La dictature de la mesure

Publié par jballay le 4 Septembre, 2009 - 16:39
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RESUME

Le totem des temps modernes, ce n’est pas un symbole ou une divinité. C’est le Produit Intérieur Brut. Ce savoir, agrégé de façon abstraite dans la comptabilité et la statistique, tord le cou au réel et le transforme en une immense machine, laquelle est désormais utilisée partout et tout le temps. La comptabilité repose sur trois postulats fondamentaux: 1° on peut délimiter dans l'espace le champ des objets et transactions de n'importe quelle entité socio-économique; 2° on peut effectuer un découpage du temps en périodes identiques; 3° tous les faits et objets de la réalité sont quantifiables.

Objections: 1° Le découpage du temps constitue en soi un système idéologique, qui permet de rationaliser la servitude de l’homme contemporain. Cet habillage mathématique du temps, qu’instaure le calendrier comptable, est un instrument de pouvoir qui permet à la fois d’organiser rigoureusement le travail et d’arborer l’apparence de l’objectivité. 2° En fait, toutes les choses que l’on a mesurées en premier étaient simplement les plus faciles à mesurer, c’est-à-dire les réalités matérielles tangibles que l’on rencontre en abondance dans l’agriculture et l’industrie. Mais progressivement, plus on a voulu mesurer de choses, plus on a augmenté le nombre de choses qu'on mesure mal. C'est ce que j'appelle le "théorème de la divergence comptable".

La dictature de la mesure repose ainsi sur une fiction collective dont le principal mérite est d’être partagée par une communauté d’acteurs qui ne l’acceptent qu’en fonction de leur intérêt . On constate chaque jour davantage à quel point cette rationalité calculatrice profite à une minorité de plus en plus restreinte de privilégiés, tout en détruisant les ressources et en générant des crises de plus en plus dévastatrices.

 

Jean-François BALLAY[1]
Après trois décennies de quête hyperbolique du profit, d’optimisation financière, de chômage massif et de stress généralisé des salariés, on ne peut plus éluder le fait que l’entreprise, ce lieu d’accumulation du capital, est devenue à la fois insignifiante et aveugle : perte du sens et incapacité à se projeter au-delà du court terme sont ses attributs les plus partagés aujourd'hui. Il en va d’ailleurs désormais de même des autres formes d’institutions contemporaines - états et marchés en tête - progressivement soumises à la même loi de l’optimisation de l’utilité.
Nous avons rompu avec l’édifice moral proposé par Kant, qui nous donnait un repère "éclairant" pour décider de ce qui est inacceptable : lorsque les moyens sont pris pour des fins et que l’homme devient un instrument pour ses propres institutions, il faut refuser l’ordre établi. Hélas, ce précept encore empreint de métaphysique a fait long feu, depuis que les sciences humaines ont découvert que, malgré qu'on en ait, l'homme n'échappe jamais, dans toute société, à une forme ou une autre d'instrumentalisation. Dont acte. 
Si les fins imposées jadis aux hommes par leurs systèmes religieux étaient un moyen d’aliénation, celles que nous désigne aujourd’hui l’empire du Marché, avec le concours volontaire de l’État, sont des choses aussi abstraites et fictionnelles que le taux de croissance du PIB, le taux de rentabilité des firmes, et les montagnes de statistiques qui envahissent la sphère publique. Ces nouvelles divinités font des salariés/citoyens des pions du système, des objets d’échange marchand, des instruments de production, et des machines désirantes gavées par la surconsommation. C'est le règne de la perte de vue.
Un exemple, entre mille, de cette abyssale perte de vue : aujourd’hui, il est possible et normal de voir un navire affrété dans le port d’Amsterdam pour envoyer une cargaison de crevettes au Maroc à seule fin d’optimiser l’opération de décorticage. À l’heure où les réserves de pétrole s’assèchent inexorablement et où la pollution de l’air et des mers menace l’équilibre écologique, le volume des transports routiers, maritimes et aériens dans le monde augmente exponentiellement. Pourquoi ? Parce que chaque entreprise optimise ses coûts à court terme. Le coût de main d’œuvre pour décortiquer les crevettes en Europe est plus élevé que la somme du coût de transport en bateau et du coût de main d’œuvre marocain. La décision d’affréter, dans ces conditions, ne se discute pas.
Chaque individu, chaque firme, chaque nation optimise ses coûts à son niveau. Sans tenir compte de la réalité concrète, pas plus à l’échelle globale que locale. La plupart de nos décideurs sont occupés à établir des règles pour mesurer, (dé)réguler et contrôler/libéraliser les transports, les échanges, et les flux de marchandises; soit, mais dans le même temps on continue de négliger d'autres priorités qui ne peuvent plus attendre, au risque d'un effondrement rapide de cette civilisation : mieux équilibrer l'utilisation des ressources naturelles et favoriser une meilleure distribution des richesses à travers le monde. Au lieu de cela, c'est la poursuite effrénée des intérêts privés et nationaux qui continue de prévaloir, avec l'aide de la mesure et du calcul. 
