Le care au coeur.

Publié par sportnoy le 26 Juin, 2014 - 12:36
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Premières pages de mon opuscule publié aux éditions l'Harmattan

Le care au cœur

   Le care est au cœur de l’être humain. Notre être est d’abord relationnel avant de s’établir progressivement dans un corps-esprit séparé et un moi différencié d’autrui. Au départ de notre existence, l’autre, notre mère, nous est consubstantielle.

La vulnérabilité

   Différents auteurs désireux de rendre compte du besoin de care ont posé au premier plan de leur réflexion le constat de la vulnérabilité de l’homme et plus largement celle de tous les vivants. Fabienne Brugère a écrit par exemple : « Toutes les vies ont la même valeur si l’humanité se définit par la vulnérabilité », alors qu’elles ne se valent pas du point de vue des intérêts des puissants. Je souscris à cette approche première : c’est en reconnaissant la grande fragilité que nous partageons tous en vertu de notre humaine condition que nous pouvons nous éprouver frères, « tous logés à la même enseigne » ; sur cette lucidité peut alors se greffer notre volonté de veiller à ne pas nous faire de violences majeures, et celle aussi de nous porter soutien et secours lorsqu’il le faut.

 

   Tous les vivants mortels faits de chair et de sang sont vulnérables face à la maladie, la souffrance, les agressions violentes. Mais l’humain a des fragilités physiques et psychiques qui lui sont particulières. Pour beaucoup, elles tiennent à son immense besoin de protection dès sa naissance. Elles sont également liées à sa longue dépendance par rapport aux soins qui doivent lui être donnés pendant des années pour que sa survie soit assurée et pour que son évolution se fasse au mieux de sa prime enfance à son âge adulte. Un chien est adolescent à un an ; un humain l’est à 16 ans et il doit être soutenu encore plusieurs années par ses parents, jusqu’à ce qu’il finisse ses études et s’inscrive dans la vie en étant autonome sur le plan économique.

   Le petit d’homme naîtrait prématuré aux dires de certains, la raison principale venant de la bipédie adoptée par nos lointains ancêtres, laquelle aurait entraîné le rétrécissement du bassin des humains. De ce fait, les femmes auraient été obligées de donner la vie plus tôt afin que le bébé plus petit puisse sortir sans que sa vie soit menacée (et celle de sa mère aussi). Cette hypothèse d’une prématurité semble juste pour qui regarde un bébé aux premiers mois de son existence. Alors qu’il semble comme absent durant les trois premiers mois, d’un coup le voilà présent, comme si sa naissance au monde commençait là, à douze mois et non à neuf.

   Naissant au monde nu, sans poils, sans autonomie aucune, le bébé est ainsi totalement démuni. Cette vulnérabilité nécessite à tout instant une adaptation étroite de la part de ses parents. Donald Winnicott disait « une adaptation presque à 100%. »

 

 

L’adaptation, forme première du care

   Faisons un récit des premiers temps de la vie.

   Le bébé fait son entrée au monde. Sa mère vient de franchir les souffrances de l’accouchement, « cet enfantement dans la douleur » (comme il est dit dans la Bible) n’étant pas un vain mot. Prise dans la tempête déchaînée des contractions, souvent à bout de forces, attendant l’issue de son tourment, lui vient en tête parfois cette idée : « Si l’un doit y rester, ce sera moi… Il faut que cette nouvelle vie soit. » Aujourd’hui, la plupart du temps, les deux sont saufs. Elle est épuisée, vidée ; effectivement vidée puisque, d’un instant à l’autre, son ventre depuis neuf mois habité est soudain déserté, vide. Qu’importe ces sensations et le vertige existentiel qu’elles peuvent engendrer… L’enfant est né dans de bonnes conditions et en bonne santé : il a à peine crié, juste hoqueté lorsqu’on lui a coupé le cordon. Il s’est vite apaisé, plein de vernix, collé sur le ventre qu’il venait de quitter. Maintenant, la mère n’a qu’un souci : se consacrer à son petit qui est sous le choc de ce qui vient de se produire, de cette révolution soudaine bouleversant son existence telle qu’elle était précédemment établie. Elle devine qu’il lui faut être comme une matrice post-natale, pour envelopper et protéger du mieux qu’elle peut cette petite vie totalement vulnérable, complètement dépendante de ses soins. Cette obligation à laquelle elle se doit vis-à-vis de celui (ou celle) qu’elle a pris la responsabilité de mettre au monde ne fait que commencer. Même si leur attention protectrice est de moins en moins contraignante au fil du temps, père et mère  savent qu’il leur faudra consacrer beaucoup d’énergie à accompagner dans la sécurité le développement de leur enfant.

