Adaptation-Adoption.

 

Adaptation est unterme qui dérive d’« ad-aptare » qui signifie rendre apte à ou ajuster à ; joindre ou conformer.

C’est une idée banalement darwinienne que d’affirmer que plus un vivant est adapté moins il est adaptable, moins il peut adopter un nouveau milieu. Quant à l’humain, il ne s’adapte pas tant à son milieu, qu’il adapte son milieu, qui, de ce fait, n’est plus seulement milieu de besoin mais milieu de désir.

Adoption est un terme qui dérive d’« ad-optare » qui signifie opter ou choisir, greffer ou acquérir.   

Toute individuation humaine est un processus d’adoption, et la santé d’une individuation se mesure à sa possibilité d’adoption – d’un mode de vie, d’une technique, d’une idée, d’un étranger, etc. Le « faire sien » qu’est l’adoption suppose une participation de ce qui adopte à ce qui est adopté.

Adapter/adopter. L’adoption est le processus d’une individuation, c’est à dire d’un enrichissement, tandis que l’adaptation est une désindividuation : une restriction des possibilités de l’individu. S’adapter à une norme n’est pas adopter une norme : dans le premier cas, la norme est posée indépendamment de celui qui s’adapte, dans le second, la norme n’existe que si elle est adoptée. En écho à Georges Canguilhem, on pourrait dire que l’adoption s’oppose à l’adaptation comme la « normativité » (vitale) s’oppose à la « normalité » (sociale).

L’adaptation est un rapport entre deux termes qui préexistent à leur mise en rapport, tandis que l’adoption est une relation telle que les termes ne préexistent pas à leur mise en relation : celle-ci est créatrice des termes qu’elle relie– par exemple, le père et son enfant ne préexistent pas, en tant que tels, à la relation d’adoption. Cette distinction entre rapport (entre termes constitués) et relation (constituante), que nous devons à Gilbert Simondon, fait écho à la distinction stieglerienne entre adaptation finitisante et adoption infinitisante.

Critique de l’idéologie de l’adaptation. D’une manière générale, le recours à l’adaptation nourrit un conservatisme politique, car s’adapter à un état de fait est renoncer à une politique des fins. Si on invoque l’adaptation comme seule solution, c’est pour asseoir le there is no alternative, à la manière de Spencer qui, refusant de briser l’adaptation naturelle au progrès, invoquait le « laissez-faire »  – pourtant, on sait depuis combien l’Etat doit intervenir pour laissez-faire le marché… Cette idéologie de l’adaptation est largement disséminée aujourd’hui[1].

Si l’individu doit s’adapter au milieu, c’est que vous les avez séparés par la pensée. C’est en ce sens que Simondon invitait à « réformer tous les systèmes intellectuels fondés sur la notion d’adaptation »[2]. Cette réforme a une portée philosophique[3] et épistémologique[4], elle a aussi une portée politique qui est plus que jamais d’actualité. Il faudrait questionner la manière dont ce mot d’ordre de l’adaptation gouverne nos écoles, nos hôpitaux, nos prisons, nos entreprises, etc. Partout autour de nous, l’adaptation opère comme une pétition de principe aux effets néfastes. C’est ce que pressentait Michel Tournier :

« La médecine ferait bien de creuser cette notion nouvelle de suradaptation, et l’école devrait prendre garde qu’à force de craindre que les enfants ne souffrent d’une quelconque inadaptation, elle n’en fasse tout à coup des suradaptés »[5].

Nous sommes nombreux à sentir que ce dont on souffre n’est pas d’inadaptation mais bien d’hyperadaptation, d’essence managériale. Notre adaptation au milieu est telle, qu’on ne songe même plus à l’adopter.

Tout ingénieur, tout artiste, tout penseur sait qu’on n’innove pas, qu’on ne crée pas, qu’on ne pense pas en s’adaptant, mais en adoptant de nouvelles normes d’usage et de fonctionnement. Dans une certaine mesure, l’opposition entre adaptation et adoption rejoint celles entre audience et public, entre consommateur et amateur, mais aussi entre usager et praticien. On ne s’adapte pas à une langue, on l’adopte, et c’est pourquoi il n’y a pas de mode d’emploi d’une langue. On n’utilise pas un piano, on le pratique, et la musique en tant qu’art est une relation d’adoption, non un rapport d’adaptation.




[1]
Pour preuve, parmi d’autres, cette citation du député Claude Guéan, dans le contexte de la récente réforme universitaire (LRU) « La France vit depuis 1968 dans la crainte des manifestations étudiantes. Aucun gouvernement n’a réussi à réformer depuis, en profondeur, un système qui n’est plus adapté au monde moderne. […]. Les aménagements postérieurs à 1968 n’ont pas rompu totalement avec cette idée bien française que la finalité de l’université n’est pas de s’adapter mais de transformer la société » LeFigaro du 3 octobre 2006

[2]Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Éd. Jérôme Million, 2005, p. 210.

[3]Sur le plan ontologique, il s’agit de substituer à une philosophie de l’individu (ontologie) une philosophie de l’individuation (ontogenèse), ce qui suppose de partir de la relation constituante plutôt que de l’individu constitué.

[4]Sur le plan épistémologique, se méfier de l’adaptation consiste, entre autres, à se méfier de la vieille et tenace conception de la connaissance (vraie) comme adéquation de l’intellect à la chose.

[5]Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, Gallimard, Folio, p. 138