Chaque fois qu’une usine ferme ses portes et met à la rue des travailleurs, les dirigeants donnent toujours la même explication : « il n’y a pas d’autre solution ». Et la justification de cette « solution » ? On la trouve dans une cascade de chiffres et de raisonnements, tous plus logiques et imparables les uns que les autres : « Le compte d'exploitation a montré que le résultat n’était pas suffisant pour les actionnaires ; que la concurrence ne nous laissait pas le choix ; que la productivité était bonne, mais insuffisante ».
Adieu donc à l'humanisme naïf, il va falloir trouver d'autres ruses contre l'idéologie de l'économie de marché. Peut-être en essayant de distinguer plusieurs formes d'instrumentalisation, notamment celles de la domination symbolique et de la domination comptable. Mon propos est ici d'examiner cette dernière, dans ses rapports avec la recherche de l'utilité et du profit, dont elle dérive.
La réalité s’efface devant la mesure
Des choses aussi abstraites que la productivité et la rentabilité sont calculées grâce à une impressionnante mécanique d’indicateurs, de programmes, d’instruments et de savoirs qu’aucun être humain ne peut aller vérifier dans le détail, ni dans leur réalité concrète. Cela dépasse l’entendement de chaque individu, de chaque citoyen. Les comptables et les dirigeants eux-mêmes n’en connaissent pas tous les arcanes et n’en maîtrisent nullement l’usage. Ils ne disposent que de tableaux de bord et de synthèses abstraites et déconnectées du réel. Le détail et la nature de toutes ces connaissances leur échappent complètement, de même que les conséquences de leurs actes. Mais ils ont entre les mains le pouvoir de décision et la rétribution sociale liée à leur fonction – ce qui justifie amplement de continuer sur cette voie.
Chaque fois qu’une entreprise gagne un nouveau client important, c’est, là aussi, une immense machine de savoirs qui s’est mise en route, pour analyser le marché, la position des concurrents, mettre au point des innovations techniques, ou développer un nouveau processus de production. Pour vaincre les concurrents et accrocher le client au tableau de chasse, le nombre de savoirs qu’il a fallu mobiliser est immense. Aucun individu n’aurait pu imaginer et concevoir tout seul l’ensemble de ce processus. C’est une alchimie obscure entre l’organisation du travail dans l’entreprise, l’implication des hommes, le capital d’argent et de techniques mis en œuvre, et les transactions innombrables sur le marché, qui a abouti au résultat. Cette obscurité est pompeusement nommée « complexité ».
Dans tout cela, l’individu n’est qu’un outil, asservi à l’intérêt anonyme des actionnaires. Le fait que Marx l’ait dit une fois pour toutes, et que cela soit devenu une tarte à la crème de l’économie politique ne retire rien à la triste réalité de ce constat. Pire, l’idée que l’individu n’est plus capable de rassembler en lui-même la connaissance de son outil de production, nous l’avons si bien incorporée, depuis 150 ans, que cela semble être devenu une fatalité inéluctable, indépassable. La comptabilité est censée restaurer la vue d’ensemble qui avait disparu. Mais ce n’est là qu’une douce illusion puisque ce n’est qu’une technique de plus.
Personne ne peut saisir mentalement, et encore moins évaluer, l’ensemble des opérations comptables qui permettent de passer de la réalité empirique du terrain à la synthèse abstraite des comptes de résultats. Là réside un problème de fond, qu’il faut considérer comme l’un des problèmes majeurs de notre société. Les mécanismes permettant de produire les synthèses constituent de fait un écran opaque entre les décideurs et les gens qui opèrent sur le terrain, dans l’usine, dans les ateliers, dans des agences commerciales.
Toute cette réalité, faite de chair, de travail, d’expériences humaines, est tout simplement réduite en fumée par le processus de gestion. Elle n’existe pas. Ce qui existe (pour les décideurs), ce n’est pas le réel empirique, ce sont les chiffres. La mesure prime sur la réalité. Selon le précepte du physicien Max Planck : « N’est réel que ce qui peut être mesuré ». La comptabilité a ainsi imité la physique, en appliquant de façon systématique le principe de la mesure, non pas sur des objets et des faits de la nature, mais sur l’homme lui-même, et sur sa production. Ce faisant, elle évacue l’homme en train de produire, avec sa sueur, sa volonté, sa connaissance, bref son humanité propre, et elle remplace cette réalité par un modèle : la mesure comptable.
Ce savoir qui se met ainsi en place aboutit à nier tout ce qui n’est pas mesurable. Ainsi, la part de créativité, de plaisir, de souffrance, de valeur symbolique, de sens et de non-sens, toute cette réalité empirique de l’activité humaine est évacuée en tant qu’elle n’est pas mesurable. De même, un enseignement, une invention, une œuvre artistique, ou une activité bénévole, ne peuvent exister pour la comptabilité, sauf à se transformer en pure valeur marchande.
Mieux encore (ou pire) : tous les effets non immédiats ou non mesurables des actions humaines, et notamment des actions de production et d’échange, sont évidemment ignorés par la comptabilité. Non pas que les économistes ignorent la réalité de ces effets (nommés « externalités » pour signifier qu’ils sortent du système des prix et de la mesure), mais on choisit pudiquement de les laisser de côté, jusqu’à ce qu’on trouve un artifice pour les mesurer d’une façon ou d’une autre. Ainsi, les marées noires, les impacts écologiques, les effets sociaux, positifs ou négatifs, comme le chômage, le suicide, la maladie, mais aussi le plaisir esthétique, le confort, la santé, tout cela fait partie des externalités. L'alternative est simple: soit on les néglige, soit on leur trouve une valeur quantitative (un prix, de préférence).