   La continuité d’existence d’un bébé qui vient de naître peut être qualifiée d’a-pulsionnelle. Tout le temps où l’enfant était dans la matrice, ses cellules et son organisme se développaient à une vitesse vertigineuse grâce aux nutriments qu’il puisait directement et de façon continue du corps de la mère via le placenta ; l’énergie et l’oxygène dont il avait besoin alors étaient tirés de ce flux d’échanges continus qui, indistinctement, devenait le sang le parcourant. La continuité d’existence a-pulsionnelle du nouveau-né, telle que je la conçois, est inextricablement liée à cette circulation énergétique, sans heurt ni rupture, qui le parcourt dans l’enveloppement liquide.

   Avec la naissance, en un instant, un nouveau type d’échange avec le monde s’impose au petit. La venue à l’air libre, la césure du cordon et la perte du placenta qui en résulte propulsent l’enfant dans un tout autre régime existentiel pouvant être nommé  pulsionnel. Séparé du corps de sa mère et de sa source intarissable d’éléments vitaux, le petit est livré aux affres du manque pour la première fois de sa vie. Séparation et manque vont de pair ; ils entraînent chez le bébé un vécu perturbant qu’il ressent sans doute comme une vague de tension-excitation menaçant sa continuité d’existence a-pulsionnelle. La pulsion c’est cela : cette vague de tension-excitation qui, avec le manque et la séparation, nous saisit dès la naissance.

   Durant toute notre vie, nous allons devoir concilier en nous ces deux énergétiques qui nous animent afin de conserver notre équilibre, ce qui implique de ne pas être débordé par les stress ingérables produits en nous par tout vécu nouveau. Tant que nous pouvons intégrer à temps en notre continuité d’existence le désordre engendré par l’éprouvé inconnu perturbant, nous ne perdons pas le sentiment de notre présence créative au monde. A l’inverse, si nous n’y parvenons pas, notre équilibre est menacé par la tension pulsionnelle que nous ne pouvons pas réguler suffisamment en notre continuité d’existence. Cette dualité énergétique, a-pulsionnelle et pulsionnelle, me semble être à la base de toutes les autres dualités qu’il nous faut parvenir à articuler dynamiquement pour ne pas être déchiré par elles, et donc pour nous retrouver sur nos bases existentielles et en notre équilibre.

   A quelque âge que ce soit, je me sens suffisamment bien dans ma peau lorsque les échanges avec mon environnement (qui ont leurs répercussions et donc leur pendant à l’intérieur de moi) se passent sans heurt ni blocage majeurs. Que ce soit les difficultés rencontrées, les problèmes de santé etc., tous les troubles engendrés en moi doivent n’être que passagers. En d’autres termes, pour que je ne sois pas débordée de tensions et d’angoisse, j’ai besoin de me rétablir assez rapidement en ma continuité d’existence, très liée à une sécurité et à un apaisement retrouvés. Tel un sang existentiel impalpable, une sorte de fluidité énergétique en nos échanges tant externes qu’internes est indispensable à notre santé ; mentalement, elle irrigue en nous un sentiment d’exister d’une façon libre, créative, en d’autres termes d’une façon non empiétée, et donc non soumise à l’environnement. Un stress trop éprouvant, lié à un désordre ou une violence qui perdure, va paralyser la fluidité de nos échanges énergétiques internes, provoquant symptômes et malaises divers, ce qui va affecter de façon nocive tant notre corps que notre psyché. De nombreuses médecines traditionnelles venant d’Orient visent en premier lieu à rétablir cette circulation de la continuité énergétique, laquelle dépend étroitement de la qualité de nos rapports à l’environnement et de nos relations intersubjectives.

