Cahier numéro neuf

Publié par fdidion le 11 Janvier, 2012 - 01:14
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Cahier d'euchrèsiologie - 9 -

Janvier 2012

 

 

 

Depuis trois ans, dans ces cahiers, nous avons essayé d'exprimer quelques hypothèses, fondatrices d'une vision que nous avons qualifiée de vision euchrèsiologique du monde humain.

 

Certaines sont des hypothèses véritablement fondamentales, on devrait y trouver les axiomes sur lesquels repose la cohérence de cette vision.

 

D'autres hypothèses ne sont évoquées que pour proposer un cadre où puisse prendre forme une peinture, un récit, un chemin préparant à construire la compréhension de la vision en question et des motifs qui portent à la croire nécessaire ou désirable. Ainsi l'hypothèse d'un paléolithique-paléomythique-paléopolitique, dans lequel la qualité spécifique de l'animal humain est une science, une intelligence, une compréhension, une capacité d'approfondir la découverte de son environnement, de ses potentiels de constitutions sociales, de ses savoir produire une adéquation démographique de sa propre espèce, en la société qu'elle forme, à l'environnement qu'elle veut produire comme cadre de vie commun.

 

Selon cette hypothèse, la révolution néolithique introduit des pratiques grâce auxquelles est obtenue immédiatement la sécurité qui dépendait auparavant de l'assimilation d'un vaste système de savoirs. Autrement dit, les chemins qui menaient à la sécurité sont doublés par d'autres chemins, plus rapides, plus faciles. Tout ce qui de la science antérieure, difficile, n'est plus nécessaire, est court-circuité. Ensuite apparaissent les désordres consécutifs au court-circuit : d'abord disharmonie sociale, guerres et destruction de la sécurité initialement produite … , et ce n'est qu'à l'échelle des millénaires que survient la toxicité due à l'incontinence démographique. L'hypothèse est ici que l'artifice, la technique essentielle de cette révolution néolithique (qui intègre toutes les autres inventions pour lesquelles l'esprit humain devient disponible), est faite de l'échange des possessions et du sentiment de possession formé par de tels échanges (1). Au delà de la puissance de faire, acquise par chacun, émerge un nouveau type de pouvoir sur ce que les autres font. Ce pouvoir, avec le temps, prend consistance, échappe au processus qui l'a fait naître, devient l'objet d'une addiction. Il crée les outils qui structurent sa cohérence, à des échelles toujours plus grandes, jusqu'à devenir le pouvoir des états et des nations qui sont les prothèses sans lesquelles ne peuvent exister les guerres des despotes et les mouvements de colonisation. Ainsi peut-être esquissée une description du lien de causalité qui va de l'échange des possessions à la guerre.

 

Cette hypothèse suggère la possibilité de l'invention d'un usage des possessions autre que l'échange, permettant d'obtenir les satisfactions visées plus vite, plus complètement, avec moins d'effets collatéraux toxiques. Selon le sens précis que nous donnons ici au mot « possession », un tel usage tendrait à faire passer ce que l'on a, du registre de la possession, à un autre registre, dont le mot « appartenance » approche peut-être au mieux l'essence. On touche ici un sujet difficile, qui implique tous les aspects de l'existence humaine. Là encore, il est question de l'apparition d'un nouveau chemin, qui devrait court-circuiter la source du pouvoir. Il faudrait alors y voir le deuxième temps, dans notre 21è siècle ou dans notre 3è millénaire, d'un double redoublement épokhal (2), dont le premier temps s'est produit cinq ou dix mille ans avant J. C. en Europe, et, plus tardivement, trois siècles avant J.C. au Japon, qui peut-être a pu ainsi poursuivre plus longtemps sa phase de développement paléolithique, gardant ensuite souterrainement le bénéfice de cette expérience et quelques qualités remarquables qu'on y observe encore à présent.

 

Mais quoi qu'il en soit de ces supputations, revenons à nos hypothèses fondamentales, essayons d'éclaircir l'axiomatique de la vision que nous voulons construire.