Tous ces aspects essentiels de la réalité n’existent pas, ou bien il faut les faire rentrer de force dans la mesure. C’est ainsi que l’on construit des modèles plus ou moins arbitraires, souvent abracadabrants, pour essayer, tout de même, de mesurer la créativité, la compétence, l’effort, la souffrance, le plaisir, la santé, la maladie, le chômage, la pollution. Cela aboutit à chiffrer des phénomènes aussi complexes, aussi singuliers, que l’apprentissage d’un écolier, la satisfaction d’un consommateur, le risque associé à une maladie, la perte d’un être humain dans un accident de voiture, la pollution de l’air et des mers, l’effet de serre...
Ce constat critique est loin d’être nouveau. Dans les années 1990-2000 des auteurs comme Dominique Méda ou Patrick Viveret ont longuement analysé ces imperfections comptables qui devraient normalement ruiner le système si d’autres intérêts, politiques et financiers, ne poussaient à le perpétrer envers et contre tout. Pour remonter plus loin en arrière, je ne résiste pas à la tentation de citer un auteur du 19è siècle qui, dès 1850, exprimait tout cela de la façon la plus claire et la plus percutante :
« Dans la sphère économique, un acte, une habitude, une institution, une loi n'engendrent pas seulement un effet, mais une série d'effets. De ces effets, le premier seul est immédiat; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne les voit pas ; heureux si on les prévoit. Entre un mauvais et un bon Économiste, voici toute la différence : l'un s'en tient à l'effet visible ; l'autre tient compte et de l'effet qu'on voit et de ceux qu'il faut prévoir. » (Frédéric Bastiat, Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, 1850, livre disponible sur l’excellent site canadien http://classiques.uqac.ca/classiques/bastiat_frederic/ce_qu_on_voit/ce_qu_on_voit.html)
Tout ce savoir comptable tord le cou au réel et le transforme en une immense machine, en utilisant la statistique et le traitement numérique pour se légitimer : on se contente de mesurer les écarts différentiels d’une année à l’autre, d’un mois à l’autre, et l’on prétend que cette information quantitative suffit à prendre des décisions politiques, sociales, économiques. La machine à calcul est désormais utilisée partout et tout le temps. Un savoir absolu et totalitaire domine et surplombe le monde. Même les cadres et les dirigeants ne sont pas à l’abri : quand les chiffres le montrent, ils peuvent, eux aussi, apparaître comme des parasites.
 
L’arbitraire de ce paradigme de la mesure est d’autant plus dangereux qu’il a fini par disparaître sous l’apparence d’une objectivité mathématique. Pourtant, tous les bons ouvrages de gestion rappellent que la comptabilité est un modèle, et qu’il repose sur des postulats et des conventions très précis :
« Le terme de principes comptables regroupe des postulats et des conventions. Les premiers sont formés des hypothèses de base qui définissent le champ de la représentation comptable. Les secondes sont des règles générales destinées à guider le préparateur des états financiers. Acceptés sans démonstration, les postulats ont un caractère de généralité plus grands que les conventions qui peuvent varier d’un pays à l’autre. »[2]
Les trois postulats fondamentaux de la comptabilité sont les suivants : 1° on peut délimiter dans l’espace le champ des objets et des transactions attribués à n’importe quelle entité socio-économique ; 2° on peut effectuer un découpage du temps en périodes identiques et universelles pour suivre l’évolution de ces objets ; 3° tous les faits et objets de la réalité sont quantifiables (ils ont par exemple un prix, un coût, une valeur monétaire, une date…), et, corrélativement, tout ce qui n’est pas mesurable n’existe pas aux yeux de la comptabilité.
L’arbitraire du système comptable
Le découpage du temps constitue en soi un système idéologique, qui permet de rationaliser l’insignifiance de l’homme contemporain. Chacun peut d’ailleurs en sentir quotidiennement les effets et il est inutile d’insister sur cette évidence. Je désignerai ce découpage comptable sous le nom de principe du calendrier[3]. Chez les Romains, le calendarium était le livre d’échéances, et les calendes désignaient le premier jour de chaque mois. Le calendrier est un système de gestion du temps : il subdivise en années, en mois, en semaines, en jours.
Cette mesure du temps produit à la fois de la division et du retour. La division rend chaque intervalle de temps non seulement comparable, mais rigoureusement identique à tous les autres. Chaque semaine équivaut à chaque autre. Chaque intervalle est affecté de la même valeur, et rien d’autre n’a plus de valeur que cette division-là du temps. La division calendaire rend le temps abstrait et impose son rythme, sa loi, ses contraintes, sa valeur à l’imaginaire social. Elle est par excellence, comme le disait Cornélius Castoriadis, « l’instrument institutionnel du pouvoir »[4]. Le pouvoir peut déployer toute l’organisation en fonction de cette subdivision du temps, et contraindre tout le monde à s’y plier. L’horloge et le compteur sont là pour enregistrer tout. De plus, la mesure calendaire produit du retour : le retour des échéances, à heure dite. Les calendes s’offrent à la vertu comptable. Le retour régulier de l’échéance est l’occasion d’un bilan. L’occasion de montrer à la face du monde ce savoir, qui prétend dire l’état du monde à cet instant là.