 

   Revenons à la mère et à sa volonté de protéger au mieux son nouveau-né de tout ce qui risque de le heurter, alors qu’il est totalement étranger à cette vie hors de son ventre, et qu’il est encore, pour l’essentiel, indifférencié d’elle. Intuitivement, elle sait qu’il lui faut être presque parfaitement adaptée pour que les vagues pulsionnelles ne viennent pas perturber gravement son enfant. En ce souci d’être un « pare-excitation », elle se met à l’écoute de la continuité d’être du bébé, comme si elle se branchait sur le flux d’énergie qui circule en lui. Identifiée à lui grâce à cette empathie profonde, elle sait, presque comme si elle l’éprouvait elle-même, que le manque produit en son enfant un figement énergétique ou un débordement. Il lui faut donc vite donner à son petit les soins dont il a besoin, sinon le désordre pulsionnel risque de menacer son être. En ce sens, au regard de la continuité d’existence du nouveau-né d’abord a-pulsionnelle, le régime pulsionnel est potentiellement empiétant si la mère ne sait pas contenir pour lui les tensions-excitations trop fortes. A l’inverse, lorsque par ses soins et son attention elle sait secourir son petit comme il convient, la tension-excitation qui avec le manque l’a saisi va se calmer à temps, le flux de sa continuité d’être reprenant suffisamment vite son cours après avoir pu intégrer un segment de désordre minime. Cette nouveauté « digérée » est alors un « aliment » propre à faire grandir et progresser l’enfant à partir de sa continuité d’existence et de sa vitalité-créative. La pulsion n’est pas alors un danger mais une force de vie.

   L’amour de la mère en cette dimension profondément sympathique sait même être là, préventivement, dès les premiers mouvements de désagréments qu’elle perçoit chez son enfant et avant toute demande impérieuse de sa part. Présente et secourable, cette forme de l’amour maternel qui devance l’appel est comme un océan de confiance existentielle, déjà-là, qui nous porte assurément au monde. Démarrer notre existence terrestre en ayant le cœur irrigué de cette empathie profonde, via laquelle les êtres communiquent en quelque sorte par l’esprit, nous épargnera à l’avenir les pires terreurs de l’abandon ; car, grâce à cet amour reçu, nous nous sentirons participant de la création autant que tenus dans le flux d’une continuité transgénérationnelle. Ensuite, pour gérer nos conflits intersubjectifs, nous serons davantage portés au dialogue et à la compréhension qu’à la guerre.

   Emmanuel Levinas a nommé « miséricorde matricielle » cette intelligence sensible doublée d’abnégation dont peuvent faire preuve les parents. Grâce à ce visage de l’adulte penché sur lui, qui le regarde tant à l’intérieur qu’à l’extérieur pour deviner le secours dont il a un besoin impérieux, l’enfant éprouvera en son être l’humanité bonne qui le porte et qu’il porte. Conjointement, il pourra progressivement naître à son identité, commençant à se rassembler en un moi séparé et relié à l’autre tout à la fois. Puis il saura ensuite s’affirmer en son moi, un moi suffisamment aguerri face aux violences de la vie ; en d’autres termes, il aura la chance d’être suffisamment libre de créer son chemin d’individu séparé et différent.

 

   Retrouvons notre petit enfant et considérons plus avant l’adaptation qui doit toujours être là pour accompagner son autonomie naissante. Tout doucement la mère va ouvrir sa protection « presque parfaite », à mesure que l’enfant est capable d’intégrer progressivement les difficultés liées à la vie séparée. Soutenu de la sorte, il va pouvoir, à son rythme, aller vers l’autonomie, une autonomie vraie qui ne lui sera pas imposée de l’extérieur par la volonté pressante et autoritaire de l’adulte. A ce titre, les expériences de séparation et de manque qui font rupture avec le vécu établi et expérimenté précédemment par l’enfant sont des moments très importants : il faut laisser le petit les aborder lorsqu’il y est prêt, quand sa maturation le rend apte à en faire des conquêtes personnelles, c’est-à-dire lorsque ces expériences rencontrent son besoin de grandir. Par exemple, arrêter le sein, puis le biberon, se libérer des couches pour aller sur le pot ou aux toilettes, passer du petit lit à barreaux au grand lit, aller à l’école, etc. Certes, les adultes ne peuvent que proposer à l’enfant ces nouvelles expériences mais c’est à lui de décider, ses parents faisant marche arrière s’ils voient, à ses réactions, que certaines expériences sont prématurées. Ainsi le petit pourra cheminer de la fusion originelle à la séparation, en franchissant progressivement tous les stades d’évolution qu’il doit traverser à partir de son mouvement d’autonomie vraie.