 

Une vision du monde est une logique, une intelligence, qui s'applique aux éléments de la représentation du monde que nous avons en pensée. Elle ne contribue à l'efficacité de nos actions, au regard des motivations qui nous les font entreprendre, que si sa structure est suffisamment analogue à celle du monde réel, à la physique naturelle, à l'ordre des choses.

 

Ainsi la vision euclidienne de l'espace s'est trouvée être pendant plus de deux millénaires conforme à l'espace où nous évoluons, avec l'ensemble cohérent de ses axiomes et théorèmes, ses deux points par lesquels passe une droite et une seule, ses triangles dont la somme des angles égale un angle plat et autres carrés de l'hypothèse. Mais quand la curiosité d'Einstein, Bohr, Langevin … s'est appliquée à penser le trajet de la lumière entre les galaxies, ou les phénomènes à l'échelle atomique, il fallut accepter de penser autrement l'espace, pour que l'esprit humain puisse habiter ces nouveaux lieux de son monde. La marque de l'inadéquation de la pensée euclidienne en ces domaines était l'inefficacité, le découplage, la perte de toute prise sur le réel.

 

La pensée économique, qui imprègne l'esprit de l'humanité depuis le début du néolithique jusqu'à nos jours, présente, en toutes ses phases, un dénominateur commun, qui semble contenir l'axiome de base de cette pensée : à partir de la pratique de l'échange des possessions, l'idée que ce qui est échangé est équivalent. Mais quelle est cette valeur, dont l'égalité est posée dans le mot équivalence ? Quelle en est l'essence et quelles sont les lois de son mouvement dans le sentiment humain ? Constatons d'abord que cette pensée économique apparaît, de même qu'était apparue la géométrie euclidienne aux physiciens modernes, inefficace, inadéquate, découplée du réel :

 

les nations veulent que chacun des individus qui les constituent soient nourris, mais participent à l'organisation économique des famines ;

on veut minimiser le changement climatique, mais on brûle plus que jamais le charbon et le pétrole qui accentue l'effet de serre ;

le corps enseignant veut former l'intelligence des enfants, mais chacun à sa place n'a d'autre choix que de participer à l'entreprise de décervelage généralisé ;

on veut la biodiversité et on livre des continents entiers à une monoculture sans faille ;

on veut diminuer l'incidence des cancers du sein et de la prostate, et l'on incite la population à un dépistage qui multiplie les dommages qui découlent de ces maladies (3) ;

on veut ré-enchanter le monde, et on arrive à peine à le distraire de son ennui et de sa souffrance ;

… pour citer, au hasard, quelques échantillons de ce qui pourrait former un catalogue infini.

 

Il y a pourtant profusion de talents humains pour tirer de la terre une meilleure nourriture, rendre la terre plus fertile, et enseigner cet art à d'autres ;

pour construire des habitats ou transformer des habitats existants de façon qu'ils gardent la chaleur et qu'ils captent l'énergie du soleil ;

pour mettre en œuvre les pédagogies explorées depuis longtemps par les Montessori, Frenet, Françoise Dolto et tant d'autres ;

des talents pour aller à la rencontre des forêts millénaires et les habiter et les enrichir de façon respectueuse ;

pour apporter des soins basés sur l'épidémiologie des maux dont souffrent les humains ;

talents pour cultiver et enseigner les arts à travers lesquels se constituent le vécu du bonheur, de la beauté et de l'amour.

 

Dans tous ces domaines, les talents présents ne peuvent donner tout leur fruit pour une raison d'impératifs économiques dont de nécessaires bricolages durables, équitables, régulateurs, peuvent atténuer le toxicité, mais qui pour autant n'en rendent pas le cœur de l'économie néolithique congruente à la nature des problèmes au sein desquels il faut agir. Pas plus que le fait de moduler la géométrie euclidienne avec d'autres considérations, ne pouvait la rendre congruente à la nature de l'espace riemannien ou lobachevskien où se posaient les problèmes de la physique du début du vingtième siècle.