L’arbitraire de ce système du calendrier, au passage, est complètement escamoté. L’homme moderne l’a tellement bien intégré, incorporé, que cela lui semble être une donnée de la nature. Le système disparaît dans sa propre perfection mathématique. Où est le biais de ce système ? C’est un biais qui vient encore ajouter à l’insignifiance des chiffres que j’évoquais plus haut. Le biais est gigantesque et c’est ce qui lui permet d’être invisible : Qui donc a jamais prouvé que l’échéance comptable permet de rendre compte du réel ? Les théoriciens qui ont promu ce système s’en sont d’ailleurs bien gardés, à juste titre. Le seul fait que la valeur d’échange, déterminée par le système des prix, ne cesse de fluctuer en permanence et en tous lieux, cela fixe une limite épistémologique absolue à la signification d’un bilan comptable.
Cela n’empêche pourtant pas les comptables de prétendre corriger cet effet de fluctuation au moyen d’une convention qui laisse pantois par son hypocrisie : la convention dite de la juste valeur. Au moment du bilan annuel, on ré-évalue l’élément du passif ou de l’actif considéré, non plus à son prix d’origine (corrigé par le taux moyen de l’inflation), mais au prix réactualisé sur le marché au moment du bilan. Cela revient à dire : tout ce qui avait telle valeur à tel moment n’a plus aucune importance ; faisons table rase, seule la valeur conventionnellement adoptée aujourd’hui est la bonne. Ce qui hérisse l’honnête homme, ce n’est pas tant le souci de réactualiser, que cette façon tranquille de qualifier cette correction de juste. Comme si la valeur à l’instant du bilan annuel était plus objective, plus réelle, plus pérenne – plus juste – que la valeur lors du bilan précédent ou lors de l’achat !
Voici ce que disait Adam Smith lui-même, à propos de cette question de la fluctuation des prix, soulignant, dans cet extrait qui frise le comique, leur profonde insignifiance :
« Pendant le même temps, le prix temporaire ou acciden­tel du blé pourra sou­vent doubler d'une année à l'autre : par exemple, de vingt-cinq schellings le quarter, s'élever à cinquante. Mais lorsque le blé est à ce dernier prix, non seulement la valeur nominale, mais aussi la valeur réelle d'une rente en blé sont au premier prix, ou bien elles pourront acheter une quantité double, soit de travail, soit de toute autre marchandise, le prix du travail en argent, et avec lui le prix de la plupart des choses, demeurant toujours le même au milieu de toutes ces fluctuations. […]
Au même temps et au même lieu, le prix réel et le prix nominal d'une marchan­dise quelconque sont dans une exacte proportion l'un avec l'autre. Selon qu'une denrée quelconque vous rapportera plus ou moins d'argent au marché de Londres, par exemple, elle vous mettra aussi en état d'acheter ou de commander plus ou moins de travail au même temps et au même lieu.
Ainsi, quand il y a identité de temps et de lieu, l'argent est la mesure exacte de la valeur échangeable de toutes les marchandises; mais il ne l'est que dans ce cas seulement.
Quoique, à des endroits éloignés l'un de l'autre, il n'y ait pas de proportion régulière entre le prix réel des marchandises et leur prix en argent, cependant le marchand qui les transporte de l'un de ces endroits à l'autre, n'a pas autre chose à considérer que leur prix en argent, ou bien la différence entre la quantité d'argent pur qu'il donne pour les acheter, et celle qu'il pourra retirer en les vendant. […]
Comme c'est le prix nominal ou le prix en argent des marchandises, qui détermine finalement pour tous les acheteurs et les vendeurs, s'ils font une bonne ou mauvaise affaire, et qui règle par là presque tout le train des choses ordinaires de la vie dans lesquelles il est question de prix. il n'est pas étonnant qu'on ait fait beaucoup plus d'attention à ce prix qu'au prix réel. »[5]
Nous trouvons ici l’aveu explicite que la valeur d’échange (celle-là même qui figure au bilan annuel des firmes et au PIB des nations) supplante presque toujours la valeur-travail (et ne parlons pas de la valeur-beauté ou de la valeur-justice évoquées naguère par Gabriel Tarde…).
L’exactitude infinie de l’erreur comptable
Voilà donc une fiction collective dont le principal mérite est d’être partagée par une communauté d’acteurs qui ne l’acceptent qu’en fonction de leur intérêt immédiat, comme le dit explicitement Adam Smith. C'est peut-être compréhensible de la part de l’investisseur, qui ne raisonne que de cette façon, mais ce n’est guère acceptable au plan social, éthique, ou philosophique, lorsqu’on en vient à utiliser ces instruments, comme aujourd’hui, à des fins de restructurations, de délocalisations, de licenciements, et autres coupes dans la vie de millions d’êtres humains. Que les malversations, de plus en plus fréquentes, se fassent, de surcroît, sous le couvert de la raison, c’est là un avatar du calcul que l'on ne peut plus ignorer.