   Respectée de la sorte par ses parents, la capacité active et créative de l’enfant va demeurer liée à sa vitalité-créative, à ses mouvements propres et à sa croissance tant physique que psychoaffective. Grâce à cet amour-respect le petit peut commencer à faire sienne cette condition humaine individuée dans laquelle il a été plongé par la force des choses. En d’autres termes, les avancées de son moi naissant, lorsqu’elles restent solidaires de la continuité de son être, s’accordent à son vrai soi1, assurant sa marche en avant vers une autonomie vraie. C’est ainsi que la vie peut devenir pour lui suffisamment amie. A l’inverse, toute séparation et toute conquête forcées font dévier sa maturation vers un faux soi soumis à l’environnement. Cet assujettissement à l’autorité de l’adulte fausse l’évolution de l’enfant, le dépossédant de sa participation libre et créative.

   Au contraire, grâce au care offert par ses parents, si l’enfant a eu la chance de pouvoir être à partir de soi, de son vrai soi, il pourra, plus tard, affronter heurts, dangers, conflits et tragédies liés à la condition humaine, sans être radicalement découragé ; il saura trouver à rebondir, à se rétablir en sa continuité et à repartir pour continuer de jouer sa partition de l’existence. Il parviendra aussi à rester suffisamment libre des influences et des séductions potentielles qui nous assujettissent et nous empêchent de créer notre chemin dans l’existence. Il trouvera à être à la fois libre et responsable, gardant en permanence le souci de la justice, de la solidarité et de la fraternité. L’être-pour-soi qu’il a eu la chance d’éprouver lui permettra conjointement d’être-pour-l’autre ; il saura allier ces deux données en son expérience.

   Avoir pu s’épanouir d’une façon suffisamment libre de l’emprise aliénante d’autrui (en premier lieu celle des parents) permet de considérer nos partenaires futurs comme une source d’enrichissement personnel potentiel, malgré les conflits liés à nos différences et malgré nos désaccords qui ne peuvent manquer d’être.

 

 

Refus de la vulnérabilité et de la dépendance

   Une fois posé qu’il est bien naturel et normal que la personne veuille durer et profiter de bonnes conditions d’existence, un problème demeure : pourquoi veut-elle toujours plus et le meilleur pour elle ? Pourquoi sont égoïsme omnipotent a-t-il une telle emprise en ses comportements ? Ses excès d’avidité, de pouvoirs, de possession sont à mettre en rapport avec sa grande vulnérabilité de naissance que nous venons d’examiner, et la longue dépendance qui s’en suit.

   Nous avons considéré combien le petit d’homme encore indifférencié de sa mère absorbe et s’imprègne de tout ce qui lui vient de son environnement en bien comme en mal. Cette perméabilité originaire qui demeure au plus profond de notre expérience est sans doute, à vie, source de la plupart de nos craintes et de nos défenses.

   Si l’homme devient facilement un intempérant de pouvoirs et d’absolus, c’est en grande partie par réaction à sa grande dépendance de naissance et à sa vulnérabilité qui ensuite continue de hanter son existence.Bien souvent aussi, il s’aveugle à coup d’illusions, d’idéalités en tous genres et se berce d’imaginaire toute-puissance. Sa condition aux prises avec le manque, l’incertitude et la finitude le fait aspirer à la perfection, toujours par réaction à l’imperfection. Ainsi, rejetant sa condition, refusant d’accepter sa vulnérabilité de vivant mortel, la personne n’hésite pas à dénier cette fragilité en ce qui la concerne, la projetant sur autrui (le petit, le faible), accumulant aussi pouvoirs et richesses pour assurer sa force. En ce déni, elle se vit très puissante et assurément indépendante ; pour justifier ses défenses, sur le plan idéologique elle pose comme certain que l’égoïsme mène le monde humain.