 

Si nous avons mis le doigt sur le point clé du problème, il importe d'examiner mieux ce qu'est cet échange des possessions supposé être à la base de la pensée économique néolithique, avant d'essayer de prédire de quoi parleront les Lobachevsky et les Riemann de l'économie qui rendra compte du monde qu'il faudra bien penser quand ce néolithique aura pris fin.

 

L'échange des possessions vient répondre au besoin que l'homme a de former dans son esprit une représentation de ce qu'il produit, telle que la motivation qui est liée à cette production soit alimentée. De quelle nature est cette représentation, et qu'est-ce que le processus d'échange des possessions implique comme autres conséquences ?

 

Par trois fois, au moins, nous avons tenté de répondre à cette question, peut-être mal posée. En même temps, notre réflexion se mêlait au souci d'autres questions, reliées à celle-ci et plus ou moins conscientes et changeantes. Comme il n'est pas sûr que toutes ces tentatives explorent vraiment la même piste, et que nous ne savons pas quelle est la meilleure, nous donnons chacun des textes, en gardant toutes leurs rugosités.

 

Première tentative

 

L'échange débouche sur un système de mesure.

 

Un produit échangeable contient la promesse de valeur, perçue comme une valeur déjà présente, que donne la perspective de l'échange futur ou de la vente. La vente étant un échange contre l'équivalent universel.

 

Le prix est la valeur quantifiée dans le langage de l' équivalent universel.

Il varie proportionnellement à la masse monétaire (4), dans la mesure où intervient la médiation du mécanisme de l'offre et de la demande.

Il varie inversement proportionnellement à la quantité globalement produite par l'ensemble des producteurs de ce que ce prix mesure, dans la mesure où intervient la médiation de l'offre et de la demande.

 

La monnaie, le système monétaire, apparaît comme un système véhiculant un flux de pouvoir d'achat et effectuant des processus de détermination des prix, prix que l'on sera convenu de considérer comme un sentiment partagé de la valeur de toute chose produite et échangée. La facticité de ce sentiment n'empêche d'en faire un critère de vérité : à défaut d'une autre source de jugement commun, on continuera de dire le roi habillé, même si tout le monde voit qu'il est nu. Et on continuera de dire qu'un sous-marin nucléaire a une valeur, qu'il est digne du nom de production, même si tout le monde voit que cela vaut beaucoup, beaucoup, beaucoup moins que rien.

 

La valeur de ma production m'est connue comme la valeur qu'a, pour moi, tout ce que j'obtiens en échange. Elle n'apparaît d'abord immédiatement que comme une quantité de pouvoir, et c'est à ce stade qu'elle est quantifiée sous l'aspect du prix. En quoi cette pensée de la production induit-elle une production de toxicité ? Comment sortir de la confusion entre moyen de mesure de la valeur et flux de pouvoir ? Et que faire avec la volonté de ceux que traverse ce flux de pouvoir (nous tous), d'entretenir le pouvoir qui s'y trouve ?

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Ici, l'assonance de deux mots nous interpelle sur les relations des deux réalités qu'ils désignent. Quand un prix est fixé et confirmé par la vente, est-ce à dire que quelque chose est pris ? Et alors, qu'est-ce qui serait pris, et par qui ou par quoi est-ce que cela serait pris ?

 

Dans nos tentatives ultérieures, nous donnons le nom de « valeur de possession » à cela qui serait pris. Et c'est le système monétaire qui prendrait, et qui intégrerait dans la masse monétaire, cette valeur de possession, tandis que cela qui a été pris dans la production y laisse la marque d'un vide, signifiant son destin d'être consumé, anéanti, intégré dans la somme qui au bout de la ligne signe l'exactitude du compte d'un Z, qui veut dire zéro, consommé.

 

On verra que ce que nous désignons plus loin du terme de « valeur vivante » de la production, quand elle arrive à qui en fait usage, est une façon de marquer cette production d'un plein.

 

Pour relier le troc à cette façon d'établir la physique de l'échange, il faudrait le considérer comme la relation de deux producteurs, qui voient chacun en sa production un équivalent universel … dont l'universalité s'arrêtera au premier échange. Mais parfois une production, rare et facilement transmissible, se chargera plus ou moins de la fonction d'équivalent universel, en fonction de son extension dans la société.