À tout cela, il faut encore ajouter un facteur aggravant : à l’époque où écrivait Adam Smith, le monde économique était infiniment plus stable qu’aujourd’hui. Des hypothèses comme celle de l’équilibre des marchés, ou celle de l’identité de temps et de lieu des échanges, sur lesquelles sont fondées toute la théorie économique (comme on le voit transparaître dans la citation ci-dessus), ces hypothèses ne sont que du vent, et n’ont jamais été vérifiées, ni même approchées, dans l’histoire économique moderne. Bien au contraire, puisque tout bouge de plus en plus. On voit ce qu’il en est de la prétention des gestionnaires à tirer la moindre signification d’une valeur comptable, et l’on peut gager que le pauvre Adam Smith, quand à lui, doit se retourner dans sa tombe...
Revenons donc au bilan comptable. L’échéance annuelle introduit une injonction de mesure à une date donnée. Une photographie est prise du cheval au galop. Et cette photographie prétend contenir la connaissance globale du cheval. Le bilan prétend nous dire ce qu’il en est de l’entreprise, ou de la nation, à la date où est prise la photographie. Et il est aussitôt comparé avec celui de l’année précédente. Tout le monde n’a plus d’yeux que sur cet écart, qui emplit les uns de joie, et fait frissonner de crainte les autres. Écart du bénéfice, écart de la croissance…
Mais tout ce qui a lieu sur des durées temporelles autres que les divisions mécaniques du calendrier, c’est-à-dire tout ce qui peut varier très vite, ou au contraire s’échelonner sur une longue durée, comme l’activité de recherche ou l’éducation, tout cela est soumis, de la même façon, à l’injonction du calendrier. Pour garder l’image du cheval, si la bête galope trop vite, la photo nous dira que c’est elle, la bête, qui est floue. On ne dira pas que c’est le système de mesure qui est faux, non, c’est le réel qui est flou.
Si les chercheurs ou les enseignants ne savent pas mesurer leurs résultats, et, qui plus est, le mesurer dans le langage du calendrier, c’est-à-dire en découpant leur production en tranches d’un an, alors on leur dira qu’ils sont flous. C’est-à-dire non productifs, non rentables. De façon symétrique, ce qui a lieu dans le présent réel, ce dont je parlais plus haut, le plaisir, la souffrance, la créativité, la parole, l’acte de travail en soi, tout cela, en tant que phénomènes instantanés, s’évanouit au fur et à mesure, et s’écoule dans l’oubli quand la matrice comptable déclenche son chronomètre. On oublie que le réel est toujours dans l’instant présent, on oublie aussi que les phénomènes se développent dans des temporalités infiniment variables, du très court au très long, et non dans la régularité mécanique et arbitraire du calendrier, non dans les mesures d’écarts, non dans les projections mathématiques.
Tout cela n’empêche pas les décideurs, les actionnaires, les analystes, d’ausculter le bilan comptable comme s’il était le réel. Mieux, quand ils comparent, d’une année à l’autre, la photographie, tout ce qui était flou l’année précédente peut bien continuer à être flou, car non mesurable. Ils ne le voient pas. Ils ne voient, pour leur part, que ce qui est exact, ils ne voient que les chiffres – et font comme si c’était le réel. Dans certains cas, ils concèdent qu’il peut y avoir des imprécisions. Mais pas plus. Dans leurs représentations mentales, le bilan donne une photo à peu près exacte. Ces êtres rationalistes ont perdu tout sens de l’intuition, de la perception du réel. Ils exercent leur pensée rationaliste dans une double fiction. La fiction de la mesure et la fiction du calendrier. Fiction qui produit autant de flou que d’exactitude. La comptabilité ne voit que l’exactitude qu’elle impose et ne voit pas le flou qu’elle provoque. Que ce flou puisse être énorme au point d’être aveuglant, qu’il puisse littéralement envahir la photo, la comptabilité continue à ne pas le voir. Elle continue à ne voir que ce qui est exact. Pas ce qui est flou. Non. Le cheval est flou sur la photo ? C’est donc qu’il est flou dans la réalité. Voilà comment raisonne la comptabilité et, au-delà, voilà comment fonctionne tout l’édifice de la politique économique basé sur l’usage des mathématiques.
