erreur et puissance

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... Tout le monde peut se tromper. Et tout le monde est même condamné à se tromper. Il y en a eu, des erreurs, de toutes sortes, et il y en aura encore bien d'autres, et de pires. J'y ai largement contribué, et ce n'est sans doute pas fini. Mais on n'a le droit de se tromper qu'à la condition d'analyser ses erreurs - après-coup. Ce n'est donc un droit qu'après-coup, en quelque sorte : cela reste toujours à voir.

Pourquoi nous sommes-nous laissés tromper sur et par Daewoo, et pas seulement Monsieur Juppé, mais presque tous partis politiques confondus ? Pourquoi, massivement, les politiques, les technocrates et les milieux économiques se sont-ils leurrés ou ont-ils été leurrés ? Pourquoi Alain Juppé s'est-il trompé sur Thomson Multimédia ? Pourquoi les socialistes, qui ont privatisé la télévision, cédant un canal à Silvio Berlusconi, ouvrant la voie à la privatiisation d'une chapîne qui contrôlaita 40% de l'audience nationale, et recueillait 55% des recettes piubliciaries, alors que pas un pays en Europe, pas même la très libérale Angleterre de M. Thatcher, n'avait osé le faire, pourquoi les socialistes, qui ont commis tant d'erreurs, à commencer par Laurent Fabius, et qui ne croient plus à grand-chose, depuis déjà si longtemps, pouruquoi ne comprennent-ils pas qu'ils ne renaîtront, s'ils renaissent jamais, que par l'analyse de ce passé ?

Ce qui est grave, ce n'est pas que tous ces gens là se soient trompés : tous nous nous trompons sans cesse. Et l'erreur est bonne : elle est la source de l'apprentissage. On nomme cela l'expérience. C'est typiquement la figure de cet Epiméthée que j'ai un peu étudié. Mais à condition de méditer cette expérience (ce qui s'appelle justement en grec l'épimétheia), dans un après-coup qui conduit à l'épistémè : au savoir. C'est cela, une véritable société apprenante, une " société des savoirs " : c'est une société qui pose qu'au fond de tout savoir se tient un non-savoir, et que la force consiste à le revendiquer pour en faire une arme dans la lutte contre la bêtise, et dans la mémoire de ses erreurs qui ne doit pas conduire à la culpabilisation, mais au contraire à la responsabilisation.

L'intelligence, ce n'est pas de ne pas se tromper, c'est de faire quelque chose de ses erreurs. Il s'agit non pas d'accabler ceux qui se sont trompés, de les culpabiliser, mais bien de les écouter - et de s'écouter soi-même en tant que foncièrement l'on se trompe sans cesse. On appelle aussi cela un " examen de conscience ", et il n'y a pas besoin d'un Dieu - ou d'un commissaire de Parti - pour cela. Mais cet examen, il doit laisser des traces : celles-ci sont précisément les savoirs. Ce sont les hypomnémata de l'otium tel que le pratiquent Plutarque, Sénèque ou Lucilius, autant qu'Athanase, Montaigne et Ignace de Loyola.

Une des raisons qui font qu'il y a cette mécompréhension profonde de ce qui se joue à l'âge des technologies numériques, en particulier du côté de certains grands acteurs industriels, c'est qu'ils jouissent de rentes de situation qu'ils ne veulent pas perdre. Ils font obstacle à l'innovation, contrairement à ce qu'ils prétendent. Les ancêtres d'Ernest Antoine Seillière firent eux aussi obstacle à l'innovation que constituait la technologie des hauts-fourneaux Bessemer dans la sidérurgie, durant la première moitié du XIXè siècle, et dont ils empêchèrent longtemps l'adoption, condamnant l'industrie française au retard. Bien loin d'être spontanément innovante, l'entreprise industrielle capitaliste est très souvent conservatrice, et c'est la réalité de l'évolution technologique, et de beaucoup d'autres facteurs d'évolutions sociales, qui fait que elle est obligée d'intégrer des processus de transformation.

Nous sommes aujourd'hui frontalement confrontés à ces questions. Par exemple, si TF1 maintient un système télévisuel archaïque qui crétinise le monde, alors même que, comme le dit EA Seillière, le monde a besoin de devenir plus savant, c'est parce qu'il en retire un avantage, une rente de situation qui lui a été déléguée par l'Etat. Il va bien falloir un jour se poser la question de savoir s'il est raisonnable pour la société industrielle de maintenir cette délégation qui contredit l'élévation du niveau de compétences humaines, et tend précisément à organiser la déchéance généralisée au nom des privilèges de ce qui n'est au fond que l'industrie du bâtiment.

Quant à Jean-Louis Beffa, il affirme la nécessité de relancer une politique industrielle et l'on ne peut que s'en réjouir. Malheureusement, il me semble sous-estimer gravement les technologies de l'esprit que constituent les nouvelles formes d'hypomnémata, et l'on se dit du coup qu'il pense encore dans les termes industriels des années 1960 : c'est un homme de la chimie comme Francis Mer en est un de la sidérurgie.

Il y a maintenant à instruire très en détail l'immense question du rapport des sociétés à l'industrie et aux technologies qu'elle déploie et socialise : le projet européen suppose une telle instruction. C'était aussi l'enjeu du référendum italien sur la procréation médicalement assistée, c'est à dire au fond sur les technologies du vivant. Mais ce n'est pas une question scientifique : c'est la question de l'organisation de l'individuation psychique et collective telle qu'elle s'opère à travers la socialisation des techniques. Et c'est aussi le sujet de Constituer l'Europe. Laisser cette question uniquement dans le jeu de la concurrence entre les entreprises et les pays européens est ce dont ne veulent plus les peuples, et ils ont bien raison.

Les technologies industrielles d'aujourd'hui et de demain sont des techniques du corps et de l'âme, du vivant, de la conscience et de l'inconscient, et l'avenir appartient aux pays qui sauront les agencer avec le processus d'individuation psychosociale que ces pays sont, et c'est ce que l'Europe devra savoir agencer au niveau continental, ce par quoi elle devra, précisément, se continentaliser comme puissance symbolique, comme invention d'une nouvelle énergie libidinale autrement dit, comme ce que j'appelle le motif européen.