Enjeux épistémologiques, méthodologiques et politiques des technologies cognitives - contribution de Bernard Stiegler à la séance du 5 novembre 2005

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Enjeux épistémologiques, méthodologiques et politiques

des technologies cognitives

 

 

Le concept de technologies cognitives a vraisemblablement émergé plus ou moins simultanément en différents lieux. Il a été mis en 1993 au fondement du laboratoire Costech que j'ai fondé et dirigé à l’Université de Compiègne précisément pour en mener l’exploration systématique tout aussi bien sur les plans conceptuel qu’expérimental et technologique, et, dans un premier temps, pour marquer une distance fondamentale avec les paradigmes issus des sciences cognitives.

Celles-ci, très paradoxalement, prétendaient étudier la connaissance humaine, qu’elles appelaient la cognition (désignant aussi par là et plus généralement toutes les formes de cognitions, y compris animales, voire végétales : tous les comportements des êtres vivants dans leurs rapports à leurs milieux), en prenant pour modèle l'ordinateur, c’est à dire la machine computationnelle rapportable à la théorie de la machine abstraite définie à partir du théorème de Turing.

Le paradoxe tenait pour nous à ce que cette théorie de la machine abstraite ne prenait pas du tout en compte la place de la technique, des outils, des instruments, des prothèses, des machines et des appareils dans l'élaboration de la cognition, alors même qu'elle prenait comme modèle de ce qu'est que la cognition en général une machine – mais dont elle proposait une théorie fausse, en l’occurrence par le fait d’une idéalisation qui suppose que le ruban constituant la fonction de mémoire de la machine de Turing est infini, ce qui permettait au cognitivisme de ne pas prendre en compte ce que j’ai appelé la finitude rétentionnnelle, et dont je pose au contraire que c’est à partir de cette finitude de la mémoire et de sa suppléance prothétique qu’une connaissance devient possible.

C'est donc en posant comme principes premiers que toute mémoire est finie et que toute machine est concrète (c’est à dire également finie) que j'ai proposé de raisonner en termes de technologie cognitive, et de déplacer radicalement la problématique des sciences cognitives. C’est sur cette base qu’a été créé Costech qui se consacre aujourd'hui encore à l'étude des technologies cognitives.

En Californie apparut à peu près à la même époque le concept de cognition située. Ce modèle de la cognition pose que c’est par une situation spatiale que le dispositif de cognition doit être décrit, ce qui conduit au concept de mémoire de externe : il y a des mémoires externes, et c'est l'articulation entre mémoires externes et mémoires internes de l'être vivant humain qui constitue le cognitif.

La théorie de la mémoire que j’ai développée dans le premier tome de La technique et le temps est très proche du point de vue de la cognition située. Elle pose qu’il n’y a cognition humaine à proprement parler, c’est à dire invention de savoirs et de connaissances, qu’à partir du moment où apparaît, outre les mémoires internes de l’espèce (germinale) et de l’individu (somatique), une troisième mémoire, externe et technique, dite épiphylogénétique, et venant se combiner avec la mémoire nerveuse de l’individu humain (épigénétique) et avec la mémoire biologique de l’espèce humaine (phylogénétique).

La technique, en tant que résultat de ce que Leroi-Gourhan a nommé le processus d’extériorisation, est ici intrinsèquement une structure de mémoire. Ce que j'ai ensuite conceptualisé avec Husserl et la phénoménologie comme question de la rétention tertiaire est une autre version de ce même thème, mais pensée depuis l’expérience du temps qu’est la phénoménologie de l’objet temporel.

La rétention tertiaire est ce qui permet de constituer des mnémotechniques, c’est à dire des techniques expressément faites pour conserver et transmettre la mémoire, et qui sont à la base de la constitution des savoirs formels et théoriques : c’est ainsi que l’écriture alphabétique est la condition d’apparition de la géométrie aussi bien que du droit, de l’histoire ou de la philosophie.