 

Deuxième tentative

 

Faire société, c'est s'accorder sur les corvées qui sont à partager. Les corvées sont les travaux qui restent à faire quand chacun a fait la part de travail libre, autonome, spontané, que lui inspire sa propre motivation.

 

La motivation, dans le signe de la valeur qu'il a reconnue, valeur qui est adoptée et signifiée par celui qui fait usage de la production, est un plein. Motivation dans le plein en soi qui est au contact de la puissance de produire, en soi.

 

Une monnaie est un vide, un creux, en soi, qui sera comblé par la dépense, elle manifeste un droit d'obtenir et un pouvoir de faire que soit produit par l'autre ce qui est choisi pour venir combler le creux.

 

La motivation dans le plein en soi (l'or de Zeus, CE8), est motivation à produire pour quelqu'un, parce que c'est quelqu'un qui se fera, ou est susceptible de se faire relais dans le flux de productions qui relie un producteur à la société dans laquelle il produit.

 

Qu'il soit vecteur d'information, de matière ou d'énergie, un producteur constitue la société dans laquelle il vit par la conscience et le soin qu'il fournit à cette société, dans chacune des parties de celle-ci qui dépend de lui. Il la constitue ainsi comme une société bonne à vivre, pour son propre bonheur.

 

Nous parlons ici d'une disposition qui est naturelle en l'homme, animal social. Disposition pleinement effective à l'échelle du mode de production domestique, quand celui-ci forme une petite société en bonne santé affective.

 

Cette disposition n'entre pas en jeu dans l'échange des possessions, et la mentalité monétaire qui en émerge. Mais il est très possible qu'elle existe alors en parallèle, c'est même la règle chez les humains sains, et non soumis à de trop fortes pressions, qui vont alors régler les termes de l'échange de façon que, justement, il ne soit pas générateur de pressions. Mais il arrive aussi que le développement de la mentalité monétaire, quand elle entre en contact avec cette disposition, en provoque l'érosion.

 

Notre sujet est donc de trouver une formulation pertinente de la question à laquelle est venue répondre l'invention technique de « l'échange des possessions et l'intensification de la consistance de la possession ». Une formulation de la question, telle qu'il puisse y être apporté des réponses, qui fassent pleinement entrer en jeu la disposition dont nous parlions. C'est à cela que nous consacrons les numéros impairs de ces cahiers, qui parfois paraissent au solstice.

 

Dans les numéros pairs, qui parfois paraissent à l'équinoxe, nous explorons ce que pourrait être une réponse technique concrète à cette question, si elle était formulée de façon pertinente. L'expérience prouve que ce support de réflexion, tout aporétique qu'il soit à un certain point de vue, est indispensable pour penser notre question hors d'un fond pré-individuel sursaturé d'une réponse restrictive. Ce support est à notre sujet ce que le croquis est au géomètre.

 

Sur quel axiome construire, donc, notre géométrie ?

 

Cet axiome nous semble à chercher du côté d'une homologie entre toute entreprise de production et tout individu, au regard de ce qui est reçu, utilisé, et produit. Réception – Transformation. Et à chercher aussi du côté de la mesure de la valeur d'une chose reçue, par celui qui la reçoit (entreprise ou individu), comme façon de signifier la reconnaissance, par celui qui reçoit, de l'origine de la valeur de ce qu'il produit à son tour.

 

Intuitivement, nous devinons que des théorèmes, sur la base d'axiomes correctement formulés, pourraient prendre une forme telle que :

 

« La rareté des productions apparaissant dans une société tend à attirer les sources de la motivation vers la représentation en creux de la valeur de ce qui est produit ».

 

Et le corollaire de ce théorème, qui forme avec lui un cercle vicieux (maximisé quand on ne dispose que d'une représentation en creux de la valeur, comme c'est le cas d'une monnaie utilisée comme équivalent universel) :

 

« La motivation des productions, si elle n'est ancrée que sur une représentation en creux de la valeur, exerce une pression d'accentuation de la rareté des productions ».