Une exactitude qui fait des dégâts : plus on mesure de choses, plus on mesure mal
C’est comme cela qu’un premier ministre a pu naguère avoir le projet de vendre Thomson Multimédia à Daewoo pour la valeur d’un Franc. À ce moment-là du calendrier comptable et politique, Thomson Multimédia pouvait être estimé à une valeur de UN Franc. Et cela en toute bonne intelligence comptable. Ce qui était exact sur la photo avait pour valeur un Franc. Ni plus, ni moins. « Aux imprécisions de mesure près », comme on dit. Que Thomson Multimédia, sous la pression des journaux, de son personnel, et du peuple français, n’ait en fin de compte pas été vendu à Daewoo, c’est une sorte de miracle. Le réel a pu prendre le dessus sur la fiction. Cette fois-là. Ironie de l’histoire, si l’on peut trouver cela simplement ironique, quand Thomson Multimédia, quelques années plus tard, a fait un bond en avant et a vu son résultat comptable augmenter, puis sa valeur en bourse monter en flèche, alors la fiction aurait-elle été dépassée par la réalité, comme on dit ? Puis quand, quelques autres années plus tard, on a pu lire dans la presse les différents épisodes relatant les malversations du PDG de Daewoo à cette même époque, on se prend à un léger frisson en imaginant ce que ce dirigeant aurait pu faire de Thomson Multimédia. L’écrivain François Bon, à l’époque des faits, a mené l’enquête sur le terrain. Il a recueilli, lui, les témoignages du réel. Son récit, intitulé sobrement Daewoo, nous a montré la chair de ce réel. Ce flou que le premier ministre ne voyait pas sur la photo… On se prend à se poser la question : quoi de comparable entre l’exactitude du bilan et le flou du réel ? Une simple imprécision de mesure les séparerait-elle ? Ou plutôt l’espace abyssal qui sépare l’insignifiance du sens ?
Tout cet habillage mathématique du temps qu’instaure le calendrier comptable, c’est un instrument de pouvoir car cela permet à la fois d’organiser rigoureusement le travail et d’arborer l’apparence de l’objectivité. On peut comparer à l’infini tous les bilans du monde et prescrire tous les programmes de changement qui agréent les dirigeants : réorganisations, restructurations, acquisitions, externalisations, délocalisations, licenciements... Tout en parlant de « sincérité comptable » comme on l’a fait après l’affaire Enron qui a défrayé la précédente crise boursière...
Douce expression que cette « sincérité » qui souligne, en creux, un aveu vertigineux : il y a de l’humain dans cette affaire. La sincérité comptable est une éthique auto-proclamée : « Nous disons que nous avons sincèrement fait de notre mieux pour établir notre bilan ». Pourquoi tant de précautions oratoires ? C’est que, avant même de mesurer quoi que ce soit, il faut d’abord interpréter, puis, dans toutes les opérations de mesure, il faut encore interpréter, à chaque étape, puis, ayant achevé le travail de la mesure et clôturé le bilan, il faut, encore et toujours, donner à interpréter... Toutes ces interprétations, qui nécessitent beaucoup de sincérité, ont voulu passer sous un autre doux nom, qui est celui de créativité. L’affaire Enron a vu un amusant basculement de la sémantique comptable : les équipes dirigeantes sont passées de la créativité tous azimuts à la sincérité. Et que dire de la crise qui a éclaté à l’été 2007 ? Si la « sincérité comptable » n’a fait aucun progrès entre les deux crises et si elle n’en fera pas plus à l’avenir, c’est évidemment pour cette raison qui n’a rien de comptable : il y a en effet de l’humain sous tous ces chiffres… 
L’aberration de tout cela, qui nous plonge dans l’insignifiance, ce n’est pas tant le projet comptable de départ qui était, dans la tradition des Lumières, de mesurer un certain nombre d’activités productives en vue de créer des richesses, mais plutôt la généralisation absolue à laquelle l’homme en est arrivé aujourd’hui. Si la rationalité comptable est déjà discutable dans ses principes et si elle relève, comme on l’a vu, de l’institution d’un pouvoir, son application systématique et le fait de la déployer indéfiniment sans jamais revenir au point critique confinent véritablement à la folie irrationnelle. Car la comptabilité n’a pas cessé, tout au long de sa brève histoire, d’être appliquée toujours plus loin, avec toujours plus de détails, ceux-ci étant censés venir corriger les erreurs et les incertitudes précédentes. Jean-François Lyotard avertissait pourtant : « Il n’est pas vrai que l’incertitude, c’est-à-dire l’absence de contrôle, diminue à mesure que la précision augmente : elle augmente aussi.» [6] 
Autrement dit, augmenter la précision des mesures ne signifie nullement que le résultat global soit plus fiable. C’est un phénomène bien connu des automaticiens : un système peut très bien diverger, alors même que l’on s’évertue à augmenter sa précision. Ce phénomène de divergence signifie, pour le dire plus crûment, qu’on entraîne le système dans les décors. Or ceci est d’autant plus vrai dans le domaine des faits sociaux et économiques : tout mesurer ne signifie aucunement bien mesurer ! C’est même le contraire qui a lieu. Pourquoi ? L’explication est presque évidente.
Toutes les choses que l’on a mesurées en premier étaient simplement les plus faciles à mesurer, c’est-à-dire les réalités matérielles bien tangibles que l’on rencontre en abondance dans l’agriculture et l’industrie : produits de la terre, investissements dans les infrastructures de production, achats de machines-outils, approvisionnements en matières premières... Il s’en est donc suivi, très logiquement, que toutes les autres réalités que l’on a ensuite cherché à mesurer sont les plus impondérables et les plus incommensurables : les activités de services, l’éducation, la santé, le bien-être, la connaissance, l’art… Il reste encore le bonheur, l’amour, la mort... Où s’arrêtera-t-on ? On peut résumer ce phénomène sous la forme d’un théorème que je nommerai « théorème de la divergence comptable » :
En économie, plus on mesure de choses,
plus on augmente le nombre de choses que l’on mesure mal –
et donc, plus on prend de mauvaises décisions, plus on crée de problèmes.