Les technologies cognitives sont aussi de telles mnémotechniques, et c’est en cela que leur apparition et leur évolution constituent une mutation des formes de savoirs contemporains. L’enjeu des technologies cognitives n’est donc pas une simple question technique ou industrielle : c’est la clé même du devenir des caractéristiques épistémologiques de notre époque. Et c’est la question de ce que, dans le manifeste d'Ars Industrialis, nous appelons les nouvelles formes d’hypomnémata, reprenant un mot étudié par Foucault dans L’écriture de soi, et qui désigne déjà chez Platon (Phèdre), comme hypomnésis, la mémoire artificielle.

L'hypomnèse, comme mnémotechnique, est donc un cas particulier de technique faite pour garder la mémoire, étant entendu que, si toute technique se constitue spontanément en support de mémoire, il y a des techniques qui sont expressément faites pour cela. Et dans le langage contemporain, on appelle ces techniques des technologies cognitives. Ces technologies cognitives, en tant qu’elles agencent selon des dispositifs nouveaux les mémoires internes et les mémoires externes qui forment par leurs relations le fait cognitif complet, constituent une nouvlele époque du savoir – et il en va ainsi parce que d’une part la sociogenèse, c’est à dire la condition d’apparition d’un être social, est une technogenèse (il n’y a pas de société humaine sans technique et les formes de sociétés sont liées aux formes de systèmes techniques), et la technogenèse est elle-même une épistémogenèse (les formes de savoirs évoluent avec les formes des systèmes technique).

Dans le manifeste d'Ars Industrialis, nous posons que les technologies cognitives issues du monde industriel de l’information forment, avec les technologies dites culturelles de la communication, le monde des technologies de l’esprit, étant entendu que par ailleurs ces technologies fusionnent à présent du fait de la numérisation.

Les technologies de l’esprit sont donc les occurrences les plus récentes de la question des hypomnémata dont l’examen systématique et rigoureux a commencé dès la Mésopotamie. Les Mésopotamiens disposaient par exemple déjà du concept de catalogue, c'est à dire de ce que, dans le langage informatique, nous appellerions un directory, décrivant le contenu d’un fichier par un autre fichier – et, à cette époque là, le fichier décrit est un panier contenant des tablettes d'argile, le fichier descripteur comportant ce que l’on appelle aujourd’hui des métadonnées, inscrites sur une tablette qui décrit le contenu des autres tablettes rassemblées dans le panier. Cette tablette supporte donc un métalangage de description au sens où SGML, standard de gestion électronique de documents mis au point pour l’armée américaine, est un langage de description de texte – qui est à l’origine des langages hypertextuels comme HTML ou XML régissant aujourd’hui le fonctionnement du web, lequel est devenu le milieu par excellence des technologies cognitives.

À ces éléments de cadrage général du contexte de la discussion qui se déroulera au théâtre de la Colline le 5 novembre 2005, je voudrais ajouter quelques éléments factuels et quelques enseignements, conceptuels ou méthodologiques, issus d'expériences auxquelles j'ai moi-même participé en collaboration avec de nombreuses personnalités, dont celles qui ont bien voulu prendre part à la séance d’Ars Industrialis de ce 5 novembre, Philippe Aigrin, Alain Giffard et Jean-Pierre Mabille, ou encore Charles Lenay, du laboratoire Costech, professeur à l’université de Compiègne, et Bruno Bachimont, également professeur à l’université de Compiègne et directeur scientifique de l’INA, et qui participa aux premiers travaux de Costech.

Les idées et méthodologies qui ont été explorées et pratiquées au cours de ces expériences et projets de réalisation de technologies cognitives reposaient sur la base axiomatique évoquée au début de ce texte et ont mobilisé le concept husserlien d'objet temporel, critiqué et revisité, et d’où vient la question de la rétention tertiaire – ce fut le cas en particulier pour ce qui concerne les technologies culturelles, qui posent des problèmes très spécifiques, étant par excellence les technologies des sociétés de contrôle en ce qu’elles permettent par exemple de " vendre du temps de cerveau disponible à Coca Cola ". (Les problèmes que posent ces technologies de contrôle ouvrent des questions très graves tout aussi bien que des perspectives nouvelles et passionnantes sur le plan cognitif, mais aussi sur le plan affectif, et qui n'ont pas encore été sérieusement explorées – sinon par le cinéma, par exemple à travers de grandes figures comme Eisenstein, Resnais, Fellini ou Hitchcock, et qui ont été parfois effleurées, par exemple dans le dialogue entre Serge Daney et Gilles Deleuze).

