De quelques nouvelles possibilités

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DE QUELQUES NOUVELLES POSSIBILITÉS HISTORIOGRAPHIQUES

 

 

            I. Dans La raison dans l'histoire, Hegel montre que si l’histoire constitue une structure événementielle originale et un processus d’événementialisation spécifique, à savoir un événement qui est critique par nature, qui ouvre une bifurcation, qui ne se retourne pas sur lui-même dans cette circularité frappante de la société an-historique, ou de « l’histoire lente » au sens où l'entend Levi-Strauss, cela ne peut être que dans la mesure où l’historien, qui vient commenter l'événement, le redoubler, et le constituer à proprement parler du même coup, apparaît non pas après l’événement, mais comme l’événement lui-même - ou comme son « essence ». L'événement historique se constitue bien sûr hors de l'historien, indépendemment de lui, mais en même temps il faut que l'historien puisse être déjà là pour le ré-citer à la manière de l’histoire, d’un récit qui atteste, d’une certaine économie du témoignage : il n'y a pas d'historicité sans Hérodote.       Or, à ce point de la réflexion, Hegel est aussi celui qui ouvre la question de l'alphabet. Il n’y a pas d’historicité sans historio-graphie. Je me suis posé très tôt la question de la constitutivité de l'écriture dans l'histoire. C'est pourquoi  je ne crois pas qu’il y ait d'histoire mésopotamienne : la raison et l'histoire arrivent ensemble avec l'écriture alphabétique comprise comme technique d'enregistrement très singulière, très économique, support fondatif de l’économie du témoignage et de l’attestation historique. Lorsque je lis aujourd'hui un énoncé grec à Athènes ou à Delphes sur une stèle ou un monument quelconque, j’y accède à la lettre : dans sa littéralité, c’est à dire absolument comme le citoyen grec qui est arrivé immédiatement après sa gravure dans le marbre a pu le lire. C'est  cette communauté de lecture  qui ouvre la possibilité de l'événementialité historique. Les Grecs sont dans l'histoire parce que je peux  les lire. Ils sont de ce fait dans une proximité absolue avec moi. À l'inverse, si j'ai en main des tablettes cunéiformes mésopotamiennes, je ne suis pas dans cette proximité. Pour pouvoir déchiffrer une tablette cunéiforme, il faut disposer d'un ensemble d'éléments de contexte que seul un mésopotamien pouvait avoir et qu'un archéologue ne reconstitue que dans des conditions assez acrobatiques, qui font justement appel à toute cette compétence d’experts que constitue l’archéologie. Pour lire Hérodote ou Thucycide, je n’ai pas besoin d’être expert en histoire, pas plus que pour lire les Mémoires  de Charles de Gaulle. Jean Bottéro a ainsi montré qu'un énoncé mésopotamien est toujours ambigu, non pas au niveau de son sens - ce qui est pratiquement le cas de tout énoncé -  mais au niveau de sa signification. La signification d’un écrit grec n'est pas ambigüe : quand je lis dans Platon ce qu’a dit Socrate, j'accède pleinement à cet énoncé qui n’est ni plus ni moins transparent sur le plan de sa signification et problématique sur celui de son sens que si j’entendais Socrate me parler en chair et en os.

            L'événementialité historique est constituée par la grammatisation de la langue, ce qui implique une possibilité d'enregistrement exact de la parole qui devient du même coup une langue au sens grammatical (comme il y a une histoire au sens de l’historien) : une langue dans laquelle s'élabore un rapport critique à l’énonciation. Ce n’est que dans l’établissement d’un tel rapport que je peux comparer des sources, les ramener à une règle générale, les subsumer sous un concept, énoncer un jugement, asserter et attester, bref : critiquer.

            La technique de l'écriture est constitutive de l'activité de l'historien aussi bien que de celle de l'homme historique, c'est à dire du citoyen. L'histoire est la mise en crise du temps ou le temps comme crise, c'est la possibilité pour la collectivité de se constituer un espace public dont les lois sont objet de débat parce qu'elles sont simultanément identifiées et prise dans un processus d’altération et de différenciation quasi-infinies par le fait de leur publicité. Vernant et Détienne ont montré depuis bien longtemps quelle formidable "machine à écrire" est la cité.

            Si l'événement en général est un fait relaté, l'événement historique est la construction d'un récit qui se soumet aux obligations critiques à la fois rendues possibles et requises par son enregistrabilité sripturaire littérale : un fait ne donne lieu à récit qui devient événement qu'à la condition d'être inscriptible sur des registres de récits qui énoncent des règles de véracité et sur lesquels il enchaîne, proposant de nouvelles règles, bouleversant parfois les règles précédentes, mais sans jamais les ignorer : l’histoire est explicitement accumulation.