   Aujourd’hui, nous ne voyons que notre autonomie et notre liberté, et bien souvent nous sommes aveugles à notre besoin irrépressible de faire lien. D’où cet individualisme qui règne sans reconnaissance du relationnel existant en notre cœur source de toutes les interdépendances qui nous irriguent. S’il en est ainsi, c’est en grande part à cause de ce déni de vulnérabilité, défense que nous partageons tous. Ce déni est accompagné de clivages en tous genres qui tranchent d’abord au sein de notre nature double, dissociant notre être et notre ego, ce dernier seul nous représentant alors. Dans tous les champs, le clivage empêche les rencontres dynamiques des dualités qui nous animent et qui, de paradoxe ne paradoxe, font avancer la vie de façon féconde.

 

   Au niveau de notre ego, nous tendons tous à défendre notre survie et donc nos intérêts égoïstes. Nous nous croyons volontiers plus forts, plus intelligents que notre prochain, méritant de ce fait les privilèges dont profitent les dominants, les petites gens devant en être privés. L’humain en son besoin excessif de pouvoir est même allé jusqu’à mettre dans la bouche du dieu de la Bible, dans l’entête de la Genèse, l’invite à dominer la terre et tout ce qui s’y trouve. Bénissant les hommes, Elohîm leur dit : « Fructifiez, multipliez, emplissez la terre, conquérez-là. Assujettissez le poisson de la mer, le volatile des ciels, tout vivant qui rampe sur la terre. » En cet élan, nous avons pratiquement tout assujetti, y compris nos congénères.

   Et pourtant, malgré nos postures grosses d’omnipotence, inconsciemment, nous savons que nous sommes très vulnérables. C’est même ce qui nous fait redouter potentiellement au plus haut point les malveillances et les violences qui viendraient réveiller notre fragilité. Pour préserver notre intégrité physique et morale, nous préférons prendre les devants : niant notre fragilité, nous nos accrochons à tous les pouvoirs et accaparons tous les biens à notre portée qui nous semblent sources de sécurité.

   Afin d’assurer sa sauvegarde strictement personnelle, chacun cherche ainsi à dominer, accaparer, accumuler, privant et assujettissant les autres, pillant aussi l’environnement. Chacun veut se poser assurément en maître, contrôlant tant ses congénères que les richesses de la terre. Prendre le pouvoir et le garder, écarter ou écraser rivaux potentiels et concurrents sont autant de défenses érigées pour faire nos guerres fratricides. Asséner ses préjugés comme autant de vérités, établir ses positions subjectives doctement sans l’ombre d’un doute sont autant de « comportements boucliers » destinés à surtout nous protéger.

   Ainsi ego, pour établir sans cesse son pouvoir au détriment d’autrui, est prêt à toutes les guerres physiques, idéologiques, économiques, ses postures agressives et défensives les engendrant même. Adieu la paix et le care : les relations humaines sont alors rabattues et aliénées aux seuls rapports dominant-dominé. En ces rapports de pouvoir et ces rivalités fratricides, notre être relationnel, perméable, fragile, mortel est nié, et donc laissé à l’abandon. D’où les souffrances existentielles très propres à notre époque qui résultent de cet oubli de l’être.

   Il est incontestable que l’humain est parmi les vivants celui qui peut être le plus puissant (et de ce fait le plus destructeur) grâce aux performances de son intelligence servie par ses sciences et ses technologies. Et pourtant, s’il n’est pas dissocié et égaré par son imaginaire toute-puissance, l’individu sait sa fragilité. Il a beau être détenteur de grands pouvoirs et de richesses, il sait qu’une faille demeure en l’armure qui le laisse vulnérable. Quoiqu’il fasse, il reste un mortel. Revenant à la réalité, il peut lâcher son égoïsme défensif pour se comporter avec altruisme. Acceptant sa fragilité et sa condition d’éphémère, son être évolué envisage alors la vie de façon transgénérationnelle. Son être, à l’origine pur relationnel, le ramène au souci de l’autre et de la vie ; ego s’incline alors pour que le care revienne au premier plan des motivations profondes de la personne. Et lorsque à plusieurs nous partageons cet état d’esprit, la pérennité de notre monde commun en vient à faire transcendance, une transcendance née de la continuité d’existence individuelle qui sait se faire transgénérationnelle.