Les projets de réalisation de technologies cognitives les plus intéressants auxquels j’ai contribué consistèrent dans la réalisation d’un poste de lecture assistée par ordinateur pour la bibliothèque nationale de France, d’une station de lecture audiovisuelle pour le dépôt légal de l’audiovisuel de l’INA, puis de concepts de productions documentaires hypermédias pour la télévision numérique, toujours à l’INA. Dans le domaine de l’appareillage des aveugles pour l'élargissement de leur perception spatiale, Costech réalisé également des travaux très importants sous la direction de Charles Lenay, qui mit ainsi au point une méthode de travail reposant sur la phénoménologie expérimentale pour l’étude et la définition de boucles sensorimotrices constituées par des médiations techniques.

Toutes ces expériences ont permis, d'une part, de caractériser les spécificités et les potentiels cognitifs apportés par les prothèses cognitives en général, et plus particulièrement par l'ordinateur, les mémoires numériques, les objets temporels discrétisables, et, d'autre part, de mettre au point une méthode de conception coopérative entre ingénieurs et développeurs d’un côté, conduits par une logique d'offre industrielle, et d'un autre côté praticiens élaborant et formalisant de nouvelles chaînes opératoires cognitives à partir de pratiques irréductibles à de simples usages : en matière de conception de technologies cognitives, il ne faut pas viser le destinataire de ces technologies comme un usager, mais comme un praticien, dont la pratique n’est justement pas réductible à un usage.

L'usage est aujourd'hui ce qui est prescrit soit par un mode d'emploi, soit par un discours d’accompagnement du marketing, soit, le plus souvent, par les deux, et en fonction des intérêts de la socialisation la plus rapide possible du produit industriel cognitif – en vue de garantir le retour sur investissement le plus grand possible pour l’acteur économique qui soutient le produit. Et il est en cela quasiment antinomique de toute activité épistémique : celle-ci ne peut se constituer que dans le temps long de la pratique, qui est aussi un processus d’individuation (au sens précisé ci-dessous).

Il faut mettre en œuvre des méthodes de conception qui s’appuient sur des cercles de praticiens et où la boucle de rétroaction n'est pas simplement un retour d'usage, mais une évolution de l'instrument au sein du dispositif cognitif complet, comme agencement de mémoires individuelles " internes ", et de mémoires " externes " collectives et technologiques, le tout s’individuant au sein d’un processus d’individuation psychique, collective et technique, où le concepteur de technologie cognitive est tout aussi bien l’accoucheur et l’agenceur de dispositifs pratiques complets, où se produit donc une co-conception en deux directions, celle qui va de l'inventeur de la proposition technologique vers le praticien, et celle qui va du praticien vers l'inventeur.

Les pratiques nouvelles engendrées par une technologie cognitive nouvelle, et qu’il s’agit de faire émerger au cours de l’expérimentation et de la définition de cette technologie, proviennent des savoirs détenus par les praticiens, qui constituent un " fonds préindividuel " au sens de Simondon, et les conditions de mobilisation (c’est à dire d’individuation) de ce fonds préindividuel sont transformées en profondeur par le réagencement qu’y opère le dispositif cognitif nouveau qu’il s’agit de réaliser. Les praticiens sont alors ici des éclaireurs et des catalyseurs de nouveaux dispositifs cognitifs complets, c’est à dire des transducteurs et des transindividueurs produits par le dispositif cognitif élaboré, et je me réfère également ici aux concepts de transduction et de transindividuation de Simondon : ils produisent des processus de " résonances internes " qui structurent ou métastructurent un processus d'individuation psychique et collective, en sorte que se transforment les conditions de cette individuation au niveau des dispositifs rétentionnels que constituent les rétentions tertiaires nouvelles en quoi consiste la technologie cognitive qu’il s’agit de concrétiser, et qui modifient les conditions dans lesquels on accède au milieu préindividuel à travers lequel l'individu psychique et l'individu collectif peuvent s’individuer de concert.