            Ne participent à la vie historique de la communauté que ceux qui sont affectables par la littéralisation des énoncés : soit directement parce qu'ils savent lire et écrire, soit indirectement parce qu'ils ont des lecteurs qui viennent transcrire pour eux. Ne peut faire événement historique que ce qui est accessible dans la littéralité de son passé (qui peut être immédiat ou lointain),tout accès à la littéralité étant lui-même cadré par la littéralité du droit : la citoyenneté ne peut interpréter les événements qu’en fonction d’un tel droit, et l’histoire est toujours en quelque manière la recherche d’une loi de la loi, d’une nécessité du devenir des lois, d’un droit au-delà des droits ou d’une sorte de justice, qu’on ose appeler parfois le sens de l’histoire.

            Ce qui se pose au niveau du juge ou de l'historien se pose d'abord au niveau du citoyen. Il n’y a historicité de la cité grecque que dans la mesure où il s’agit d’une cité, précisément, c’est à dire d’un espace littéralement public et du même coup citoyen, un espace qui est aussi un temps collectif, le temps de ce que Hegel nomme le « nous » en tant qu’il est originairement capable d’accéder à la lettre de sa loi et de son passé, la jurisprudence. L’histoire est une modalité de la mise en trace de tout ce qui se passe dans la cité qui constitue la cité en tant que telle, en tant que « nous » et que « pour nous ». En ce sens, les citoyens d'Athènes sont lecteurs et producteurs de traces écrites.

            César fait la guerre en Gaule. Puis il raconte l’histoire de la guerre des Gaules. La guerre des Gaules  est finalement lue dans l'Empire : l'Empire est en partie constitué par cette lecture, du moins l’empire de l’époque de César. L'écriture de La Guerre des Gaules est le geste le plus impérial dont un souverain puisse rêver; ce sont bien sûr ses conquêtes qui font Jules César pour nous aujourd'hui, mais précisément, nous connaissons ces conquêtes d’abord par le récit qu'il en a fait : il a produit l'archive de lui-même. Or, César est déjà dans la culture de l'écriture par la manière dont il fait la guerre : ses buts de guerre sont surdéterminés par leur registrabilité, y compris et d’abord sous les formes d’un droit et d’une administration. Si César ne fait certes pas la guerre en pensant à son destin d’écrivain ni pour pouvoir écrire La guerre des Gaules , la guerre qu’il mène vise aussi la possibilité d'écrire La guerre des Gaules : la vraie guerre des romains, c'est le droit romain.

            La technique d'inscription du fait qui permet l’élévation de ce fait au rang d’événement est déjà présente dans la construction du fait, avant même que celui-ci se déclare être événement par son écriture. Aussi l'écriture induit-elle l’illusion d’une séquentialité telle qu’il y aurait d'abord le fait, puis l'engrammage qui le transforme en événement, puis la réception de cet engrammage au moment de laquelle l'événement deviendrait à proprement parler l'événement complet. Or ceci donne à croire que l’on peut trouver le fait brut à la source de l’événement avant le processus de son événementialisation, ce qui est une illusion : ce fait « brut », nous ne pouvons le trouver qu’après-coup, il ne peut donc jamais être un pur fait, il est toujours déjà devenu un événement. Bien sûr, nous devons poser néanmoins qu’il y a de la factualité avant l’événementialité. Mais elle est en quelque sorte idéale, reconstituée : ce n’est qu’une factualité de synthèse. Et ceci tient aussi au fait que le fait nous est donné par la technicité de sa registrabilité.

            Ceci, je l'appelle la différance de l’histoire, empruntant le mot à Derrida, ou encore le différé où le nous hégélien est un pour-nous. L'histoire engramme en temps différé, est lecture en temps différé. Cela aussi vrai pour l'historien que pour le citoyen. La différance désigne une conscience du temps après coup ; elle suppose un appareil de réinterprétation offrant la possibilité de revenir avec le temps de la réflexion, que ménage le temps de l’histoire précisément comme diffèrement. Une telle opération est absolument impossible sans la structure de l'écriture qui permet de mobiliser des énoncés très lointains et de les interpréter en fonction du contexte d'aujourd'hui. Le citoyen est habité par la possibilité de la mise en crise de son passé, c'est à dire par la possibilité de la projection de son avenir, dans la mesure où il est intimement grammatisé dans les moindres recoins de ses flux de conscience, c’est à dire aussi bien dans la mesure où il mobilise un mode de pensée analytique - même s'il n'écrit pas : il pratique sa langue depuis une compétence grammaticale qui fait que lorsqu'il ne fait encore que parler, il écrit déjà. Il écrit comme il respire. Et il parle comme un livre. Ce n’est qu’ainsi que citoyenneté et historicité constituent « l’intériorité » du sujet de l’histoire.       

            Ce temps critique est ouvert à l'improbable. Il n'est plus dans la fameuse répétition des cycles des sociétés dites an-historiques, où tout revient toujours dans l'éternel retour du même. Si le temps primordialement circulaire devient ainsi linéaire, cette linéarité n'est pourtant pas une simple ligne : c’est une flèche, un vecteur qui conduit vers l'inconnu. Une ligne qui est peut-être finalement une courbe, et comme un morceau de la fameuse spirale de Vico. Comment ne pas se poser cette question au moment où se nouent les trois anneaux de l’année, du siècle et du millénaire, où la « flèche » du temps paraît tout à coup suspendue en l’air et comme médusée par son triple reflet ? (Et à cet égard, n’est-il pas ridicule de ratiociner sur la question de savoir si ce noeud se serre autour du zéro de l’année 2000 ou du un de l’année 2001 ? Ces débats de pseudo-spécialistes ne témoignent-ils pas de la pauvreté dans laquelle est encore la conscience scientifique moyenne quant à la question du temps ?).