 

   Pour penser la notion de care, en premier lieu il importe donc de ne plus dénier la faiblesse humaine mais de la reconnaître, de rendre consciente notre immense fragilité en l’éprouvant et l’expliquant. Vivre dans le souci de l’autre et de la vie suppose de toujours garder une conscience de notre fragilité et une conscience active à respecter cette fragilité. Il nous faut savoir aussi notre immense crainte de vaciller sans recours et de tomber sans le secours d’autrui, cet état d’abandon pouvant nous laisser en certains cas totalement démunis, comme un tout petit empiété, désintégré en sa continuité d’être par manque de soins et d’amour. La violence et la méchanceté sans pitié nous font régresser. Ainsi meurtris, impuissants ou mis à mal à un moment critique de notre existence, une dépression majeure peut s’abattre sur nous. La terreur de cette dépression potentielle est ce que D. Winnicott a nommé la crainte de l’effondrement, peurque la plupart des gens portent en eux inconsciemment1. Sans amour, sans solidarité, notre être est mis à l’agonie ; telle est la dépression qui peut un jour nous affecter, transformant notre vie en enfer. Pour mieux comprendre l’éprouvé de cette agonie, je vous renvoie à deux textes : celui de Philip Roth intitulé Opération Shylock où il parle de la dépression qu’il a enduré vers la cinquantaine. Et l’ouvrage de William Styron intitulé : Face aux ténèbres.

 

   Le fait que le petit soit une éponge entraine qu’au cœur du plus grand demeure cette grande perméabilité à autrui. Adulte, en cas de régression, de violences physiques et/ou morales subies, nous pouvons nous effondrer, voire nous désintégrer, et ce d’autant plus si ces violences qui nous accablent sont causées par la malfaisance d’autrui. D’où la nécessité fraternelle de se donner du care, de l’attention, du soutien, de la compréhension, de l’amour

Le stade du souci

   Joan Tronto et Berenice Fisher avaient suggéré en1990 que le « prendre soin » soit considéré « comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous les éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. » Je souscrits pleinement à ces propos.

   Pour mieux comprendre notre besoin de care, expliquer ce que les psy nomme stade du souci s’impose, le care étant au plus profond de chacun souci d’autrui et de la vie.

   S’il reçoit les soins et l’adaptation nécessaires à sa très grande fragilité et à son évolution, le petit sur le chemin de son évolution psychoaffective en vient à traverser avec succès possible le stade du souci et à devenir à son tour donneur de care. Ce stade est aussi nommé position dépressive, stade de l’inquiétude ou stade de la responsabilité. Pourquoi ces appellations  multiples ? Toutes conjuguées, elles rendent bien compte de ce qui se joue à ce stade d’évolution. Arrivé à ce stade, le petit qui a été suffisamment aimé peut éprouver de l’inquiétude quant à ses actes, et par conséquent de la culpabilité par rapport au mal qu’il commet par égoïsme et omnipotence. Coupable, en vertu de son souci d’autrui, il s’efforce alors de réparer et, souhaitant être davantage responsable, il tâche ensuite de s’empêcher de recommencer en se surveillant.

   La position dépressive permet à l’enfant grandissant (et à l’adulte tout au long de sa vie) de sortir de son égoïsme pour accéder à la réalité partagée et à la tolérance vis-à-vis de la différence d’autrui. C’est même cette reconnaissance d’autrui qui signe cette évolution psychoaffective.

   Le premier accès à cette position dépressive se passe comme toujours d’abord avec la mère (ou avec la personne qui en fait office dispensant à l’enfant des soins constants) ; elle est la première partenaire avec laquelle nous jouons tous les aspects de la relation humaine, puisque c’est elle, le plus souvent, qui est à nos côtés en permanence.

