séance inaugurale

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ARS INDUSTRIALIS

COMPTE RENDU DE LA SEANCE INAUGURALE, LE 18 JUIN 2005,

AU THEATRE DE LA COLLINE

 

(GEORGES COLLINS, MARC CREPON, BERNARD STIEGLER, CAROLINE STIEGLER, CATHERINE PERRET)

 

I. Dans un premier temps, Bernard Stiegler expose les motifs qui ont entraîné la création de l'association Ars Industrialis. Ce qui lie les membres fondateurs de cette association et inspire leur démarche commune tient en trois points. 1) Déjà réunis par l'organisation d'un séminaire commun intitulé Trouver de nouvelles armes. Pour une polémologie de l'esprit (qui se tiendra à partir du mois d'octobre au Collège international de philosophie), il leur est apparu que le travail théorique qu'ils ont entrepris de mener en commun, dans le respect de la singularité propre à chacun, ne devait pas être séparé d'un travail politique. 2) Par ailleurs, ils partagent un même diagnostic des sociétés industrielles (voir infra). 3) Le but de l'association est d'élargir ce partage - d'y associer d'autres singularités, dans le souci de dégager une sensibilité commune qui réponde , en même temps, à l'urgence d'une action. Cette urgence est par ailleurs motivée par une première échéance : la tenue à Tunis, à l'automne, d'un sommet mondial consacré aux " sociétés de l'information " (voir infra.). En vue de ce sommet, Ars industrialis voudrait se présenter comme une force de proposition.

 

Le second moment de cette intervention introductrice est consacré à la présentation du manifeste d'Ars industrialis. De ce manifeste, il faut d'abord souligner le caractère provisoire. Il propose une base conceptuelle pour aborder les questions que l'association se propose d'élaborer. Ces concepts sont inscrits dans une histoire, mais ils sont en même temps des armes pour penser notre temps et tenter d'agir sur lui. Car c'est bien en termes de lutte qu'il faut réfléchir. Notre temps se caractérise par un processus de numérisation généralisée, qui définit une nouvelle époque du capitalisme - une époque de crise qu'il faut d'abord tenter de comprendre, comme telle. L'angle d'attaque retenu pour cette compréhension est, pour reprendre des termes empruntés au philosophe Gilbert Simondon, celui de l'individuation psychique et collective.

Ars industrialis souhaite le faire dans le respect de la singularité des langages et des compétences. L'association se veut un lieu de traduction, d'échanges qui permette d'apprendre et de parler la langue de l'autre, mais aussi de s'adresser à lui. A ce titre, son projet se veut aussi l'invention d'un processus d'individuation psychique et collective. Il s'agit de créer les modalités d'une transindividuation inédite, de mettre en œuvre de nouvelles pratiques - c'est-à-dire aussi une nouvelle " discipline ". S'il est vrai que cette nouvelle époque du capitalisme se caractérise par l'accumulation de contradictions qui attendent que quelque chose se catalyse pour pouvoir se transformer en structures (ce que Simondon appelle un potentiel sursaturé) Ars industrialis a pour but la " syncristallisation " de ce potentiel. Il s'agit donc de bâtir une l'intelligence collective, pour élaborer des schèmes d 'action, des propositions concrètes (par ex. par rapport à l'intitiative  prise par Google) - de mettre en commun savoirs et compétences très pointues sur les différents sujets envisagés.

Dans le troisième moment de son intervention, Bernard Stiegler revient sur le diagnostic qui oriente l'action d'Ars industrialis. En quoi le capitalisme traverse-t-il une crise grave et profonde - et quels en sont les effets ? Ce n'est pas la première crise qu'il traverse, mais celle-ci se caractérise par son caractère moral et psychique qui a à voir avec la libido. Comprendre cette crise c'est, plus exactement, comprendre l'organisation libidinale de la société induite par l'époque de la numérisation généralisée - c'est saisir les techniques de manipulation de la libido qui s'y trouvent mises en œuvre. Celles-ci consistent en ceci que, confronté à la perte de son efficacité symbolique, le capitalisme ne vise plus la libido mais la pulsion. A une économie libidinale, il substitue une économie pulsionnelle. Il s'agit là d'un passage à la limite particulièrement  dangereux, qui induit des pathologies tout à fait nouvelles. La situation qu'il crée est ressentie très largement, par des catégories de plus en plus vastes de la population mondiale, comme une situation intolérable. Le diagnostic est donc d'abord celui d'une souffrance et d'un mal-être explosifs.