            C’est en cela qu’il est peut-être non seulement possible mais nécessaire de parler aujourd'hui, avec prudence et au moins par hypothèse, de la fin d'une première grande partie du livre de l'histoire, sinon de la fin de l’histoire. Cette affirmation, qui ne va évidemment pas du tout dans le sens de Fukuyama, est possible si l'on admet que l'histoire s'écrit dans l'après-coup du temps différé de l'écriture alphabétique.

 

            II. Depuis le XIX° siècle et la révolution industrielle, la structure de la construction de l'événement historique est entrée en crise parce que de nouveaux registres d'inscription sont apparus, supports d’une événementialité extrêmement différente dont on n'a pas forcément très bien senti la singularité au XIX° siècle parce que cette nouvelle registration n'était pas encore pleinement accomplie. Elle était tout juste en train de se mettre en place - avec les inventions du télégramme, du phonogramme, du photogramme, du cinématogramme qui ne déroulèrent tous leurs effets qu'à partir du moment où ces modes d'enregistrement se connectèrent avec des modes de diffusion en direct, à savoir les grands médias de masse de la radiodiffusion par les techniques hertziennes. Les linéaments de ce qui ne déploie pleinement ses effets qu’en ce moment même, à l’aube du XXIè siècle, se mettent en place au XIX° avec l'apparition de ces nouvelles techniques d'enregistrement que sont les techniques analogiques : il s’agit de techniques d'enregistrement exact au sens établi par Bazin dans Qu’est-ce que le cinéma ? (la fameuse objectivité de l’objectif) qui engendrent un effet de réel déclenchant lui-même un effet de croyance qui va notamment modifier fondamentalement le rapport entre l’Europe (celle dont parle Valéry dans les Variétés ) et le reste du monde. Je considère ainsi que l'Amérique a été découverte par l'Europe à partir du moment où a été déposé au fonds de l'Atlantique un câble télégraphique qui permettait la communication à distance en temps réel non seulement de dépêches écrites, mais aussi de clichés photographiques, avec la technique du bélinographe. Avant, l'Amérique n'était pour les européens qu'une chose mythique.

            Les effets de présence phonographique et photographique vont transformer la nature de l'événement de manière décisive avec les techniques de transmission hertzienne de la radio et, de manière plus importante encore, de la télévision. Alors que la technique orthothétique d'engrammage de l'écriture (c’est à dire qui pose exactement) semblait maintenir une séquence telle qu'un fait a lieu, qu'ensuite il est engrammé par un récit écrit, qu'enfin il est lu par des lecteurs, l’événement étant alors le temps différé du fait, la radio et la télévision mettent en place un dipositif de captation analogique dont la saisie est transmise immédiatement, pendant que ça a lieu. La « différance » est en quelque sorte occultée par l’immédiateté de la transmission, au point que l’on peut se demander s’il y a encore trans-mission. Dans l'époque littérale de l'histoire, celle-ci ne fonctionne que parce qu'elle s'écrit dans l’après-coup de l'événement, tandis qu'à la radio et à la télévision, et à présent, avec l’internet, selon de nouvelles modalités, l'événement ne peut être saisi qu'au moment où il a lieu. Cette transmission en direct modifie totalement l'événementialité puisque disparait le temps différé du retard structurel qu'avait nécessairement l'événement sur le fait, retard qui créait l'illusion nécessaire, légale et régulatrice qu'il y avait séquentialité, et donc différence entre le fait brut et l’événement relaté. Comme le dit Pierre Nora, il en résulte un "court-circuit" du temps de l'événement historique tel que la communauté des historiens avait pu le connaître : l'événement arrive désormais pré-constitué, pré-digéré, avant que le travail du temps (c‘est à dire de l’histoire, c’est à dire de l’historien) ait pu se faire, avoir lieu , c’est à dire aussi donner lieu . D’où ce sentiment d’éternel non-lieu dans lequel nous laissent de plus en plus les médias. Le temps différé et comme différance est rattrapé par le temps dit « réel ». Ce que Nora analyse comme effets de la suspension du travail du temps fonde une nouvelle événementialité que produit une machine à fabriquer le temps.

