, du fait de ce que cet individu produira librement pour d'autres individus qui par là même seront invités à être de ce collectif et à en orienter la définition qui ainsi, peu à peu, se cristallise. Mais il y a toujours, déjà, un collectif, que je reconnais, si j'agis ainsi. Le reconnaissant, je le rend visible, et j'en exprime mon désir. Démarche de socialisation. De même la possession des biens et des symboles de représentation de la valeur (les monnaies), forme avec l'échange des possession un couple dynamique, qui tient les deux pôles d'un cycle où sont intégrés la production et la consommation ; et ce cycle est générateur de toutes les qualités que présente alors la possession. De même, dans un autre cycle, la possession de ces biens forme avec l'utilisation-des-possessions un couple dynamique qui tient les deux pôles d'un cycle où la production est confondue avec l'utilisation des productions, qui donc prend la forme d'une transformation, où plus rien n'apparaît qui puisse correspondre à l'idée de consommation ; cet autre cycle est générateur de toutes les qualités que présentera alors la possession. Dans chacun de ces deux cycles la possession se méta-stabilise, en même temps que les autres éléments du cycle. Si par la volonté du possesseur une partie de ses possessions devient un élément de deux cycles distincts, une modification surviendra dans les qualités qui la nourrissent, et sa nature changera de façon imprévisible. Ceci devrait inciter à la prudence, et à ne s'engager dans cette expérimentation qu'avec lenteur. Tout cela pourrait représenter la tendance technique d'une deuxième époque de la pensée de la valeur et mener au mystère complet du fait technique correspondant, par le chemin des court-circuits impensables qui en découleraient : court-circuit de la consommation, du marketing, de la publicité, de la mort de Socrate, du chômage, court-circuit de le folie de Frédéric Nietzsche, de certaines formes de banditisme, d'un secteur de l'appareil judiciaire y afférant, et c … grande suspension ! … Dans le couple néolithique, aussi bien dans sa première phase, mythique, que dans la seconde, logique, le couple est constitué par la possession et l'échange-des-possessions. Chacun des deux termes renforce l'autre. Le but de l'individu est la maximisation de ses possessions (de choses ou d'êtres) et le possesseur tend à être de plus en plus individuel. Dans le couple que j'appellerais de maturité technique, constitué par la possession et l'usage-des-possessions, s'il se met à l'ouvrage, le but de l'individu est la maximisation de la valeur et le possesseur tend à devenir collectif, dans la mesure où l'extension de l'existence de chaque individu en un collectif satisfait la singularité de son être. …

… Tu dors ? … ah … là … là, tu dors … mais je sais bien que quand ma fille se réveillera … alors, la Chine tremblera ! (par le fait d'une saine excitation, émulation, et non de frayeur!)

 

 

                                                  Québec, 26 février 2011.

 

tiens, si on se faisait une petite partie de générateur poïetique, en attendant :

http://perspective-numerique.net/wakka.php?wiki=GenerateurPoietique