   Essayons de comprendre en imaginant ce qui se passe à ce stade d’évolution. L’enfant, sous l’emprise du manque et de la pulsion qui le taraudent, voudrait satisfaire dans l’urgence son avidité en « dévorant » sa mère pour refaire en quelque sorte avec elle un corps dans corps fusionnel, comme à l’époque où il n’avait pas de manque et de séparation à vivre. Mais, en grandissant, le petit finit par constater que cette violence de son désir risque de détruire sa mère tendrement aimée ou en tout cas de lui nuire, puisqu’elle tend à l’éliminer en sa différence. Or, il aime cette mère qui, dans la réalité à laquelle il a maintenant accès, n’est pas double mais une : unique. Avant, il la percevait avec deux visages, selon qu’il vivait un moment a-pulsionnel ou pulsionnel. Plus encore, comme il projetait son vécu en elle, elle était la « méchante sorcière » qui l’excitait ou la « douce fée » qui le calmait, selon les moments qu’il traversait. Dans la réalité, hors de ses projections, elle n’est pas double comme dans l’imaginaire. L’enfant maintenant le sait. Nouvellement, il sait donc aussi que son avidité excessive va la mettre à mal, qu’il risque donc de la blesser, voire de la perdre alors que par ailleurs il l’aime tant lorsque ses soins et son amour enveloppant lui procurent un apaisement délicieux. Lorsqu’il comprend que la mère, objet de son excitation pulsionnelle, se trouve également être celle de son attachement tendre, l’enfant cherche à réprimer ses pulsions intempestives et son besoin d’emprise possessive. La culpabilité qui résulte de ces deux vécus rassemblés le rend triste, désireux de s’amender et de mieux faire à l’avenir. En d’autres termes, ce souci que le petit éprouve pour sa mère l’invite à tout mettre en œuvre pour apaiser le tourment qu’il a causé : par sa gentillesse il veut réparer ses méfaits précédents. La perception qu’il a de son « moi méchant » le désole d’abord ; mais, s’il est animé par le besoin de racheter sa faute, il peut traverser ce moment de dépression provisoire, grâce à sa culpabilité qui lui inspire un seul désir : réparer. Pour que cela soit, il importe ici que la mère (et ensuite tout autre adulte faisant fonction d’éducateur) sache recevoir les gestes de réparation de son enfant, au point qu’il ressente cette compréhension accueillante de l’adulte comme un pardon ; c’est seulement à cette condition qu’il peut supporter sa violence et sa culpabilité puisqu’elles ne sont pas irrémédiables mais porteuses, au contraire, d’une évolution heureuse des évènements, suivie de l’apaisement de son tourment.

 

   Enfant, c’est en nous individualisant plus avant que l’accès à la réalité nous fait renoncer progressivement à notre imaginaire toute-puissance et à tous les excès qu’elle engendre. Plus tard, c’est toujours par inquiétude et amour pour notre mère et pour nos proches que nous aspirons à poser des limites à notre égoïsme. Cette transformation potentielle de la faute en réparation est ce qui nous permettra, la vie durant, de ne pas être trop destructeurs, en nous arrêtant à temps sur la voie du mal que nous commettons pour donner, restaurer et construire en compensation des préjudices déjà causés. Entre culpabilité et souci, douloureusement, l’individu traverse la position dépressive ; il doit réemprunter ce passage délicat régulièrement, toute sa vie, à chaque fois qu’il lui faut se hisser hors du mal dans lequel invariablement son égoïsme l’entraîne.

   Le stade du souci fait renaître l’amour que notre être a reçu dans le relationnel originel à notre mère (ou son substitut), l’individu le restituant cette fois à l’autre bout de son développement personnel, une fois traversé et dépassé le mal d’omnipotence et d’égoïsme. Si nous devenons des pratiquants avisés du stade du souci, nous garderons en notre esprit toujours présent le souci du care, veillant, grâce à l’amour et par la compréhension de notre condition, à ne jamais perdre radicalement le courant spirituel qui nous tient à toutes les créatures et, par extension, à la création.