            Dans le cas des techniques analogiques que diffusent les industries de programmes telles que la radio et la télévision, il y a coïncidence entre la saisie et le fait qui devient événement à la fois parce qu'il est capté dans cette coïncidence photonique ou phonographique qui permet de figer un spectre de fréquences lumineuses ou sonores, soit sur le papier argentique, soit dans la cire, et dont résulte par exemple ce que Barthes analyse comme le ça-a-été de la photo, et parce que cette captation est diffusée pour des masses de consciences qui s’ent trouvent destinatrices simultanément, et parfois sans délai, immédiatement, « en direct », le tout étant sélectionné et programmé par des chaînes de diffusion où s’enchaînent des « programmes » qui constituent un flux temporel collectif dont rfésulte aussi bien une nouvelle « conscience » collective de temps. Le direct n’est pas permanent (même s’il fut d’abord le mode de fonctionnement unique de la radio puis de la télévision), il peut insérer des éléments réalisés « en différé » ou « en faux direct », et le direct lui-même est un choix de cadrage, de caméras, d’enchaînements dont l’art consiste à faire en sorte que le flux temporel donne l'illusion qu'il est l'événement-même. Lorsque Jacques Chirac prononce un discours d'une heure, ce discours est enregistré puis coupé et monté en régie pour produire un extrait d'une minute-trente : pour l'auditeur ou le téléspectateur, cet extrait devient le discours lui-même.

 

Cette machinerie de fabrication de la croyance et du temps s'appuie donc d’abord sur la coïncidence temporelle entre l'événement et la saisie de l'événement, et d’autre part sur la transmission en direct qui a pour conséquence que les gens qui assistent à l’événement font du même coup partie de l'événement lui-même : l’événementialité de l’événement devient dès lors mesurable par l’audimat. C’est une conception très particulière de l’événementialité, cependant, que celle qui considère qu’il peut être quantitativement mesuré, et non plus que son essence est qualitative et sans mesure. Quand les footballeurs français jouent au stade de France pour la coupe du monde, ils savent très bien qu'ils ne jouent pas devant les 20 000 ou 40 000 spectateurs présents mais devant les 40 millions de téléspectateurs du monde entier. Ils savent, d’un savoir intuitif, que l'événement qui est en train de se jouer n'est pas seulement un événement sportif, mais un événement géopolitique. Et cet événement se mesurera aussi par les sondages évaluant le « moral des Français » et la confiance qu’ils font aux Président de la République et Premier Ministre.

 

On entre là dans une nouvelle événementialité qui vient à l’évidence bouleverser les critères d'analyse de l'histoire. Si est vrai que l'histoire est la reconstitution, pour une époque donnée, des critériologies de sélection de l'événement, avec le développement de ces techniques et leurs instruments de capture, de sélection et de diffusion se met en place un système de rétention industrielle qui repose sur des critères économiques de sélection. Dans le monde des industries de la mémoire, le seul critère de rétention qui vaille est le bénéfice économique que l'on peut en retirer. Sa rentabilité est ce que mesure l'audience. Là il y a une rupture essentielle : jusqu'au XIX° siècle, les critères de rétention de la mémoire étaient essentiellement politiques, somptuaires, la mémoire n'était pas un objet d'investissement économique mais un cadre pour toutes les autres activités, un cadre qui était aussi toujours en quelque manière un lien avec le transcendant ou avec l’idée  (je prends ce mot au sens des révolutionnaires). Il n'y avait pas de critère immanent de rétention de la mémoire. Théâtre des premières industries de la mémoire, le XIX° a developpé une conception immanentiste de la critériologie parce que la mémoire, désormais objet d'investissement, a dû devenir calculable, c’est à dire amortissable. C’est essentiellement cette évolution qui rend possible ce que Deleuze appellera les "sociétés de contrôle", où c’est le temps lui-même qui est devenu une matière à investissement et à retour sur investissement - éliminant ce « travail du temps » qui fait aussi la matière d’un certain type d’histoire, d’événement et d’historien. Le temps est devenu  contrôlable - jusqu’à un certain point seulement, et là est toute la question : à quel point l’improbable de l’événementialité peut-il et doit-il faire retour ? où la situation devient-elle incontrôlable, autrement dit ? - parce que l’évolution technologique à permis qu'il le devienne. Ceci constitue un bouleversement capital.

            C'est en quoi nous vivons sans doute le début d'une autre manière de faire l'histoire, appelons ça le méta-événement de la production de nouvelles conditions  d'événementialisation : nous découvrons que les événements sont techno-logiques, et pas seulement au sens où Fèbvre l’a dit un jour à Gille en se référant à Lefèvre des Noëttes. Toutes les dimensions de l’événement, chronosophiques, chronométriques et chronographiques, pour reprendre les catégories de Pomian, sont dès l’origine techno-logiques. Il y a une séquence d'événements technologiques qui mérite une analyse très méticuleuse : ils vont modifier les conditions de la réception et de la fabrication de l'événement en construisant de nouveaux registres d'inscription et de transmission. Le télégramme, le phonogramme, le téléphone et la photographie sont les premiers éléments d'un dispositif global qui mettra près de deux-cent ans à se concrétiser, et qui aboutit au dispositif dans lequel nous vivons aujourd'hui, où se mêlent techniques analogiques et numériques. Ce système, qui est devenu mondial, produit industriellement de la mémoire et du temps, c’est à dire aussi de l'imagination : il implique une nouvelle calendarité (et de nouvelles chronosophies, chronométries et chronographies).