Les économistes se sont enfermés dans un dogme : ils poussent toujours plus loin, toujours plus dans le détail, la logique comptable et, plus généralement, ce qu’il convient de nommer la raison calculatrice. Et plus l’angoisse monte, plus on mesure de choses pour se rassurer ; ce qui crée de nouveaux problèmes, et fait encore monter l’angoisse… Ce comportement collectif est devenu irrationnel et pathologique. Comment ne pas y voir un cas de névrose obsessionnelle, à l’échelle de la société tout entière ?
Une fiction qui génère du profit illimité
Pourquoi donc l’homme contemporain s’obstine-t-il ainsi dans l’erreur ? Pour une raison à la fois psychologique et idéologique. La première phase de la théorie économique moderne, fondée sur des raisonnements dans le domaine de la production matérielle, a donné des résultats tout à la fois palpables (création de richesse) et aisés à vérifier (scientifiquement). Cela a eu pour effet psychologique que la confiance dans cette démarche de rationalisation a grandi. Et puisqu’elle permettait d’augmenter les profits, alors on s’est mis à vouloir mesurer toujours plus de choses. La rationalité, dès lors pourvoyeuse de profit, est devenue une finalité en soi : tout mesurer, c’est se donner l’occasion de faire de l’argent indéfiniment. Mais cela a commencé à devenir sérieusement compliqué, car on s’est mis à vouloir vraiment tout mesurer, sans se préoccuper du sens que cela pouvait avoir. Nous en sommes arrivés, depuis déjà un bon moment, à un point où les résultats sont de plus en plus contradictoires : d’un côté, les profits poursuivent leur ascension, avec de sérieux à-coups et en suivant des « cycles » difficiles à interpréter et bien sûr jamais prévus correctement ; d’un autre côté, toutes sortes de problèmes sont apparus : destruction d’emplois, crises sociales, production d’artefacts souvent inutiles voire nuisibles, accidents technologiques et écologiques…
La machine est impossible à contrôler, mais elle possède cet avantage irremplaçable aux yeux des actionnaires : elle leur apporte toujours plus de bénéfices. Pour les dirigeants la valeur d’utilité du système comptable est peu à peu assimilée à une valeur de vérité : ce qui est utile aux hommes leur a toujours paru très vrai. Ainsi la mesure du taux de croissance est utile pour faire du profit, même si elle n’a plus grand-chose à voir avec la richesse réelle qui, au-delà de la satisfaction des besoins naturels, est essentiellement symbolique. L’idéologie de la croissance est devenue une croyance aveugle, faisant l’objet d’un culte irrationnel. En même temps, un seuil a été franchi, sans que l’on s’en rende compte : ce qui au début était effectivement une démarche raisonnable – mesurer des réalités matérielles – a basculé dans l’irrationnel quand on a cru pouvoir mesurer de la même façon les réalités immatérielles. Les instruments de mesure ont beau avoir été perfectionnés, sophistiqués à l’extrême, cela ne rapproche pas la mesure de la réalité, mais au contraire l’en éloigne inexorablement.
Ce phénomène se voyait très bien à la lecture de l’un des plus célèbres gourous du management, à la fin du 20ème siècle, Peter Drucker. Dans son livre « L’avenir du management », best seller outre-Atlantique et en Europe, il constatait que la comptabilité analytique a montré ses limites ; mais, au lieu d’en rester à cette position critique, voilà qu’il vantait les mérites de nouvelles méthodes de comptabilité[7], censées donner une vision plus globale de l’état de santé de l’entreprise. En fait de globalité, on cherche à évaluer des choses aussi impondérables que les activités de services et, de façon générale, les diverses formes d’activités intellectuelles. La divergence opère à plein régime. On perd de vue l’essentiel : si les choses matérielles étaient déjà difficiles à comptabiliser, c’était parce que la valeur est un problème, non pas financier, mais philosophique ; elle ne se confond jamais avec un simple prix d’achat ou de vente.
Qui peut prétendre connaître et déterminer la valeur d’une activité de service ? Est-ce le prix que le client « moyen », défini comme moyenne des comportements sur le marché, est prêt à payer pour en bénéficier ? En tant que valeur d’échange, elle est si variable selon les contextes qu’elle n’a aucune signification générale. Et que dire des connaissances ? Leur valeur est symbolique, elle ne peut se réduire à un simple prix. La validité, la cohérence, l’intérêt et le plaisir intellectuel que peut procurer le savoir, les applications pratiques auxquelles il donne lieu n’appartiennent pas au règne de la quantité. De plus, tous ces phénomènes varient en permanence suivant les contextes, les personnes, et les moments. Attribuer un prix à une activité intellectuelle ne prouve donc strictement rien. Ce prix ne donne pas le début d’une approximation de la valeur ; il n’a aucune signification, aucune légitimité, et aucune stabilité, ni dans l’espace ni dans le temps. Tout cela n’empêche pas le monde des affaires de prêter foi en un système de mesure absolutiste qui prétend quantifier toutes choses, y compris les plus impondérables… Phénomène de secte ? Nos descendants jugeront.