 

Un passage de Deleuze et Guattari, dans « l'anti-oedipe », page 280, illustre cet énoncé :

« ... l'effusion capitaliste est celle de l'anti-production dans la production à tous les niveaux du procès. D'une part, elle seule est capable de réaliser le but suprême du capitalisme, qui est de produire le manque dans les grands ensembles, d'introduire le manque là où il y a toujours trop, par l'absorption qu'elle opère de ressources surabondantes. D'autre part, elle double le capital et le flux de connaissance, d'un capital et d'un flux équivalent de connerie, qui en opèrent aussi l'absorption ou la réalisation, et qui assurent l'intégration des groupes et des individus au système. »

 

Dans une économie qui ne connait que l'échange des possessions, le marché et la monnaie, représentation en creux de la valeur, le déséquilibre entrainé par cette vision amputée de la moitié du réel ne peut être masqué que par la création de deux artéfacts instables, arbitraires et potentiellement pathogènes : la masse monétaire (4) et la description du devenir d'une production en terme de consommation.

 

Un second corollaire du premier théorème, plus intéressant pour la pratique, pourrait dire :

 

« Un glissement de la motivation, vers une représentation en plein, de la valeur des productions, induit un état d'abondance (ou de profusion?) des productions dans la société en question. » Plus intéressant, car permet de penser la mise en place d'un cercle vertueux. Peut être approche-t-on par là le domaine d'application d'un deuxième théorème :

 

« Plus la part d'information croit dans la valeur de ce qui est produit, plus une technique d'intégration sociale qui couple la motivation des productions à la recherche d'un pouvoir d'achat entrave l'épanouissement de l'intelligence collective. »

 

Corollaire :

 

« Plus la motivation des productions est couplée au désir d'entretenir un corps social protecteur, plus la part d'information inhérente aux productions se démultiplie en une puissante richesse de l'intelligence collective."

 

... ou à peu près. Qu'on ne s'y trompe pas, la présentation en axiomes, définitions, théorèmes, corollaires et conjectures ... n'est là que pour manifester un effort vers, et une volonté de parvenir un jour à, une rationalité, une apodicticité, d'une pensée applicable à des horizons de la quotidienneté qui sont à déchiffrer. J'ai conscience de ne présenter que la parodie d'une discipline que j'aimerais voir se constituer avant de finir mes jours. Mais je suis certain que dans cette parodie involontaire, quelques éléments sont solides. C'est pourquoi je vais reprendre, et redire sans doute un peu la même chose, à partir d'un autre angle de vue. Avec un peu de chance, ça fera des zigzags !

 

Le pouvoir est le nom qu'a pris la fatigue pour se cacher. Et ils se sont agenouillés devant.

 

Troisième tentative

 

Deux objets, sous le nom de valeur, appellent, pour les comprendre, des idées et des mots. Ces objets participent de l'organisation vitale des sociétés. Les relations entre ces objets ne sont pas évidentes, mais chacun peut être approché expérimentalement par un index dont le fonctionnement même donnera une idée de l'objet qu'il mesure.

 

D'un côté, un index bipolaire de la valeur, avec conservation de la valeur dans la production dont la valeur est mesurée.

 

D'un autre côté, un index unipolaire, qui capte la totalité de la valeur qu'il mesure, c'est le prix. La mesure est donnée, par la lecture de la quantité de monnaie mise en jeu dans la transaction.

 

En prenant en charge la valeur de ce qui a été vendu, la monnaie aspire la valeur de cette production. Auparavant, elle n'est qu'un papier dénué de toute propriété utilisable, aussi longtemps qu'elle n'a pas été consacrée pour sa fonction. Mais ensuite, elle dépose une marque, une prophétie, une malédiction dans la production : puisque la valeur, produite par le fabricant, est dans l'argent qu'il a gagné, elle doit ne plus être dans la production qu'il a échangée contre cette monnaie.