 

            III.  Le numérique vient optimiser et compliquer les effets des technologies analogiques. Le réseau internet était à l'origine un dispositif militaire qui avait pour but de relier des calculateurs. Ce premier grand réseau des réseaux avait finalement pour entrée des antennes radars et pour sortie des ogives nucléaires. Comme l'a montré Paul Virilio, le temps technologique ne permettait plus une classique prise de décision humaine, trop lente : c’est une autre dimension de la transformation de l’événement.

            Si cette technologie en réseau a d’abord été militaire, elle s'est ensuite étendue au monde financier, en sorte que toute l'événementialité militaire, économique et politique s’est trouvée surdéterminée d’un côté par la cybernétique, par les instruments de prise de décision artificiellement assistée, et de l’autre côté par les médias de masse. Désormais, ces deux côtés s’intègrent en un vaste système de télécommunication numérique permettant une distribution de l'information sous toutes ses formes par la mise en relation des ordinateurs. L’avance des USA en la matière constitue une arme économique et commerciale d’une redoutable efficacité : une arme impériale. Les Etats-UNis investissent d’ailleurs beaucoup d’argent public dans cette affaire. À cet égard, il est très dommageable que le gouvernement français ne comprenne pas que toute la stratégie américaine, qui tire le meilleur aprtie possible de l’initiative privée, s'appuie cependant sur une action publique résolue, résultant d’une véritable intelligence du devenir technique et de son rôle prédominant.

            Pendant que se met en place le réseau numérique mondial se développent des techniques de compression des textes, des images et des sons telles que ces données deviennent transportables sur n’importe quel réseau numérique, y compris le téléphone, y compris pour l’image animée. Et ceci est en train de modifier de manière profonde tout le dispositif des industries de programmes et des industries de la mémoire, et à travers elles, la calendarité elle-même. 

            La calendarité fut fondamentalement modifiée dans le monde entier par la télévision, qui affecte pratiquement tous les habitants de la planète : il y avait en 1997 dans le monde quatre milliards de téléviseurs. Par leur intermédiaire, l’immense majorité de la population mondiales est soumise aux « grilles » des industries de programmes qui calent des rendez-vous autour desquels se constituent des audiences calculables qui permettent elles-mêmes d’attirer les annonceurs publicitaires. Tous les rythmes sociaux et toute l'événementialité sont à présent surdéterminés par ces grilles. Le passage à l’an 2000 sera inscrit dans une telle grille, il ne sera qu’une énorme rendez-vous de télévision. Or, ces grilles de programmes, pendant presque cinquante ans pour la télévision, pendant plus de soixante-dix ans pour la radio, ont fonctionné sur la combinaison de la technique de production analogique et de la technologie de diffusion hertzienne.

            Cette combinaison est en train d’être défaite, ce qui aura po!ur conséquence une importnate modification des conditions de fabrication de la calendarité telle qu'on la connaissait, avec ses grandes grilles de programmes visant des masses énormes de consciences pouvant regarder simultanément le même programme, et synchroniser ainsi leurs consciences du temps qui passe. Le numérique entre en rupture avec  le dispositif combinant production analogique et diffusion hertzienne. Il y a beaucoup à attendre d’une possibilité de démassification des événements, à certains égards du moins, car je ne crois pas du tout, pour autant, à la disparition des médias de masse. La « démassification » aura cependant bien lieu, et elle est peut être et sans doute une bonne chose, mais il faut aussi être conscient aussi que ce changement à venir engendrera toutes sortes de nouvelles réalités sociales, des instruments de personnalisation artificielle de l'information issus des techniques dites de profilage de l’utilisateur à la création de toutes sortes de services, en passant par l’effritement des recettes fiscales des Etats et par la mondialisation des combats idéologiques via des puissances financières et industrielles énormes.

C’est une nouvelle transformation de l'événementialisation qui s’engage ainsi à travers des outils de contrôle et de diffusion de l'information et de la mémoire qui deviennent réellement mondiaux, ce qu'ils n'étaient pas jusqu'à présent : la télévision était restée nationale parce que le système de diffusion était territorial ; mais dans cinq ou dix ans ce ne sera plus le cas, et c’est un aspect fondamental du numérique, qui ne dépendra plus de réseaux nationaux spécialisés, comme celui de TDF en France aujourd’hui, et qui sera multilingue. Le caractère stratégique de cette évolution et ses conséquences en matière de politique audiovisuelle nationale est d’ailleurs typiquement ce que le gouvernement français n'a absolument pas compris.