La mise en œuvre d’une telle méthodologie suppose cependant une organisation industrielle tout à fait nouvelle de la conception, de la production et de la diffusion de ces technologies cognitives, et où une puissance publique doit accompagner le temps de constitution du dispositif cognitif complet : l’accouchement de tels dispositifs est nécessairement le fruit d’une politique capable d’établir des pratiques nouvelles qui inventent des processus d’individuation nouveaux. Cette politique est nécessairement une économie politique : elle vise à constituer une économie et donc une solvabilité à moyen ou long terme. Mais elle ne le peut qu’à la condition de constituer tout d’abord des externalités qui sont les conditions de formation de solvabilités futures : ces externalités sont de l’ordre du moyen et du long terme, temporalités qui sont devenues incompatibles avec la vitesse de socialisation des produits industriels sur les marchés des biens de consommation courants.

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Dans ce bref exposé de ce que j’entends par " technologie cognitive " et des questions de méthodes de conception de ces technologies industrielles, qui seront au cœur des activités cognitives de demain, je n’ai pas pu évoquer d’autres axiomes, que je crois définitoires du sujet, et qui doivent commander les élaborations conceptuelles et les protocoles d’expérimentation et de réalisation en ces matières. C’est pourquoi j’ai mis sur ma page personnelle quelques textes qui développent ces points – et j’en ajouterai d’autres dans les semaines à venir, plus particulièrement pour ce qui concerne la conception d’objets temporels audiovisuels discrétisables et délinéarisables, dont je crois qu’ils seront au cœur des médias audiovisuels numériques qui se substitueront à la télévision hertzienne (voir sur ce point le numéro 781 de Courrier International, 20-26 octobre 2005, " Après la télé, la triomphe de l’image nomade ", pp. 46-54).

L’un des éléments les plus importants qui est à l’œuvre dans ces différents textes, et que j’ai formulé au moment de la conception du Poste de lecture assistée par ordinateur conçu pour la BNF (mais qui ne fut pas achevé du fait du désengagement de celle-ci), consiste à poser que " lire, c’est écrire ", et que, plus généralement, une perception suppose une action motrice pour être accomplie (c’est à dire pour être complète - et l’erreur classique de la métaphysique, y compris comme cognitivisme, consiste à ne décrire d’un phénomène qu’une partie de celui-ci). Cela signifie par exemple que l’on ne lit vraiment que ce que l’on est capable de réécrire, ou, plus généralement, de réinscrire, éventuellement dans un autre médium que l’écriture. J’ai récemment revisité ce thème avec le concept de " circuit de l’exclamation " (De la misère symbolique 2). Cette problématique est aussi explorée comme " logique du Petit Poucet ", c’est à dire des conditions dans lesquelles on peut s’orienter dans un espace mental (ce qui arrive au Petit Poucet errant dans la nuit) et y bâtir une cardinalité (ce qui est aussi le sujet de Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? de Kant) : la condition est de pouvoir y semer des cailloux, ce qui signifie, en technologie cognitive, de pouvoir produire des annotations dans le fonds préindividuel que l’on individue (par exemple un texte que l’on lit, et où l’on inscrit sa lecture ou des moments de sa lecture). Ce fait avait d’abord été mis en évidence par une étude réalisée pour l’aéronautique auprès d’ingénieurs maintenanciers travaillant à l’entretien d’avions civils et devant utiliser des bases de données où ils ne parvenaient pas à s’orienter, jusqu’à ce que leur fut offerte la possibilité d’encoder et de transmettre leurs parcours dans ces bases en intégrant ceux-ci comme nouvelles informations de ces bases. C’est là un exemple de pratique qui ne se réduit pas à un usage.

Un autre élément tient à ce que je pose les technologies cognitives contemporaines comme des cas d’hypomnémata produits par un processus de grammatisation (De la misère symbolique 1, Mécréance et discrédit 1), c’est à dire de discrétisation du continu, et qui est la poursuite, dans le domaine hypomnésique, de ce que Leroi-Gourhan appelle le processus d’extériorisation. Or, un processus de grammatisation engendre toujours et simultanément un processus de désindividuation (de destruction d’un processus d’individuation psychique et collective existant) et un nouveau processus d’individuation.

Désindividuations et nouvelles formes d’individuation sont l’enjeu politique des formes contemporaines d’hypomnémata que l’on appelle ici les technologies cognitives. Cet enjeu est l’objet d’une lutte politique et économique.