 

Ce décret rend la consommation totalement, mathématiquement, inéluctable. Bien-sûr, l'exécution de la sentence est plus ou moins différée : on peut revendre, transmettre la malédiction. Mais, quelle que soit la production, le seul support de valeur éternel est la monnaie, au regard de quoi tout sera consommé, consumé, qu'il s'agisse de la dégustation d'un fruit, ou de la consomption d'une bombe atomique, c'est au regard des sèches structures de l'économie monétaire, exactement la même chose. Et cela doit être jusqu'à ce que l'éternité s'écroule – de ce point de vue, il peut être utile de mettre un peu d'inflation, ou je ne sais quels autres arrangements techniques, dans la monnaie, pour éviter ou retarder l'écroulement de l'éternité.

 

Cette affirmation, si elle contient une part de vérité, est à retenir dans l'étude de la pharmacologie du moyen monétaire, qui est un moyen d'approcher la valeur des productions, et d'instituer des processus par lesquels des individus accèderont à l'usage de ces productions, et accèderont aussi à la motivation d'en être les artisans.

 

C'est surtout une observation du métabolisme par lequel cet artéfact, ce moyen monétaire, manifeste une toxicité.

 

À partir de ce constat, nous tentons d'imaginer un artéfact moins toxique. Il doit permettre d'approcher une représentation de la valeur et de donner support à une institution des processus menant à l'usage. Nous aboutissons à cette idée de construire un index qui n'a, par lui-même, aucune valeur, donc dépourvu de tout pouvoir d'achat, de tout pouvoir de compter dans un échange, n'ayant en aucune manière été obtenu dans un échange.

 

Cet index laisse toute sa valeur à ce qui a été produit, n'y pose aucune malédiction, ne prépare en rien un système d'idées amenant à penser son devenir en termes de consommation. Le gâteau à la clémentine peut être mangé, c'est toute une journée de production selon les divers talents des goûteurs qui est nourrie. Il n'y a pas consommation, mais mutation, transformation, et l'on voit qu'une mesure de la valeur du gâteau, dans cette perspective, dépend de la mesure de la valeur de tout ce que produisent ceux qui mangent le gâteau, et de la proportion dans laquelle le fait d'avoir mangé le gâteau a contribué à rendre possibles ces productions, les productions de ceux qui en feront usage, … et c.

 

Nous disions plus haut qu'un axiome de la pensée à construire devrait poser que l'individu et l'entreprise sont des nœuds homologues dans la logique d'une structure sociale saine. Cela devient peut-être maintenant un peu compréhensible.

 

Notons que la disparition du concept de consommation, qu'implique un tel index, fait émerger de l'obscurité un concept de responsabilité, ou mieux de dignité, chez celui qui fait usage d'une production dont il n'est plus le bourreau exécutant la sentence de non valeur. Car, alors, il peut se poser la question : « en quoi est-ce que je transforme cette production ? De quelle mutation suis-je l'agent ? Qu'est-ce que je produis à mon tour ? »

 

A ce point, nous touchons une des limites de la possibilité d'un tel index. En effet, la question suivante est : « pour qui est-ce que je produis à mon tour ? » question qui ne peut recevoir de réponse compatible avec une cohésion sociale suffisante que si l'on a satisfait à la nécessité d'arriver à un certain degré d'abondance (ou de profusion?). Car l'index dont nous parlons s'effondrerait si cette dernière question revenait à se demander « qui vais-je décider de voir manquer de ce que je produis ? »

 

Le caractère bipolaire de l'index que nous avons imaginé pour répondre à ce défi pharmacologique découle-t-il obligatoirement du contenu de la question posée ? Il apparaît empiriquement dans la construction qui a émergé en réponse à la demande d'un artéfact socialisant moins toxique qu'une monnaie. Dans CE8, publié sur ce site en avril 2011, les deux pôles sont représentés par les billes d'or et de cristal de Zeus.

 

La langue, dans laquelle une tentative d'y voir plus clair aboutira, est encore à venir. Encore ne viendra-t-elle que si beaucoup la cherchent et s'essayent à la parler. Il existe quelque chose, comme une « valeur de possession », qui est une chose morte. Mesure morte d'une chose vivante, ou mesure vivante d'une chose morte. Valeur impérissable de ce que l'on a vendu. Chose morte et belle, éternelle, comme un embaumement sous un masque de métal précieux. Et c'est dans le dialogue avec cette chose morte que nous cherchons les indications pour conduire nos vies, pour régler nos productions.