 

            IV. Toutes ces observations me conduisent à énoncer des conditions de compréhension de l'événementialité contemporaine qui rejoignent à bien des égards le propos de votre livre. Si les rétentions événementielles sont issues du compromis d'un ensemble de rapports de force où les techniques jouent un rôle majeur, alors une compréhension des horizons de possibilités techniques passées et actuelles est indispensable. Or, une telle compréhension me paraît inenvisageable sans un rapport pratique à de telles techniques.S’il est parfois vrai que l’on théorise mieux certaines pratiques sans les pratiquer soi-même, imagine-t-on que les grammairiens auraient pu faire de la grammaire sans savoir lire ni écrire. J’imagine mal une histoire du temps présent qui n'utiliserait pas les techniques qui constituent des conditions essentielles de l'événementialisation du présent et de l'avenir. Dans le processus industriel de sélection, certains groupes sociaux maîtrisent ces développpements technologiques dont les autres  ignorent gravement les dynamiques et les réalités fonctionnelles les plus élémentaires, les premiers jouant un rôle décisif dans l'événementialisation, les autres la subissant. C’est en ce sens que l’on peut parler d'une deuxième époque de l'histoire, ce qui se joue là encore aux deux niveaux de l'historien et du citoyen - pour autant que l’on puisse et qu’il faille encore parler de « cités » et de « citoyens », et rien n’est moins assuré... Il faut en tout cas réinventer l'histoire selon une nouvelle axiomatique qui n'invalide pas la première.

 

            La numérisation de l'audiovisuel est en train de faire entrer l'audiovisuel lui-même dans un âge nouveau qui rend précisément possible le projet de votre livre, ce qui appelle de ma part plusieurs remarques.

            Première remarque. Le numérique ouvre un âge nouveau de la compréhension des dispositifs de rétention industrielle parce qu'il rend possible une époque critique à tous les sens du mot. C’est la technologie numérique qui, grâce aux volontés conjuguées de Francis Denel, de Jean-Michel Rodes et de Jean-Noël Jeaneney lorsqu’il était ministre de la communication (à une époque où la France avait encore des ambitions de politique culturelle forte), permet d’étudier dans les emprises de l'Inathèque de France des archives auiovisuelles dans des conditions tout à fait nouvelles. Ce qui n’est encore possible que dans une mesure limitée, mais qui continuera de se développer, permet déjà ou permettra bientôt de repérer dans le flot continu de l'objet audiovisuel des éléments discrets tels que ruptures de plans, mouvements de caméras, formants de voix, etc, et du même coup de produire des représentations synoptiques et vectorielles d’objets temporels. Ces outils qui rendent possible la discrétisation des flux permettent à l'historien de les analyser très précisément.

 

            Seconde remarque. Il me paraît inconcevable de faire l'histoire du monde contemporain, qui est un monde d’écrans, sans en appeler à une théorie de l'attitude spectatorielle. En France, la durée moyenne de passage quotidien devant la télévision approche trois heures et demi, sans parler de la radio et de la lecture de la presse écrite elle-même surdéterminée par le journal télévisé. Dès lors que les gens consacrent la quasi-totalité de leur temps de conscience libre (c'est à dire de leur temps hors travail) à ces flux, une dimension fondamentale de l'histoire consiste à savoir ce qui se passe au cours de la réception, et en quoi consistent ce que François Jost appelle les attitudes spectatorielles. Il faut rendre compte de la manière dont le dispositif technique conditionne cette attitude spectatorielle (cette condition ne signifiant jamais une simple détermination). S’il est vrai que la quasi-totalité de ce qui arrive est surdéterminé, tel que cela arrive effectivement, en effets, effets qui sont l’événementialité même, par l'événementialité des grands médias de masse, alors il faut tenter de comprendre comment cette événementialité fonctionne au niveau des consciences individuelles et des consciences collectives, et comment elle est en large part produite (quasiment au sens hollywoodien du mot) dans les régies des industries de la mémoire. Il est donc nécessaire de rendre compte de la calendarité mais aussi des contraintes que font peser les techniques sur les relations entre consommateurs et producteurs d'événements ou d'images. Ainsi la réalité historique contemporaine est-elle incompréhensible si l'on ne voit ni ne montre qu’à  l’époque des industries de programmes analogiques, le destinataire de l'événement n'est pas en position de produire une événementialité du même genre, contrairement à ce qui se passait à l'époque de l'historicité littérale, singulièrement dans sa première mouture, celle de la communauté grecque, ou à ce qui était posé comme un horizon d’idéalité historico-politique régulateur, sinon effectif, une légalité promise en droit, sinon acquise en fait.

 

            Troisième remarque. La numérisation en cours fera évoluer l’industrie de programmes de flux vers une industrie de programme de stocks, tandis qu’un équipement mnémotechnique de plus en plus important deviendra accessible à tous, n’étant plus réservé aux professionnels de l'audiovisuel, et ouvrant de nouvelles possibilités de regarder l'image, de l'agencer, de l’adresser, d'accéder à des fonds d'archives, etc.....Il me paraît raisonnable de penser que le public évoluera lentement d'une pratique purement spectatorielle à une pratique un peu plus actorielle : il disposera et d’ourtils nouveaux, et de fonds où il trouvera des sources. Certes, ces possibilités ne seront pas utilisées par tous de la même panière. Mais il y a évidemment là un enjeu fondamental pour l'histoire et pour l'historien, qui est concerné au tout premier chef. Et il y a une énorme responsabilité de l’Etat, qui doit sans plus attendre tout entreprendre pour soutenir cette évolution, qui ne se fera évidemment pas toute seule, quoi qu’en puisse dire les tenants de la démission des pouvoirs publics face au laisser-faire des marchés. Quant à l'historien, n’est-il pas celui qui raconte comment se raconte le temps, autrement dit comment s'opèrent les rétentions ? Si tel est bien le cas, comment imaginer, à une époque où l'activité économique principale est devenue l'industrie de la mémoire c'est à dire de la rétention, que l'historien ne soit pas lui-même en étroite articulation critique et pratique tout à la fois avec tout ce système de rétention ?