 

 

Avant le stade du souci

   S’il reste en deçà de ce stade de l’inquiétude, l’individu tend à stagner à la position paranoïde schizoïde en se complaisant dans des comportements immatures ; il fonctionne à la pulsion en étant tantôt charmant, tantôt odieux, selon l’humeur qui le gouverne ; et il impose à ses partenaires cette brutalité. Son moi fonctionne de façon dissociée, oscillant d’un excès à l’autre. Il peut passer de fusions idéalisatrices en rejets intolérants ; c’est pourquoi il peut être adorable et l’instant d’après insupportable, chaleureux et soudain glacé et indifférent. Il tend à séparer radicalement le bien du mal, le même du différent, l’amour et la haine, etc. Qui n’est pas collé à lui, à ses idées, à ses intérêts est perçu comme un ennemi et traité sans égards, voire rejeté de façon paranoïaque (parfois jusqu’à la destruction morale, voire physique en temps de guerre). En d’autres termes, il aime le même (que lui) et il devient parano si la différence d’autrui le menace trop. Un tel individu, au lieu de gérer l’ambivalence de ses sentiments et les dualités liées à sa condition imparfaite (aux prises avec le bien et le mal), les clive. Aussi, il adore ou déteste, projetant sur autrui les malaises qu’il ressent, comme si la cause de ses états était toujours externe et jamais interne. A l’inverse, contenir les dualités implique qu’en notre monde intérieur nous puissions mettre en rapport nos sentiments extrêmes d’amour et de haine (liés à la position paranoïde schizoïde), considérant qu’ils nous appartiennent en bonne part. Inspirée par des ressentis de culpabilité et de responsabilité, une volonté de modération alors nous accompagne. Nous ne sommes plus partagés et ballottés entre des attitudes extrêmes. Cela signifie qu’au lieu de rester des enfants omnipotents, fonctionnant de façon clivée et excessive, nous nous sommes élevés jusqu’au stade du souci.

   La plupart des adultes aujourd’hui s’en tiennent à des comportements infantiles irresponsables propres à la position paranoïde schizoïde. Mieux, ils s’en réclament ! Une certaine droite se veut « décomplexée », alors qu’il importe de toujours rester complexé quant à ce que l’on fait, se surveillant et se disant régulièrement : « Ai-je bien fait, ai-je mal fait » pesant ainsi ses actes en son monde intérieur avec une conscience impartiale qui reste guidée par le souci de justice. Il faut rester inquiet (stade de l’inquiétude) enseignaient déjà les Sages Chinois dès l’époque de Confucius. Le père d’Albert Camus lui avait laissé en héritage moral ces mots qu’il a précieusement gardé en lui vivants : « Un homme ça s’empêche. » Ca s’empêche d’être excessif, injuste, malfaisant, infantile, etc. Si je ne « m’empêche » pas en traversant régulièrement la position dépressive, je suis une « beauf » (l’équivalent féminin est à inventer) ni plus ni moins.1

   « Le beauf » en moi, c’est l’adulte qui oublie de l’être. La « beaufitude » est un signe d’immaturité. Cette dernière est normale chez l’enfant ; mais chez l’adulte, qui a un pouvoir que le petit n’a pas, elle peut être redoutable. Les comportements égoïstes, excessifs ou abusifs chez l’enfant en pleine évolution ne sont pas inquiétants : ils sont censés être en cours de changement vers une amélioration, l’éducation ayant pour vocation d’accompagner le développement psychoaffectif du jeune jusqu’au stade du souci. Mais ce qui caractérise l’homme est que cette évolution vers le respect et la responsabilité n’est jamais acquise définitivement. Adulte, chacun doit s’obliger en permanence à un travail d’auto-éducation pour déjouer sa tendance à l’égoïsme et à la domination abusive. En d’autres termes, le pouvoir trop grand que nous avons pris dans tous les champs lorsqu’il nous monte à la tête nous fait reperdre les acquis les meilleurs de notre évolution personnelle. Alors nous sommes ressaisis par une omnipotence infantile potentiellement nocive qui nous laisse en deçà du stade du souci.

(à suivre en lisant l'ouvrage...)




1
Vrai soi et faux soi sont deux notions que Donald Winnicott a apportées et développées dans l’œuvre écrite qu’il nous a laissée.

1J’ai spécialement traité ce sujet dans mon ouvrage intitulé : Tous fous - la catastrophe -

1J’ai écrit sur notre partie « beauf » dans l’opuscule intitulé : Réveillons-nous - s’indigner contre soi-même-