Du reste, j’y insiste encore une fois, les pères de la comptabilité nationale étaient bien conscients des limites de leur technique, et ils avaient l’honnêteté de le dire. Ils n’ignoraient pas que la raison et l’intuition sont toutes deux aussi nécessaires à ce que les Lumières appelaient l’entendement. Mais leurs successeurs, et la cohorte des décideurs qui fondent aujourd’hui leurs décisions sur ces montagnes de chiffres aussi opaques qu’insignifiants, semblent l’avoir oublié. Pourtant, tous ces gens ne sont pas stupides. Certains sont très conscients de tout ce que j’ai évoqué ici.
S’ils continuent à jouer ce jeu de la rationalité calculatrice, c’est qu’ils ont une forte motivation à le faire : ce jeu, encore une fois, n’est pas une quête de la vérité, mais une recherche de l’utilité. Il peut bien être absurde, faux, et insignifiant, il a un mérite immense, presque infini : il est utile pour faire de l’argent. Il permet d’organiser le travail, de faire rentrer l’activité productive dans la matrice du Nombre : chaque travailleur doit se plier à ses exigences – temporalité des tâches, injonction de mesurer son temps, ses gestes, ses résultats. Tout ce qui ne se mesure pas est nié ? Tant pis. On fait avec. Il y a toujours un certain nombre de choses qui se mesurent, avec un peu d’efforts, d’abnégation et souvent de tricherie. Tout cela occupe le devant de la scène. Cela devient la réalité officielle. Et c’est ce qui permet de planifier, d’évaluer, de réguler, de diriger. Toute l’économie se structure, s’organise, se régule de cette façon.
Plus on cherchera une hypothétique précision de mesure du PIB, plus on étendra la rationalité calculatrice à tout et n’importe quoi, et plus nous vivrons dans la fiction. Plus on acceptera d’aligner les décisions politiques sur des chiffres aussi irréfutables[8] qu’insignifiants, plus le monde se rapprochera du chaos et de l’effondrement. Nous en percevons déjà les manifestations, notamment dans les impacts sociaux et écologiques de l’activité économique. Mais continuons, au nom de l’insignifiance de la mesure, à prendre la fiction pour la réalité. Il semble bien que l’Homo comptabilis ne soit plus qu’un ectoplasme cartésien, qui s’acharne à vouloir mathématiser le monde de bout en bout, au prix de la perte de contact avec la réalité.
Descartes lui-même ne savait-il pas déjà que la mathématisation du monde supposait que l’on renonce à la connaissance du réel au profit d’un monde imaginaire ? C’est ce que disait très clairement Ferdinand Alquié, ce cartésien éclairé qu’on ne peut soupçonner d’irrationalité : « Descartes a très vite l’idée que, pour rendre le monde mathématisable, pour rendre la vie mathématisable, il a fallu remplacer le monde réel par un monde imaginaire, et qu’il a fallu remplacer l’homme vivant, l’homme réel, par un homme imaginaire, par un homme pouvant répondre aux conditions de notre connaissance.[9] »

N’est-ce pas là exactement le programme de ce qui s’est déroulé ensuite, et dont l’aboutissement est l’application effrénée des mathématiques dans le domaine économique ? La Méthode ne concernait, certes, que la science et la métaphysique, mais en ouvrant la porte de l’âme humaine pour livrer celle-ci à la vérité mathématique, Descartes a tout de même ouvert une boîte de Pandore, et l’on peut se demander ce qu’il en penserait aujourd’hui... L’antique recherche de la vérité a bel et bien été remplacée, de nos jours, par une mathématisation illimitée, dont la fiction comptable est l’ultime avatar. C'est ainsi qu'en croyant mesurer le monde nous nous sommes soumis à la démesure.

 

 


[1] Ecrivain, de formation ingénieur, ayant une longue expérience du monde de l'entreprise, auteur d’essais sur l’économie de la connaissance, par ailleurs praticien du théâtre et titulaire d’un master en arts du spectacle
[2]Bernard Esnault, Christian Hoarau, Comptabilité financière, PUF, 2004, p 113
[3] On le désigne aussi sous le nom du postulat de périodicité.
[4]Castoriadis Cornélius, L’institution imaginaire de la société
[5] Adam Smith, La richesse des nations, [1776], GF-Flammarion, 1991, p 106. J’ai indiqué en italiques dans cet extrait certaines phrases qui posent des hypothèses clés pour la théorie économique, et dont on attend, depuis 250 ans, qu’elles se vérifient dans la réalité …
[6] Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, éditions de Minuit, 1979
[7] En l’occurrence la méthode activity-based costings, ou du coût par activité.
[8]Je me réfère ici, bien sûr, au principe de réfutabilité qu’a proposé Karl Popper pour décrire les connaissances scientifiques. Sont irréfutables, en ce sens, aussi bien les discours dans les domaines comme l’astrologie (marchande) et autres croyances populaires… ou l’économie et la politique… les Sophistes l’avaient déjà très bien compris.
[9] Ferdinand Alquié, Leçons sur Descartes, p 66