 

            Dire qu'il va y avoir rupture de système ne signifie pas que le stock remplacer le flux, que les banques dd’images vont se suibstituer à « l’antenne » et à la grille de programmes où s’enchaîne les objets audiovisuels. Le flux restera le mode d'accès principal aux programmes, il sera en quelque sorte la vitrine de l’offre des « broadcasters », qui deviendront de plus en plus des « brokers ». Cette télévision nouvelle se développera à partir de la télévision qui existe, elle croîtra autour d'elle. Mais l’antenne permettra de déclencher des accès à ce qu’elle même ne pourra pas offrir. La question essentielle sera celle des techniques de navigation dans les banques d’images, c'est à dire de la construction de « vues » synoptiques sur les documetns audiovisuels, qui sont temporels et posent à cet égard des problèmes de navigation tout à fait singulier, ou de vues sur des ensembles de documents, qui pourront être très vastes, constitutifs de la base. Lorsque j'étais à l'INA, nous avons exploré ces questions dans le domaine de la production, et je suis convaincu que c’est par l’invention de nouvelles formes de programmes que seront résolus ces problèmes d’orientation dans les banques d’images et d’articulation entre flux et stock, entre grilles de programmes et banques de programmes. Nous avons par exemple réalisé un documentaire à partir de quinze heures de prises de vues qui constituaient en tant que telles une banque d'images - d’ailleurs sotckès sur un serveur d’iamges au moment du montage. A partir de ce stock d'images, un document de 45 minutes a été extrait, pour réaliser le produit antenne. Or, on peut dire que ces 45minutes une fois montées représentent, selon le point de vue adopté par le réalisateur, la meilleure « vue » possible sur les 15 heures de prises, compte-tenu des contraintes imposées par le cahier des charges qui cosntitue l’accord de production. Mais il est évidemment possible, du fait de la convergence des technologies audiovisuelle et informatique, de renvoyer, à partir du « format antenne », vers une banque d’images accessibles sur l’internet, beaucoup plus fournie que le format limité par les contriantes horaires entre lesquelles une grille cosntitue un compromis finalement souvent très insatisfaisant. Avec les technologies actuelles, on peut construire sur ce documentaire une vue à géométrie variable. De plus, le film de 45 mn et tous les formats qui peuvent être  issus de la base (car tout ceci conduit à de la production multiformats, où l’on peut approfondir un point, varier la « focale », « zoomer » sur une question) peuvent être objectivés  par un vecteur spatial permettant au téléspectateur de regarder l'image qui est en train de s'écouler tout en ayant accès une représentation du flux de 45 mn dans ses principaux événements, une représentation du flux dans sa totalité, et une vision synoptique du temps du document, lui permettant d’y naviguer comme dans un livre : indépendamment du cours du flux. Ceci change complètement sa manière de regarder l'image : le téléspectateur a déjà des protentions qui lui permettent d'anticiper ce qui va venir derrière. Aujourd'hui regarder un film, c'est comme lire La Méditerrannée sans visualiser son volume, ses chapitres, sa table des matières, bref, sa structure générale. On peut certes soutenir que l’impossibilité d’anticiper sur la suite est un argument esthétique primordial. Et il est vrai que c’est un élément essentiel du cinéma de suspens ou de la littérature policière. Mais ce n’est pas vrai de tout type de texte ou de film; et en tout cas, l’historien à sans doute besoin de pouvoir se libérer de ce type d’effets. Avec la numérisation de l'audiovisuel, l’objet temporel audiovisuel peut être spatialisé, on peut en représenter une certaine structure architecturale et, grâce à cette architecture, y naviguer  sans forcément le voir cursivement dans son intégralité, tout en pouvant appréhender cependant sa cosntruction d’ensemble. Et surtout, cet objet temporel peut à son tour devenir un outil de navigation dans d'autres objets temporels, résultant des dérushages successifs qui ont permis d'écrémer les rushes: et de cosntruire des séquences, qui aboutissent au format antenne, mais dont on peut imaginer de mettre en valeur toutes sortes de résutlats intermédiaires. On pourra aussi bien faire la génétique des oeuvres cinématographiques. À partir d'un document de x minutes devenu « cliquable », on pourra avoir accès à des informations qui ne sont pas dans le film et naviguer dans ce que vous appellez le rhizome : c’est particulièrement intéressant pour les actualités.