 

En quoi consiste ces souffrances et comment est-il possible d'y remédier ? Elles doivent être comprises comme les effets d'une " désublimation généralisée ". S'il est vrai que toute société est un processus de sublimation, qu'elle ne tient que dans la mesure où quelque chose est proposé au-delà de l'horizon du calculable - quelque chose qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue, vers quoi il vaut la peine de s'élever - c'est la possibilité d'une telle sublimation que compromet la crise traversée par le capitalisme, aujourd'hui. Ainsi se trouve posée la question d'une nouvelle croyance qui réaffirme qu'il y a du haut et du bas. Cette nouvelle croyance passe par l'invention d'une nouvelle politique industrielle. Elle suppose que les technologies de la numérisation, développées comme des technologies de contrôle, voient leur sens renversé pour devenir des technologies  d'intensification des singularités - c'est-à-dire un nouveau processus d'individuation. S'il est vrai que ces technologies  donnent accès à des formes d'hypomnèsis, qui sont devenues contre-productives dans leur usage industriel, alors c'est la possibilité d'inverser le mouvement de cette contre-productivité qui est en question, dans les réflexions et les actions qu'entend mener Ars industrialis. Autant dire qu'il ne s'agit pas de raisonner de manière oppositionnelle, mais compositionnelle.

Au terme de cet exposé introductif, la parole est donnée une première fois à la salle. Plusieurs questions sont posées qui permettent notamment de revenir  1) sur la différence entre le désir et la pulsion, 2) sur le statut du manifeste. Il est précisé qu'il s'agit à la fois d'une grille d'interprétation et d'une plate-forme de discussion. Un tel manifeste est nécessaire, dans la mesure où il convient de savoir ce que l'on partage pour pouvoir discuter ensemble. Mais cette plate-forme n'est pas figée. L'adhésion suppose à la fois une base d'entente minimale et un accord sur les principes de fonctionnement. Marc Crépon précise que si l'association a la dimension d'un partage, celui-ci se focalise autour des trois points suivants. 1) le diagnostic, 2) le désir de ne pas en rester à ce diagnostic. 3) Imaginer les voies de l'invention d'une nouvelle forme de puissance publique. Il s'agit de rassembler des singularités qui puissent composer en s'opposant dans leur singularité - et non de mobiliser des troupes.

 

 

II. Dans un second temps (après l'exposé introductif et les premières questions de la salle), on revient, conformément à l'ordre du jour, sur la question des sociétés de savoir (sociétés de l'information et des médias), qui feront l'objet du sommet de Tunis et d'une prochaine réunion d'Ars industrialis. Il est rappelé, documents à l'appui, que ces technologies des compétences, de la connaissance, de l'esprit (Knowledge Management) donnent lieu à une incroyable langue de bois. D'où la nécessité de poser le problème autrement - en commençant, par exemple, par se demander ce que sont ces technologies de l'information et de la communication, en quoi elles sont constitutives de l'intellect. Bernard Stiegler émet l'hypothèse que, par leur " expropriation ordonnée " des diverses formes de savoirs,  ces technologies entraînent une véritable une prolétarisation généralisée, qu'il s'agisse  de la standardisation du travail intellectuel et de la soumission des modèles théorique aux seules procédures calculables,  ou de celle des modes de vie, où les " savoir-vivre " sont  reformatés par les modes d'emploi et le marketing des usages. Il ne s'agit cependant pas de dénoncer ni la formalisation numérique, ni le passage par la calculabilité. Il s'agit de réarticuler ces moments de la pensée avec  celui de la singularité sans laquelle il n'y a plus aucune pensée ni aucune forme de savoir.

