cahier numéro quatorze

Publié par fdidion le 24 Avril, 2016 - 17:00
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Cahiers d'euchrèsiologie -14 -

Octobre 2015

 

« il ne s'agit pas de vivre directement une chose,

mais d'obtenir sa vie de quelque chose,

de se donner de la peine. …

… Les choses ne sont plus, ou alors ne sont plus

telles qu'elles sont, mais selon l'intérêt

de cette vie théorique. »

Carlo Michelstaedter (IV.La décadence)

 

 

"Tiens, je t'offre une paire de chaussettes que j'ai tricotée avec amour.

- Merci, c'est fort urbain ! Mais pourquoi ce cadeau ?

- Pour prendre soin de toi et rendre le monde un peu plus beau.

- Vrai ?

- Je ne te demande rien en retour, surtout pas ! C'est un don inconditionnel, qui me fait plaisir, qui ne me coûte rien, ou en tout cas rien qui outrepasse ce plaisir d'offrir.

- Qu'est-ce que tout cela veut dire ?

- De ce que cela veut dire, je ne te dirai qu'un mot : ce cadeau porte la chaleur sociale des cadeaux que j'ai moi-même reçus.

- Chaleur sociale ! Le mot est roboratif ! Et je suppose qu'il me faudra attendre que tu me tricote un bonnet pour entendre un deuxième mot sur cette affaire.

- Un bonnet ?

- Oui, un bonnet. Et alors tu me diras que, peut-être, je peux capter la chaleur sociale du bonnet et la mettre dans une production de mon cru que j'offrirai à une personne de mon choix.

- Perdu ! Ça, c'est le troisième mot, et tu ne l'entendras que si tu te le dis à toi-même. Car, moi, je ne te le dirai pas. Mais je vois que ton esprit a soif et, en moi, se dissipe la crainte d'être lourd par trop de paroles : je peux donc te dire le deuxième mot.

- Mon esprit a soif, mon esprit est un ivrogne ! vas-y, arrose ! »

     Alors je décris, par quelques exemples bien choisis, ta bienveillance pour les êtres qui font le monde autour de nous. Je décris comment de ces êtres, nourris par toi, naît une sorte de communauté qui me protège, qui me permet de bien me porter …

« C'est très beau ce que tu dis là. Ça me rappelle ce que Frédéric Lordon écrit dans son dernier bouquin, « Imperium ». Tu as lu ?

- Non.

- Tu as tort ! Il faut lire !

- Attends, j'en étais au deuxième mot.

- Il est long ton mot !

- Bon voilà que je ne sais plus ce que je voulais te dire !

- Tu disais que la chaleur sociale qui est dans tes chaussettes était comme un ruisseau coulant vers une fontaine à laquelle elle mêle ses eaux et d'où elle ressort dans une autre chose produite, plus grande, plus large, plus rapide, plus satisfaisante. Et de fontaine en fontaine, un fleuve naît, qui, dans une vaste boucle, revient vers toi. La chaleur sociale est multipliée par mille, tu vas bientôt rouler en Rolls !

- Tiens, fiche-toi de ma gueule !

- Allez, ne sois pas susceptible, on n'est pas au café du commerce ici. On est dans une revue super sérieuse, publiée dans un site super sérieux, et la moindre de nos paroles est analysée par des milliers d'intellectuels qui savent bien que ce n'est que par une étude minutieuse du texte et une recherche des structures qu'il explore qu'il est possible de concevoir quelque chose de nouveau, quelque chose qui tienne vraiment la route pour arrêter la progression du chaos.

- Ah oui ! C'est vrai ! Bon je me reprends en critiquant avec sagacité ton propos facétieux : De chacun des relais, des fontaines, dont tu viens de parler, qu'elle soit une entreprise d'où sortent des produits ou qu'elle soit un individu d'où sortent des contributions à des entreprises, la chaleur sociale ne va pas sur une seule boucle mais se répartit en plusieurs directions, multipliant les boucles et se distribuant dans un feutrage où se condense le tissu social d'un territoire donné.

- Et ça marche très bien aussi longtemps que le culte d'une monnaie ne vient pas brider la puissance de produire des hommes bienveillants.

- Et ça marchait très bien jusqu'à la fin du paléolithique, quand toutes les boucles étaient bouclées, quand on ne savait pas encore compter et qu'il fallait raconter.

- Classe ! Mais conjectural.

- Certes, conjectural. Bon on aborde la question de la mesure de la chaleur sociale ?

- Surtout pas ! Pas avant qu'on ait conçu mille façons de boucler les boucles !

- Alors on aborde la question de la qualité monétaire émanant du premier sac de sel acquis, non pour saler la viande, mais pour obtenir des pots en terre, au début du néolithique ?

- Non, trop conjectural aussi, et même faux : des pots, à cette époque, il n'y a que les japonais qui en faisaient, et eux, isolés sur leur île, ils étaient encore au paléolithique.

- Les veinards !

- Bon, arrête avec tes histoires des âges de pierres ! Si je te laisse faire tu vas bientôt reprendre ton refrain sur la révolte des hommes contre les régulations utérines, comme source de toutes les violences, jusque dans notre temps présent.

- J'avais dit presque toutes les violences.

- Et tes jérémiades sur le fait qu'aucun intellectuel ne s'intéresse aux processus qui ont mené à cette révolte.

- J'avais dit presque aucun intellectuel.

- Tâchons plutôt de conclure de façon un peu synthétique en reprenant notre introduction : cette paire de chaussettes, tricotée par toi, pour moi, avec amour. Au lieu de dire deux ou trois mots qui font quatre pages chacun, pourquoi ne pas dire simplement que tu comptes sur moi pour te dire la façon dont l'humanité entière pourrait produire l'ensemble de ce qui peut satisfaire l'ensemble des humains sur terre , comme tu as produit cette paire de chaussettes qui me donne toute satisfaction, … s'il me vient une idée à ce sujet.

- Tiens, je t'offre une paire de chaussettes, que j'ai tricotée avec amour, et je compte sur toi pour me dire la façon dont l'ensemble des humains pourrait produire l'ensemble de ce qui pourrait satisfaire l'ensemble des humains sur terre, avant que l'ensemble des humains sur terre ne devienne un ensemble vide, comme j'ai produit cette paire de chaussettes avec désinvolture afin de te satisfaire.

- Bien, trinquons ! Y a pas que mon esprit qui est ivrogne.

- À ta santé !

- À ta santé ! 

- Tu l'as où ce jus de pommes ? »

A la bonne votre

A la bonne votre

Une possible devise : "Nul n'est parfait".