 

            Je suis d’ailleurs frappé en lisant votre livre de constater la coïncidence entre votre proposition d'une double navigation dans l'archive et nos propres anticipations, au sein du département Innovation de l’INA, sur le devenir de la production audiovisuelle. Je pose en effet que ces deux approches (par le flux et par le stock) sont indispensables ; en aucun cas on ne peut naviguer dans de tels ensembles d'images sans avoir des représentations synthétiques des unités qui les composent et une vue générale sur le contenu.  La grande nouveauté est donc que les objets temporels deviennent délinéarisables, naviguables et renvoient à d'autres objets temporels, tandis que les capacités d’accès de multiplient preque sans limite.  Et il devrait apparaître un méta-objet, multi-formats, qui a son unité achevée, qui cosntitue en soi un programme autosuffisant, mais qui a des possibilités diverses de se dérouler, et dont le cours comporte des bifurcations qui cosntituent un véritable potentiel herméneutique.

 

            Tout cela étant dit, et tant d’autres choses restant à dire, on se demande au bout du compte quelles seront les conséquences de la numérisation sur l'événementialisation. Sur ce plan, rien n'est écrit d’avance : si l’histoire de l’historien et le sujet historique parlent comme un livre, ce sont eux qui écrivent ce livre. C’est à dire qu’ils effectuent le plus souvent des choix entre divers des possibles. Quant à notre sujet, j'en retiendrai deux, aux grandes extrêmités.

            Le premier possible est celui de la personnalisation déjà pratiquée par les journaux électroniques américains qui pratique ce que l’on appelle le « profilage utilisateur ». Chaque fois qu'un internaute déclenche une requête, un « agent », c’est à dire un automate logiciel, enregistre ses habitudes et fait en sorte de précéder ses attentes, de les satisfaire sans action du sujet, et finalement de les renforcer et de l'enfermer dans une identité figée autour de ses centres d'intérêt tels qu’ils paraissent analysables et quantifiables par de tels « agents », ce qui est évidemment hautement dubitable. C’est ce que l’on appelle aussi le « push media ».

            L’autre possibilité serait que la délinéarisation et la discrétisation, qui multiplient les discontinuités et du même coup les moments ou micro-moments critiques d’attente, de réflexion et/ou de décisions, finissent par intensifier les processus interprétatifs et herméneutiques, des plus modestes au plus rigoureux, qu’une nouvelle conscience critique apparaissent, aussi bien du côté du nous que de celui du pour-nous historiques. Cela supposerait l’apparition d’une nouvelle sorte de producteurs d'images, non seulement du côté des professionnels de l'image et des journalistes, mais également du côté des historiens, des philosophes, des scientifiques investissant ses médias comme vous voulez le faire en construisant par là-même une conscience historique. Et bien sûr aussi, du côté du nouveau destinataire de ces médias. Dans de telles conditions, ces médias, qui sont les médias de la construction des événements historiques en général, pourraient alors devenir aussi les médias de la critique des événements historiques elle-même.

            Il y a entre ces deux possibilités toutes sortes de nuances qui seront vraisemblablement le tissu moiré des temps qui nous attendent. Mais pour finir, et pour accréditer mon propos qui ne veut pas se résigner à croire qu’il n’y a rien à attendre de bon du développement techno-industriel des dispositifs de fabrication du temps, je voudrais proposer à votre réflexion cette lognue citation de Glenn Gould, dont je dois la connaissance à mon ami George Collins :

 

Je crois que le fait que la musique soit un facteur tellement omniprésent dans notre environnement conduira ultérieurement à ce qu’elle assume un rôle aussi immédait, utilitaire et familier que celui que le langage joue dès à présent dans la conduite de notre vie quotidienne. Pour qu’il en aille ainsi, pour que la musique deivenne l’équivalent du langage d etous les jours, il faut que les styles, les habitudes, les manièrismes, les trucs, les occurrences statistiquement les plus fréquentes, en un mot les clichés qui lui sont propres, deviennent familier et soient reconnus par chacun. La reconnaissance massive du quotient de clichés d’un vocabulaire n’implique par que leur trivialité nous fasse courir un risque de saturation. Nous n’apprécions pas moins les grandes oeuvres de la littérature sous prétexte que nous parlons tous les jours la langue dans laquelle il se trouve qu’leles ont été écrites. Le fait qu’une bonne partie de nos conversations quotidiennes soit consacrée aux banalités fastidieuses de la civilité communément acceptée et du temps qu’il fait n’engourdit pas un instnat notre appréciation des potentialités merveilleuses de la langue que nous utilisons. Elle l’avive au contraire. Elle nous fournit l’arrière-plan nécessaire à partir duquel se dessine le relief le plus acéré du produit de l’imagination des grands artistes. Je suis convaincu qu’à l ’ère de l’électronique la musique occupera une place beaucoup plus essentielle dans nos vies; qu’lele les transforemra de manière d’autant plus profonde qu’elle cessera d’en être un élément décoratif. (In Glenn Gould, Le dernier puritain, Ecrits 1, Fayard, 1983, p. 98).