La parole est à nouveau donnée à la salle. Une première question porte sur le " libre "  - qui n'apparaît pas dans le manifeste. Il y est répondu que Ars industrialis n'a pas de point de vue arrêté sur la question du " libre ", qui requiert des compétences à la fois technologiques, juridiques et économiques, mais que la question est de toute évidence de celles que l'association  entend instruire et qu'elle pourrait donner lieu à un atelier de travail.  Parmi les nombreuses questions posées, une autre demande comment inverser le processus industriel et permettre l'émergence de nouvelles singularités (qui inversent la tendance à un appauvrissement général de l'esprit) ? Bernard Stiegler répond que Ars industrialis n'a pas de prétention à apporter des solutions à toutes les questions, mais qu'elle entend contribuer à leur émergence - c'est-à-dire mettre en commun des compétences pour que les solutions émergent. Cela ne signifie pas, pour autant, que, sur telle ou telle question, l'association n'a pas d'hypothèses à présenter, comme, par exemple sur les technologies de l'esprit. Bernard Stiegler expose la sienne : on n'" utilise " pas une technologie de l'esprit, on la pratique. Le concept d'usager est donc inadéquat pour rendre compte de notre rapport à ces objets techniques. Il tend à faire de nous des " consommateurs " de contenus. Or lorsque nous écoutons de la musique, nous ne sommes pas des consommateurs de musique (des usagers de contenus musicaux), mais des amateurs. C'est toute la différence entre le conditionnement esthétique (musical) déclencheur de réflexes et la pratique de la musique. Une dernière question réclame des précisions  quant à la place que Ars industrialis accorde à la société capitaliste. Dans la mesure où celle-ci est soumise à une logique du profit qui décide exclusivement de tout, comment peut-on composer avec elle ? Bernard Stiegler répond que ce qui est en question n'est pas tant le profit, en tant que tel que sa temporalité (le choix du court terme). Catherine Perret précise qu'il faut avoir en vue une stratégie générale . Il ne sert à rien d'attaquer de façon frontale la logique du profit. Il faut bien davantage s'attacher à en mesurer les effets autodestructeurs pour le capitalisme lui-même.

 

 

III. La dernière partie de la réunion est consacrée au mode de fonctionnement de l'association. Elle commence par une intervention de Philippe Aigrain qui en présente l'organe moteur, à savoir son site internet. La philosophie du site est de rendre possible dès que ce sera possible une articulation inédite de l'individuel et du collectif - ce à quoi doivent contribuer les pages personnelles. Une autre articulation essentielle est celle du travail effectué dans les réunions (le présentiel) et de l'évolution du site. Catherine Perret prend alors la parole pour apporter les quatre précisions suivantes 1) Chacun des membres d'Ars industrialis est invité à se constituer une page personnelle, dans laquelle apparaissent ses motivations. Ces pages sont la condition d'un travail commun, elles contribuent à faire du site un laboratoire d'idées et d'actions. 2) Par ailleurs, elles renvoient à un index qui se présente comme un abécédaire dans lequel chacun peut trouver le secteur d'activité, où il souhaite intervenir. 3) Cette indexation favorise la formation indispensable de groupes de travail (rassemblant les compétences requises par une question) sur lesquels l'association compte se fonder pour animer ses réunions mensuelles . 4) Enfin Catherine Perret rappelle que l'association désire ne pas rester ancrée sur Paris. Elle invite donc à la constitution de groupes de travail et d'antennes d'Ars industrialis en province, ainsi d'ailleurs qu'hors de France.
Pour conclure, Bernrad Stiegler rappelle les nombreux contacts qui ont été pris d'ores et déjà à l'étranger, en Angleterre, en Italie, en Espagne, en Belgique, mais aussi au Japon, aux Etats-Unis et à Taiwan. Il donne rendez-vous à tous au mois de septembre pour la prochaine réunion d'Ars industrialis.