 

Ce que nous tentons de faire ici, c'est tourner notre attention vers un autre aspect de la valeur. Représentation vivante de la chose vivante ? Donnant accès à son devenir ? Signant l'appartenance de chacun, quoi qu'il produise à l'entièreté du monde que, par son acte, il contribue à produire et signifiant, par là-même, la mesure dans laquelle ce monde entier lui appartient ? Nous tentons d'imaginer les techniques par lesquelles nous pourrions mettre cette valeur vivante à la base des indications pouvant servir à conduire nos vies, à régler nos productions. Il y a là matière à révolution copernicienne, au regard de laquelle la place du soleil dans le cosmos est de peu d'importance !

 

Une valeur vivante est une valeur liée à la bonne façon d'user de ce dont on dispose.

 

Ainsi la valeur vivante du champ dont je dispose, que je l'ai acquis en échange d'autre chose, ou qu'il m'ait été attribué de quelque autre manière. Cette valeur vivante dépend de la façon dont je vais l'utiliser, avec la force de travail que me donne ce que j'ai mangé dans la journée, les semences dont je dispose, les vers de terre et le mycélium qui contribuent spontanément.

 

Dès lors, on imagine une piste pour rétablir une vision conforme au réel. Le ver de terre et moi, nous sommes contributeurs enthousiastes (plus ou moins conscients), pour constituer la récolte qui sera tirée du champ. Dans une société fondée sur la finalité de prendre soin de ce qui la constitue, la reconnaissance est le dénominateur commun exprimant ce dont nous avons besoin, le ver de terre et moi, pour continuer notre ouvrage. De même, la valeur de la récolte, dépend de l'usage qu'en feront les hommes qui en seront nourris.

 

On voit qu'il s'agit là de mettre en lumière ce à quoi est complètement aveugle la valeur de possession, pour laquelle ce qui a été acheté n'a plus aucune valeur, à moins d'une revente. Et ce qui n'a plus aucune valeur sera consommé, consumé, invité à manifester sa participation à la somme de toute chose qui est zéro, du point de vue de la mort.

 

Je disais que le ver de terre et moi avons besoin d'une reconnaissance du fruit de notre travail, d'une reconnaissance de notre travail, et d'une reconnaissance de notre être, être ver de terre ou être humain. Quelle forme peut prendre cette reconnaissance ? Le ver de terre a besoin que l'on cesse le labourage imbécile qui désorganise la fertilité des sols depuis le début du néolithique. Quant à la forme que peut prendre la reconnaissance d'un humain, de son travail et du fruit de son travail au sein d'une société, s'il faut en écrire et en lire, je la cherche ici, et s'il faut en vivre, je la cherche dans la vie.

 

 

(1) Les distinctions nécessaires à notre réflexion sont rendues inaudibles par la façon confuse dont notre langue use des mots « possession », « propriété », « appartenance », « avoir », … utilisés souvent indistinctement, et auxquels il faudrait redonner du tranchant. Le mot « possession » est ici entendu dans la définition suivante :

Est ma possession ce que j'ai acquis en échange d'une autre chose, dont je me suis défait ; est ma possession ce qui me donne le pouvoir de devenir, en l'échangeant, possesseur d'une autre chose.

 

(2) Double redoublement épokhal, tel que le définit Bernard Stiegler dans « Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue », page 63.

 

(3) Junod B, Begue-Simon AM, Paganelli E. Ethique du dépistage du cancer du sein. Cahiers du Syndicat national des gynécologues et obstétreiciens de France. 10 :30-35 (2007) - et : http://www.dailymotion.com/video/xizae6_depistage-des-cancers-le-surdiagnostic-par-bernard-junod_tech

 

(4)   http://www.dailymotion.com/video/xlev1n_la-dette-publique-pour-les-nuls_... :  

présente bien la place de la masse monétaire dans l'économie, et les questions liées à ses sources.